2. ...à la compilation : le cas de Nicolay.
Alors qu'un auteur comme Belon ne cache pas ses
références (bien au contraire, il les cite avec transparence),
Nicolay est bien moins explicite à cet égard, il reprend des
passages de certains auteurs sans toujours les mentionner en tant que
tels186. En effet, nous devons répéter que pour ce qui
est de Nicolay, son expérience personnelle et ses notes de voyages ne
constituent qu'une mince partie de son récit, dont « la
bibliothèque fournit l'essentielle de la matière de
l'écriture viatique », pour reprendre l'expression claire et
frappante de M-C. Gomez-Géraud187. Les lectures à
partir desquelles il compose ses Navigations &
Pérégrinations consistent principalement dans les
géographes et historiens classiques : Ptolémé, Strabon,
Polybe, Hérodote, Diodore de Sicile, mais il s'est également
servi des textes de savants et des voyageurs de son temps : Pie II, B. Bordone,
S. Munster, Paolo Giovo, Menavino, Theodoro Spandugino, A. Geuffroy ou encore
Guillaume Postel.
182 Il est intéressant de remarquer que, surement en
réaction à ces accusations, Pierre Belon augmente encore de
nombreuses citations latines et de références aux
autorités la seconde édition des Observations.
183 L'absence de traduction, nous amène à
nuancer l'idée séduisante d'un livre destiné à un
public plus large, non initié au latin, le livre de Belon reste un
travail très érudit destiné à un public
cultivé.
184 Par exemple, à propos du « baume », dans
le chap.40, qui est entièrement consacré à cet objet
problématique, Belon écrit : « les opinions des auteurs ont
été si diverses que si je ne l'eusse vu moi-même, je n'en
n'eusse osé écrire un seul mot après eux. ».
185 ...Aux yeux mêmes de Pierre Belon, qui, comme nous
allons le voir, rapporte plusieurs fois cette idée, selon laquelle il ne
vise pas à répéter ou à réécrire ce
qui a maintes fois été dit, et que tout un chacun peut aller
trouver dans d'autres livres que les siens.
186 Voir les quelques pages de M-C, Gomez-Géraud dans
Écrire le voyage au XVIe siècle en France,
P.U.F., 2000, « la part du texte préalable » (p.35).
187 Ibid.
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On pourrait trouver de multiples exemples qui
démontrent les « emprunts » que fait Nicolay à ces
auteurs, il serait fastidieux, si ce n'est inutile, d'en faire une liste, mais
retenons comme exemple significatif, que sa description des mosquées de
Constantinople est celle des voyageurs de 1530, il ne mentionne pas les
réalisations postérieures, qu'il a pourtant eu la
possibilité d'observer, ce qui prouve à quel point son texte doit
plus aux livres qu'à ses notes personnelles188. Pour donner
un autre exemple de cette pratique de la compilation à
l'intérieur du récit de Nicolay, nous pouvons prendre son
chapitre « Des bains et manière de laver des turcs », qui,
comme le font remarquer en note les éditeurs contemporains de son texte,
est un résumé des chapitres II et III de Luigi Bassano,
I costumi et i modi particolari de la vita de' Turchi,
publié à Rome en 1545. Cet exemple est significatif, car
à lire ce chapitre, on croirait à la narration d'une
expérience vécue (notamment lorsqu'il y décrit le
déroulement d'une séance de massage en détail et qu'il
raconte tout le rituel du bain). En effet, dans un récit où le
voyage écrit est très éloigné du voyage
vécu, l'écrivain doit user de toute sorte de
procédés narratifs pour compenser ce décalage, lorsque le
« lu » prime sur le « vécu », le voyageur doit user
d'artifices plus importants, à la fois pour maintenir la
cohérence de son récit et pour le rendre vivant et plus
authentique. Relevons parmi ces multiples procédés
littéraires, la mise en situation du lecteur par l'utilisation du
présent et par l'interpellation de ce dernier à la seconde
personne189.
Mais la compilation, illustrée à son plus haut
point par le texte de Nicolay, ne doit pas être uniquement conçue
selon nos critères contemporains et de ce fait condamnée, ce
serait ne pas comprendre à quel point elle est d'usage dans les
pratiques d'écriture de l'époque190. Certains font
même, non sans raison, l'éloge de cette pratique
d'écriture, nous pensons par exemple à Guillaume Rondelet qui,
dans l'Avant-propos d'un de ses traités, fait l'éloge de
Pline191. Alors, compiler devient un art, celui de réunir des
fragments épars, de synthétiser le meilleur de la
littérature sur un sujet ou un thème, ce qui implique la
capacité à discerner pour choisir ce qui est le plus digne
d'être conservé. De plus, il ne suffit pas à l'auteur qui
compile de mettre tout ce qu'il récupère bout à bout, il
doit recomposer à partir de ce qu'il aura retenu, il doit mêler
habilement les extraits sélectionnés. Finalement, le compilateur
est remercié par certains lecteurs de la Renaissance, car il sauve, en
les résumant ou en les recopiant, des informations et des passages, qui
seraient restés inconnus sans son
188 Exemple cité dans l'Introduction dans
l'édition de S. Yérasimos et M-C Gomez-Géraud,
op.cit., p.29.
189 Ces deux procédés sont utilisés dans le
chapitre XXI « Des bains.. », p.136, que nous évoquions
précédemment.
190 De plus, comme le rappelle Belon au chapitre 35 du second
livre, p.298, lorsqu'il écrit « lisant Hérodote j'ai
trouvé qu'il avait déjà écrit chose semblable.
» des propos peuvent être similaires d'un texte à un autre,
sans qu'il y ait nécessairement compilation pour autant.
191 G. Rondelet, Libri de piscibus marinis..., Lyon,
1554 : « Quand à Pline de tous les savants le plus digne
d'éloge, en receuillant les meilleurs extraits chez les meilleurs
auteurs... » cité par K. Kolb, op.cit. p.24.
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travail (encore de nos jours, certains livres de
l'Antiquité n'ayant pas survécu, nous sont uniquement connus par
ce qu'en ont retenu et dit les compilateurs). À la lumière de ces
conceptions, on comprend mieux qu'il ait toujours une part de compilation dans
l'écriture et que cette dernière ne soit pas
dénigré systématiquement à l'époque. Pour
finir sur le cas de l'ouvrage de Nicolay, ce qui pose problème, c'est
que, contrairement à Belon, il ne cite qu'exceptionnellement ses sources
: de ce fait, nous avons des difficultés à distinguer ce qui
vient de son expérience viatique & de sa propre plume, de ce qui
résulte de ses lectures & de sa bibliothèque.
Pour ce qui est de Palerne, il est assez difficile de juger de
l'authenticité de son récit, très peu de travaux se sont
intéressés à ce voyageur. Nous ne prétendons pas
juger de la véracité de son texte, ni réduire la valeur
historique de celui-ci avec ce qui va suivre, mais relevons tout de même
un exemple, qui nous a paru plus que suspect, suite à une mise en
parallèle avec le texte de Belon. En effet, lorsque Palerne raconte son
aventureuse expérience dans la pyramide égyptienne, il
décrit à ses lecteurs un puits dont la profondeur est incroyable
: « au milieu d'icelle nous trouvasmes un puits à main droicte,
auquel nous jettasmes plusieurs pierres, qui retentissoyent demy quart d'heure
aprez ce que nous fit juger, qu'il estoit très profond.
»192 la durée donnée par Palerne parait
exagérée, mais l'existence du puits reste encore plausible, or,
Belon qui visite la même pyramide, une trentaine d'années avant
Palerne, affirme : « ...il nous fallut retourner à main gauche,
où trouvâmes un puits qui est maintenant quasi comblé
de pierre. Toute l'histoire de ces pyramides est écrite en
Hérodote, Diodore, et plusieurs autres Grecs, desquels Pline,
écrivant en latin, a dit que ce puits est moult profond...
»193. N'es-ce pas là la source littéraire de ce
que Palerne expose comme une expérience vécue ? L'objet du
discours est lointain et de ce fait il rend la vérification des
informations et la critique assez difficiles. La tentation de romancer le
voyage en Orient est presque irrésistible, d'autant plus pour un jeune
homme, dont le périple constitue en quelque sorte un passage
initiatique, une épreuve qui le fait devenir homme, aux yeux de ses
proches, mais aussi vis-à-vis de lui-même. Certes, Palerne est
peut-être plus détaché de son texte, plus libre dans son
écriture que les autres auteurs, car il ne destinait pas son ouvrage
à la publication imprimée, mais seulement au loisir de ses amis.
Mais ne croyons pas pour autant qu'il a, de ce fait, un discours plus
véridique, l'exemple de Pierre Belon nous montre, à l'inverse,
à quel point la publication et la prétention à la
transmission d'une vérité sur l'Orient pèsent sur la plume
de l'auteur, qui va faire tout sont possible pour être fidèle au
vu et au vécu, non sans convoquer pour les appuyer de multiples
références.
192 Jean Palerne, op.cit., chap.XXXVI, p.135.
193 P. Belon, second livre, ch. 41, p.313.
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