A. Entre reconnaissance et correction de la tradition
savante : des
rapports complexes aux anciens et aux
contemporains.
1. L'exemple de Pierre Belon : de l'intertextualité
....
Au XVIe siècle, nul voyageur, s'il veut
être reconnu et publié, ne peut prétendre à
écrire sans être lui-même un bon lecteur des livres de
références, des textes qui font autorité dans le cercle
167 De part la diversité et la variété de
signes, que sont les créatures et cultures rencontrées en terres
ottomanes.
168 Dans le même ordre d'idée, mais plus du
côté du lecteur face au livre, que du voyageur face au monde, F.
Tinguely écrit, à propos du récit de voyage levantin
:« Tout se passe comme si le texte en restituant la
séquence des étapes du trajet se donnait à parcourir
comme un véritable espace géographique. Par delà
toute métaphore de la lecture comme un voyage... »
op.cit.
169 Ainsi, nous axerons le second temps de ce mémoire
en très grande partie sur l'oeuvre de Pierre Belon, c'est un choix, qui
peut être justifié par la richesse de son texte dans les
perspectives d'étude, que nous venons de décrire, ou à
l'inverse par le fait que les projets d'écriture de Nicolay et de
Palerne sont orientés dans des directions différentes. En effet,
si ceux-ci, comme nous le montrerons, accordent une certaine importance
à la fidélité de ce qui est rapporté, ou du moins
font preuve d'un certain sens critique, ils n'ont pas autant de rigueur dans
leur démarche. Nicolay de par le caractère largement compilatoire
des deux derniers livres de son récit, et Palerne par
l'exagération de certains points, mais surtout par son projet
d'écriture aux prétentions bien plus modestes et limitées,
que Belon ou Nicolay : il ne destine pas son ouvrage à la publication,
seulement à ses amis, ainsi ce ne sont pas les mêmes contraintes
qui pèsent sur son écriture. Bien sûr nous invoquerons
quelques fois ceux-ci, car le récit de Palerne garde un
côté très sérieux et se veut authentique, de
même l'oeuvre de Nicolay est intéressante, notamment pour ce qui
est de l'étude de sa dimension iconographique.
170 Comme le souligne Pierre Belon, dans son
Épitre, de manière très poétique et
d'autant plus significative que ces lignes sont le fruit d'un botaniste :
«... les esprits des hommes qui auparavant étaient comme endormis
et détenus assoupis en un profond sommeil d'ancienne ignorance, ont
commencé à s'éveiller et à sortir des
ténèbres où si longtemps étaient demeurés
ensevelis, et en sortant, ont jeté hors et tiré en
évidence toutes espèces de bonnes disciplines. Lesquelles, en
leur tant heureuse et désirable renaissance, tout ainsi que les
nouvelles plantes après l'âpre saison de l'hiver reprennent leur
vigueur à la chaleur du soleil et sont consolées de la douceur du
printemps... » (pp.51-52) Il compare ensuite la figure du
mécène au soleil qui fait croitre la plante.
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restreint des savants. D'autant plus, que les territoires
traversés par le voyageur ont déjà évoqué de
nombreuses fois dans le passé, ils sont donc déjà couvert
de signes, que ce dernier cherchera à retrouver ou à nuancer,
parmi ces multiples auteurs antiques qui écrivirent sur l'Orient, nous
pouvons citer par exemple : Pomponius, Strabon, Pline, Mela, Solin... Les
savants du XVIe se définissent surtout par leur
capacité à lire le latin, et parfois le grec, ils ont donc
accès à ces textes, et plus encore, à un savoir
très vaste, par l'intermédiaire de livres, dont les paroles
peuvent être très anciennes et avoir été
conservées par delà les changements et ravages des temps. En
outre, cette maitrise de la langue latine leur permet de communiquer entre eux
passant cette fois-ci cette limite spatiale, qu'est la diversité des
langues171. Par ailleurs, nous avons déjà vu de
manière rapide dans la première partie, l'importance des
mécènes et des protecteurs, qui permettent, sur-place, aux
écrivains-voyageurs de parcourir l'Empire ottoman dans des conditions
favorables, mais revenons sur ce phénomène dans les perspectives
précédentes des belles lettres et du savoir en ce milieu du
XVIe siècle. Prenons l'exemple de Pierre Belon, qui, de son
vivant, fut reconnu comme un éminent savant et protégé par
certains « grands » de son temps, comme le Duc de Mont-Morency et son
neveu qui entretiennent ses études, J. Brinon qui l'accueille dans sa
propriété de Médan, où il pourra rencontrer Dorat,
de Denissot et d'autres membres de la Pléiade, ou encore de riches
collectionneurs, qui lui présentent leurs monnaies anciennes ou lui
ouvrent leurs cabinets de curiosités172. Nous entrevoyons ici
l'importance que pouvait avoir le mécénat dans la carrière
de savants comme Belon, d'ailleurs l'épitre dédicatoire à
son protecteur le Cardinal de Tournon se transforme rapidement en éloge
du mécénat et de ses bienfaits : « Les sciences et
disciplines qui sont maintenant familières et communes à notre
nation ont raison de vous avouer pour leur patron, d'autant qu'en soulevant le
pesant faix de notre république vous avez pris plaisir à leur
donner commencement, à les avancer selon leurs qualités, et aussi
à les employer à ce à quoi ils ont été
trouvé enclins et suffisants pour servir à l'utilité
commune »173. Pierre Belon rappelle dans cet épitre, que
c'est son mécène le cardinal de Tournon, qui finança et
qui « commanda » ses pérégrinations orientales
174. Outre rappeler la dette que contracte le savant et ses oeuvres
vis à vis du mécène, ces passages des Observations
proposent également une certaine figure du mécène,
qui, si elle est un peu idéalisée, ne reste pas moins
intéressante pour autant, puisqu'elle sert de modèle à des
pratiques bien réelles. D'ailleurs, le modèle par excellence du
mécène reste François Ier, que Pierre Belon
171 Ainsi, l'écrit, et plus encore l'imprimé, se
présentent de prime abord, comme ce qui transcende, dans une certaine
mesure, les limites spatiotemporelles, cette idée est
intéressante pour ce travail, en cela que l'Histoire du récit de
voyage participe de cette réflexion sur les représentations des
espaces et des temps.
172 Pour plus d'informations à ce sujet nous renvoyons au
travail de Céline Augier, op.cit.
173 P. B, première page des Observations (p.51 de
notre édition).
174 P. B, op.cit, Épitre dédicatoire (p.53) :
« il vous plut me commander les [plantes &
médicaments] aller voir ès régions lointaines, et les
chercher jusqu'au lieu de leur naissance, chose que n'eusse pu ni osé
entreprendre sans votre aide, sachant que la difficulté eut
été ès frais et dépenses qu'il m'y a
convenu faire.».
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compare au Soleil, qui permet aux arts et aux sciences de
s'épanouir et de porter leurs fruits. Cet éloge du
Roi-mécène par excellence est certes, très commun et n'a
rien d'original pour l'époque, mais il a dans ce cas particulier une
fonction bien précise, en lien avec le contexte : celle de rappeler les
grandes oeuvres de mécénat du souverain, qui vient juste de
mourir. Perpétrer sa mémoire, c'est espérer que son oeuvre
et l'état d'esprit de son règne ne soient pas enterrés
avec lui, en effet, au moment de la publication des Observations nous
sommes à peine six années après sa mort, jamais, peut
être n'a t-il été aussi nécessaire de louer
François Ier, archétype du mécène, modèle
qui doit, comme l'espère Belon et d'autres savants, inspirer le nouveau
souverain et de manière générale les puissants du Royaume.
Ainsi, Belon n'est pas non plus avare d'éloges pour un autre
François, son protecteur le cardinal de Tournon, son Épitre
permet de compléter notre image du mécène protecteur des
savants, en ce milieu de XVIe siècle. En effet, le
mécène n'est pas seulement l'homme qui finance les travaux et les
oeuvres d'artistes ou de savants, bien plus qu'un amateur d'art ou de science,
il est lui même un connaisseur, c'est quelqu'un d'éduqué et
de cultivé qui, lorsque ses lourdes responsabilités le laissent
quelque temps tranquille, sait user de son temps libre pour se cultiver,
fidèle en cela au modèle antique de l'otium, ce que
souligne Belon :
« Sachant aussi que les lettres grecques et latines vous
sont si familières, que tout ce que lisez des bons auteurs, en
théologie, philosophie, astrologie, cosmographie ou histoire, vous le
lisez dans le langage même de leurs auteurs. Esquelles sciences et
lettres grecques vous êtes d'autant plus excellent que dès votre
jeune âge vous avez grandement travaillé à les apprendre,
et y avez fort bien été instruit ; et pour l'heure
présente, le plus grand plaisir que vous puissiez prendre, est
d'employer le temps convenable à lire les plus excellents auteurs
anciens. »175.
Le mécène est donc un lettré qui
s'adonne, lui aussi, aux disciplines, qu'il finance et encourage, il saura donc
juger à leur juste valeur les oeuvres et les qualités de ses
protégés.
Les textes des voyageurs s'inscrivent dans ce contexte
général du monde savant de la seconde moitié du
XVIe siècle, qu'on ne peut ignorer pour les comprendre. Le
XVIe siècle est également le moment où
l'imprimerie se développe à grande vitesse et ouvre le monde du
livre à un plus vaste public, de même, à cette
époque, les langues vernaculaires passent de plus en plus à
l'écrit. Quant à l'inscription de nos auteurs dans ce contexte de
fin de Renaissance176, un fait apparait très significatif :
les trois récits de voyage sont écrits et publiés en
langue vernaculaire. Cet aspect formel implique déjà de nombreux
présupposés : d'abord, le public visé est probablement
plus large que si le texte avait été en latin, et peut être
un peu moins érudit. Par ailleurs, ce choix d'adopter le français
peut manifester l'idée de la dignité -à construire et
à conquérir177- d'un français écrit.
Ainsi,
175 P. B, op.cit, Épitre, (p.52)
176 Nous entendons par là « seconde moitié du
XVIe siècle ».
177 Projet dans l'air du temps, clairement exposé dans
la Défense et illustration de la langue française (1549)
de J.
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les récits de voyage participent, à leur
manière, à cet ennoblissement de la langue française
à l'oeuvre au cours du XVIe siècle. Mais ne croyons
pas pour autant que nos auteurs ignorent les belles lettres, chacun d'entre eux
les connait, à des degrés divers, qu'il nous est difficile de
déterminer. À cet égard, nous devons rappeler, que Pierre
Belon fut accusé par quelques détracteurs contemporains de
méconnaitre les belles lettres, par exemple, D. Lambin lui reproche sont
ignorance des lettres latines et grecques178, de même, Pietro
Andrea Matthioli (1505-1577) traducteur et commentateur de Dioscoride accuse
Belon de mésinterprétations grossières, qui prouveraient
sa piètre maitrise des langues anciennes : on le soupçonne donc
de ne pas être un « vrai lettré humaniste ». Certes, il
est possible que quelquefois Pierre Belon ait été aidé par
ceux qu'il remercie dans ses livres en tant que ses « collaborateurs
», mais ces accusations sont plutôt le fruit de querelles
personnelles ou de jalousies179. La virulente Défense de
la curiosité, qu'il livre dès le second chapitre de son
ouvrage, est à rapprocher de ces tensions, qui existent entre le
voyageur et certains savants de son temps, Belon y affirme avoir pour projet de
réfuter « les calomnies de certains hommes de mauvaise grâce,
afin que celui qui a le plus essayé de me nuire se trouve grosse
bête d'avoir si fort blâmé ma curiosité
»180. On peut tout de même accorder aux contradicteurs,
que Pierre Belon commet quelques erreurs lorsqu'il cite les anciens, mais au
fond il n'est pas question ici de juger son niveau de latin ou de grec, c'est
sa démarche qui nous apparait digne d'intérêt, et c'est
peut-être justement parce qu'il propose une conception du savoir et un
modèle du savant peu commun et assez novateur, qu'il est critiqué
et qu'il apparait dangereux aux yeux de certains. D'ailleurs, Belon prouve,
qu'il a lui même conscience des réactions que pourront suciter son
travail, en effet, après avoir présenté son projet
d'écriture, il écrit : « ce que par aventure ne ferait sans
déplaire à quelques-uns », mais en courageux savant il
ajoute : « Toutefois si quelqu'un s'en trouve offensé, qu'il nous
le fasse entendre, si bon lui semble, et nous lui répondrons comme il
appartiendra »181. D'un côté, il ne sacrifiera pas
la vérité pour plaire à tous, de l'autre, il reste ouvert
à la critique, ce qui pourrait nous amener à penser qu'il est
à la fois très sûr de lui, mais aussi conscient de ses
limites et de l'imperfection de son travail. Déjà s'esquisse ici
la figure d'un écrivain,
Du Bellay.
178 C'est ce que rapporte, dans sa première partie
consacrée à la vie de l'auteur, le Mémoire
réalisé pour la préparation d'une édition critique
des Observations de Pierre Belon (1553), par Céline Augier, 1988
(conservé au C.E.S.R.).
179 Dans son édition facsimilé de l
'Histoire de la nature des oyseaux (1555), Philippe Glardon rappelle
d'autres accusations, dont Pierre Belon fut la cible : II. 1 «
L'accusation de plagiat : l'affaire Pierre Gilles », (pages XIX-XXII).
180 Nous sommes ici au centre d'un débat qui occupe les
esprits du milieu du XVIe siècle : celui de la «
curiosité », Pierre Belon la défend avec virulence, non
seulement pour « le loisir », mais pour « l'utilité
publique », concept qu'il utilise à deux reprises dans son
Épitre dédicatoire, en tête des Observations,
pour justifier son projet et son oeuvre.
181 P. Belon, op.cit., ch.2 du premier livre, p.61.
61
qui se veut en dialogue avec les savants de son époque,
mais aussi avec ceux des autres temps (par l'intermédiaire des livres).
En effet, nous avons déjà dit et nous reverrons très
prochainement, que Pierre Belon ne cesse dans ses Observations de
faire référence aux auteurs anciens, outre les noms
d'autorités cités à propos pour appuyer sa démarche
ou des points précis de son discours, il reproduit quelque fois dans son
récit des passages en latin182 -non traduit183-
auxquels il fait directement allusion. Ce procédé nous
amène, dès à présent, à considérer
à quel point Pierre Belon inscrit son oeuvre dans un dialogue
intertextuel par delà le temps, à propos des espaces
(et bien sûr, à propos des choses & des êtres qui
s'y trouvent) : cette intertextualité ressort tout
particulièrement lorsqu'il prend position sur des sujets
polémiques184. Par la notion de « dialogue », nous
soulignons que sa relation aux anciens ne relève pas de la
compilation, qui ne présenterait pas grand
intérêt185, si ce n'est peut-être de faire la
synthèse, en langue française, de ce qui a été
écrit, par le passé et dans le présent récent,
à propos du Proche-Orient, c'est dans une large mesure ce que fait
Nicolas de Nicolay.
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