E. Les dangers du voyage.
Le voyage au XVIe siècle ne peut se
concevoir sans une part importante de danger. Une fois de plus, il nous faut
faire quelque effort d'imagination, car si voyager peut encore comporter de
nos
109 J. P., Chap.IX « Qu'es-ce que Caravanne »
(p.82).
110 Pierre Belon, op.cit., chap.78 du second livre, p.369.
111 « Nul ne vient là qui soit refusé, soit
juïf, chrétien, idolâtre ou turcs. » chap.59 du second
livre, p.191.
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jours de nombreux risques et dangers, nous gardons plus
généralement l'image agréable et séduisante, que
les « agences de voyages » et les médias transmettent et
entretiennent : le « voyage »112 tranquille & paisible
(très planifié et sécurisant). Bien au contraire, au
XVIe siècle, voyager, implique toujours une part d'aventure,
voire de dangers et de « mésaventures ».
Avant de détailler ces difficultés et dangers
omniprésents, et de préciser leurs causes, nous devons
étudier cette figure du voyageur bravant les dangers à la
quête du savoir..
1. La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne et le
héros antique ?
C'est principalement dans leurs préfaces, que les
auteurs font l'éloge du voyage, notamment en s'appuyant sur
l'évocation des grands voyageurs des temps passés et
présents. Des grands noms de l'Histoire deviennent autant de
modèles, qui autorisent, au moins autant qu'ils inspirent, la
démarche des voyageurs. Dans sa Préface à
l'édition de 1576113, Nicolas de Nicolay justifie sa
démarche en remontant aux plus anciennes autorités, d'abord avec
la figure de « Noé », qui, d'après lui, serait le
père de la navigation, suivent les figures de Jason, d'Hercule,
d'Ulysse, puis nous entrons dans l'Histoire avec Pythagore, Socrate, Platon,
Appolonius de Thyane, qui incarnent chacun à leur manière cet
archétype du savant-voyageur. Mais la liste ne s'arrête pas
là, pour résumer, disons qu'il évoque ces personnages dans
un ordre chronologique, jusqu'à parvenir à ces plus proches
contemporains, tels Guillaume Postel et Pierre Belon (qui voyagea quelques
années avant lui sur les mêmes territoires). Il s'inscrit ainsi
dans une longue lignée de voyageurs, dont il est l'héritier tout
autant que le continuateur, son travail particulier prend alors une certaine
dimension historique, qui donne du sens à sa démarche et de
l'autorité à son discours. De même, dès sa
Préface, Pierre Belon s'autorise en citant l'exemple de
Démocrite, pour ce dernier la quête de connaissances passait par
le voyage, auquel il sacrifia toute ses économies :
« Ce dont Démocrite porte bon témoignage,
lequel pour le grand désir qu'il avait d'acquérir la pratique
des sciences, c'est-à-dire l'expérience aussi bien que la
théorique114, et principalement d'astronomie et
géométrie, vendit son patrimoine à ses frères, afin
d'employer l'argent de la vente en lointaines pérégrinations par
les pays d'Egypte, Indie et Chaldée, pour parvenir aux
Gymnosophistes, et puis après retourner en
Athènes avec grande réputation et y être honoré par
son savoir. »115.
Cet exemple est particulièrement cher à Belon, car
la conception des sciences de Démocrite -très
112 Pour distinguer clairement cette activité
contemporaine de consommation, du « voyage » authentique (dont elle
n'est que le simulacre), nous devrions l'appeler « tourisme ».
113 Ouvrage imprimé à Anvers, dont la
bibliothèque du C.E.S.R. de Tours conserve un exemplaire.
114 Retenons par anticipation cette conception du savoir, que
nous soulignons en italique, qui est centrale chez Belon et que nous
retrouverons dans la seconde partie de ce travail.
115 P.B., op.cit., Préface (p.55).
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orientée sur la pratique et le voyage- est très
proche de la sienne.
Mais les voyageurs ne mettent pas seulement en avant les
anciens, ils soulignent les dangers qui menacent les voyageurs contemporains
-et plus ou moins implicitement, le courage qu'il faut pour les braver-.
L'évocation de ces multiples dangers encourus par le voyageur, est un
trait commun, qu'avant de retrouver dans la narration, on remarque dès
les Préfaces des trois auteurs. P. Belon écrit à propos
des voyageurs :
« Ni les frayeurs des naufrages en la périlleuse
mer, ni la tourmente des vents impétueux battant les navires et les
brisant entre les ondes agitées par les orages, ni la crainte de perdre
leur liberté ès mains des pirates inhumains (...) ni
l'intempérance du chaud excessif ou de l'extrême froidure (...) ni
le danger de passer les déserts inhabités pour la crainte des
bêtes sauvages, n'ont eu pouvoir de réprimer l'ardeur de leur
noble courage... »116.
Nous trouvons ici une synthèse des principaux dangers
que brave le voyageur, ces dangers n'étant pas très
différents d'une époque à l'autre117, il se
dessine ici une figure intemporelle du voyageur, qui est toujours animé
d'un même courage et d'une même foi, qui lui permettent de
dépasser une peur fondée sur des dangers bien réels. En
toute logique, Belon évoque, juste après le passage cité,
l'archétype du voyageur héroïque : Ulysse118.
Ce ne sont pas seulement ces modèles qui autorisent le
voyageur à se faire écrivain, les difficultés qu'il va
subir et décrire, les dangers auxquels il va survivre, sont autant
« d'épreuves qualifiantes »119, qui augmenteront l'
« aura » de son texte, voire la crédibilité de son
discours. Voyons donc à présent, quelle est la teneur de ces
épreuves et dangers, qui menacent le voyageur.
2. Les dangers liés aux hommes et aux
sociétés étrangères.
Nous avons déjà entrevu le danger du «
brigandage » pour le voyageur qui se déplace en Égypte,
chemine vers le Mont Sinaï ou en Terre Sainte. Ce thème des
brigands arabes est un
116 Préface, p.56.
117 Remarque valable du moins pour les voyageurs du
XVIe siècle, qui à l'égard des conditions et
dangers du voyage était plus proche de l'Antiquité, que nous le
sommes aujourd'hui du XVIe siècle.
118 Remarquons, par ailleurs, que ce choix de la figure
d'Ulysse, est très significatif (et surement efficace) en ce
XVIe siècle humaniste, Belon s'autorise d'une
référence très prisée à l'époque et
signifie une nouvelle fois, avec cet exemple, son «
philo-hellénisme », que nous étudierons plus
précisément dans seconde partie de ce travail.
119 À ce propos consulter M.-C. Gomez-Gérault,
Écrire le Voyage au XVIe en France. Elle
considère l'influence et la fonction des figures mythiques sur
l'écriture des récits de voyage et écrit très
justement : « Nouvel Hercule, nouvel Ulysse, le voyageur est bien ce
héros qui mérite la gloire parce qu'il part en quête de la
vérité. Pareils discours, résonnant d'échos
humanistes, contribuent à autoriser le texte issu de
l'expérience, à l'accréditer au près du lecteur
pour le service duquel le voyageur dit affronter les périls les plus
divers. ».
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véritable leitmotiv, qui se retrouve dans les
trois récits de voyage, à de nombreuses reprises120.
À titre d'exemple, lorsqu'il se rend aux pyramides égyptiennes,
Pierre Belon précise « l'on n'y va point qu'en grande compagnie,
car autrement on serait en danger d'être détroussé
»121. À ce danger des attaques de brigands en
Égypte et en Terre-Sainte répondent donc des pratiques telles le
système des caravanes, que nous évoquions
précédemment dans l'analyse des modes de déplacement. Dans
le cas où ils ne circulent pas en « caravannes », il est
nécessaire aux voyageurs d'engager des janissaires122
(militaires turcs dévoués au Sultan), en effet, pour un maximum
de sécurité, les envoyés officiels (tel par exemple M. De
Fumel, qu'accompagne Pierre Belon) se dotent de nombreux janissaires, tout en
suivant des caravanes. Mais les janissaires ne sont pas une protection toujours
fiable et infaillible, comme le rappelle Pierre Belon, qui dénonce leur
peur face à une attaque imminente de brigands arabes :
« Lors de pusillanimité et grande peur qu'ils
avaient, éteignirent le feu de l'amorce de leurs arquebuses voulant
montrer par tel signe que quand les Arabes nous viendraient assaillir, ne
les
trouvant en défense, ils ne leur demanderaient rien, et
ne feraient dommage qu'aux chrétiens... »123
Par ailleurs, la peur des Arabes et des pillages n'est pas
réservée exclusivement aux voyageurs, en effet, les Occidentaux
et les Chrétiens qui vivent sur place les craignent également,
par exemple, les cordeliers de Jérusalem124, qui sont dans
l'angoisse d'une attaque, ou les moines du Mont-Sinaï, qui sont en
conflits avec les Arabes au moment où Jean Palerne se trouve sur
place125. D'ailleurs, ce dernier exemple, nous permet de souligner
à quel point les voyageurs sont soumis aux contingences du contexte
politique et peuvent en subir les conséquences, cette phrase lucide de
Palerne synthétise cette idée : « nous courions
grand'fortune de nous être mis en chemin en temps si mal propre
»126. De plus, les voyageurs français, outre le
fait qu'ils soient Chrétiens, sont aux yeux
120 Ce problème du « brigandage » n'est pas
inconnu des Européens, car le Nord de l'Italie et le Latium
sont, précisément à la même époque,
infestés de brigand et réputés être des
régions très dangereuse pour les voyageurs.
121 Chap.41 du second livre (p.310).
122 Les janissaires, souvent Chrétiens d'origine, ont
été arrachés très jeunes à leurs familles,
selon le système très particulier du « devchirme » -qui
consiste à lever un « tribut humain » sur les provinces de
l'Empire, principalement les régions chrétiennes- , les jeunes
enfants sont convertis à l'Islam et deviennent des esclaves
exclusivement soumis au pouvoir du Sultan, les plus brillants d'entre eux
occupent les plus hautes fonctions administratives et militaires de l'Empire,
une partie des janissaires forment la garde personnel du Sultan, mais ici nous
avons à faire à des membres des forces provinciales. Pour plus
d'information sur cette « institution » centrale dans le
fonctionnement du pouvoir ottoman, on pourra consulter par exemple l'ouvrage de
Thèrèse Bittard, Soliman l'Empire magnifique, chap.3
« l'Etat ottoman ».
123 P. B, chapitre 86 du second livre des
Observations.
124 Pierre Belon, op.cit., chap.82 du second livre
(p.375) : « La peur qu'ils ont du larcin des Arabes est grande : car
encore que leurs murailles sont bien hautes, si est-ce qu'ils ont peur que les
habitants du plat pays ne les assaillent avec les échelles. ».
125 En effet, au moment où Jean Palerne arrive au
Mont-Sinaï il trouve le monastère vide, car les caloyers ont «
fuys de crainte des Arabes, qui avoyent voulu forcer le monastère pour
les massacrer » (Chap.XLII, p.147).
126 Jean Palerne, op.cit., chap. XLII (p.147).
46
des populations locales rattachés à la
catégorie des « Francs », qui renvoie indistinctement à
tous les voyageurs occidentaux, ils peuvent alors être accusés des
fraudes de voyageurs d'autres nationalités et en subir les
conséquences. C'est ce qui arrive à Jean Palerne, auquel les
arabes demandent de payer pour la fraude d'un voyageur italien, qui,
précédemment, s'était déguisé pour ne pas
avoir à payer la taxe locale127. Face au refus de Palerne et
sa compagnie, qui ne veulent pas payer pour la fraude de l'Italien, les Arabes
les menacent et tentent de les impressionner, les Occidentaux se sentent assez
nombreux pour résister, mais ils auront à le payer par la suite,
car nous apprenons quelques chapitres plus loin, que pour se venger de leur
refus, les Arabes ont pillé leurs ressources et réserves de
vivres, qu'ils avaient laissé chez le caloyer qui leur servait de
guide128(les voyageurs vont pâtir de cette mésaventure
se retrouvant sans provisions dans des espaces arides où la nourriture
se fait rare).
Mais les brigands ne sont pas le seul risque qui pèsent
sur les voyageurs, en effet, les populations locales peuvent se
révéler dangereuses pour les voyageurs pas assez discrets ou
inconscients des moeurs ayant cours sur les territoires qu'ils traversent.
Avant d'étudier les risques à l'intérieur des villes,
prenons un exemple assez singulier de conflits avec les populations locales.
Jean Palerne évoque « les arabes des cavernes » (populations
semi-nomades ayant des conditions de vie difficiles dans les espaces arides),
qui demandent aux voyageurs de payer l'eau qu'ils ont puisé sur place :
« il en vint un à nos demander le payement de leur eauë,
disant que le ruisseau estoit petit, qu'il n'avoit pas toujours cours, que nous
le ferions tarir, & puis qu'ils en patiroyent ... »129. Ici
se dessine le problème intéressant des ressources naturelles
(dans ce cas précis l'eau, qui en ces lieux arides est une denrée
rare) et de leur appropriation (problème qui se pose avec encore plus de
force de nos jours, notamment au Proche et Moyen-Orient). Face à cette
demande, les Européens prétendent que « l'eau estait commune
à tous et que le Grand Seigneur entendoit qu'un chascun peust voyager
librement en ses pays, avec l'usage des commodités qui s'y trouvent.
»130. Par cet argument de justification à leur avantage,
ils évitent de payer, mais ils auront, de ce fait, à subir une
attaque de la part des autochtones. Les Européens parviendront à
repousser celle-ci, car, comparés à eux, les adversaires sont
armés de façon très rudimentaire131. Avec cet
exemple, on comprend que la
127 Palerne explique que c'est là une des causes du
courroux des Arabes : « à cause d'un médecin Italien, qui
avoit esté quelques moys au paravant audit Mont, vestu à la
Turquesque, feignant d'estre Turc, lequel s'en estoit allé sans leur
payer le tribut qu'ils prennent & lèvent sur tous les Francs, qu'y
vont. » Chap.XLII (p.147).
128 « ...noz Arabes irritez de ce qu'ils n'avoient peu
obtenir de nous ce qu'ils demandoyent, estoyent cependant entrez dans la maison
dudit Caloire, où ils nous volèrent et emportèrent toutes
nos provisions. » Jean Palerne, op.cit., chap.XLV (p.151).
129 J. Palerne, op.cit., chap.XXXIX, p.143.
130 Idem.
131 Idem : « ... nous tirèrent quelques fleschades,
au lieu desquelles nous leur renvoyasmes deux harquebusades... ».
47
supériorité militaire des Européens face
aux populations locales réside principalement dans leurs armes à
feu, qui outre leur efficacité et leur portée de tir importante,
vont très souvent effrayer l'adversaire et compenser
l'infériorité numérique des voyageurs. Mais attention, les
Européens doivent se méfier de leurs propres armes, car bien
souvent ils ne sont pas autorisés à en faire usage. Bien
sûr, si un Européen tue un Musulman en terre ottomane, il signe
son arrêt de mort132, mais plus difficile encore, les «
Francs » n'ont aucun droit de répliquer s'ils sont attaqués
par un musulman, sous peine de mort133. C'est ce qu'indique J.
Palerne, au chapitre XXII de son récit, où il raconte ses
mésaventures, qui apparaissent à la fois drôles (avec la
distance de l'écriture, le burlesque de certaines situations et la
confortable position de lecteur) et inquiétantes, vis-à-vis des
voyageurs qui en subissent les désagréments. En effet, à
plusieurs reprises, Jean Palerne s'attire les foudres des habitants du Caire
par sa méconnaissance des usages et des moeurs. D'abord, il se fait
insulter et menacer par un vendeur auquel il a, par mégarde,
tourné le dos. Ne comprenant pas sur le moment l'origine de cette haine,
Palerne apprend ensuite «...qu'ils tiennent cela pour une honte &
grand vergongne, lors que l'on leur torne le dos, voulans dire, qu'on les
mesprise, leur monstrant le derriere. ». Cet exemple assez significatif
est suivi de deux autres situations où les Européens sont
humiliés, une fois « gratuitement » en pleine rue et une autre
fois de nouveau par méconnaissance des us et coutumes musulmans.
Au-delà de ces cas portants sur des usages spécifiques, ces
exemples nous montrent à quel point il est vital pour le voyageur de
connaitre les moeurs et les interprétations étrangères des
gestes, sous peine de mettre bêtement -par ignorance- sa vie en danger.
Ainsi, il se doit de porter une grande attention à ses attitudes, aux
codes et aux attentes qui constituent la normalité et la civilité
indispensables en terres étrangères, c'est, en quelque sorte, un
réapprentissage permanent pour les voyageurs ; ce n'est donc pas
seulement par pur intérêt « contemplatif » ou «
ethnographique », que ceux-ci décrivent les moeurs musulmanes et
leurs consacrent de nombreux chapitres, la connaissance de celle-ci est
nécessaire pour ne point outrager les habitants et leurs usages. Sous
cet angle, le récit de voyage peut être utile à des
lecteurs, qui projettent, eux aussi, de voyager au Levant, et qui
éviteront ainsi les erreurs et maladresses de leurs
prédécesseurs, en arrivant sur place avec quelques idées
et précieuses indications sur les coutumes locales. Dans le même
ordre d'idée (le voyage en tant que source d'enseignements et de
conseils) nous avons une anecdote rapportée par Palerne, qui
prévient des dangers du voyage et qui exhorte ainsi, par le
contre-exemple, le voyageur à la vigilance134, ici à
propos des pyramides :
132 Pour bien comprendre cette utilisation des armes,
distinguons clairement le « Musulman » ou l'habitant local reconnu
par les autorités ottomanes, du « bandit », dont la tête
est mise à prix par ces mêmes autorités.
133 C'est pourquoi, Palerne, après avoir retranscrit
les insultes d'habitants moresques dont il est victime, ajoute « que nous
souffrismes patiemment... », ch.LXXXIII, p.210.
134 Cette idée du voyage comme « source
d'enseignement par l'exemple » est essentielle, nous la retrouvons
à différents égards et sous des formes multiples tout au
long des récits de voyage, qui de ce fait ont une nette portée
48
« On nous fit le récit d'un gentilhomme curieux comme
nous d'y monter, lequel parvenu à la
cime, s'estonna de façon qu'il tumba & se fracassa.
Tellement qu'on ne luy cognoissoit plus aucune forme d'homme. »135
Finalement, l'étonnement ou la stupeur -et
l'émotion violente qui les accompagne-apparaissent ici comme une autre
source de dangers mortels, alors, en dernier ressort, c'est dans le voyageur
lui même - et son manque de maitrise de soi- que réside l'ultime
danger136.
Nous venons de voir les principaux dangers terrestres
liés aux hommes, mais ne croyons pas que la mer imprévisible et
ses déchainements soient la seule source d'inquiétude pour celui
qui voyage sur l'eau : la mer a également ses brigands - les corsaires.
Plus connus aujourd'hui sous le nom de « pirates », ces groupes de
voleurs sans foi ni loi font trembler les marins et les voyageurs. Ils
représentent une menace importante et un danger fondamental du voyage,
pour preuve, Pierre Belon leur consacre un chapitre entier qu'il intitule :
« Discours pour définir ce qu'est corsaire.»137.
Dès l'ouverture de ce chapitre, P. Belon s'autorise, pour parler de ce
« mal public » qui sévit en Méditerranée, de son
expérience personnelle et directe : « je me suis retrouvé
entre leurs mains ». Usant de tout son art d'écrire, Pierre Belon
fait plonger son lecteur dans la vie quotidienne de ces malfrats-aventuriers.
Partant de la genèse de ce phénomène, il décrit de
manière saisissante comment celui-ci grossit, à tel point que les
quelques petits pirates deviennent rapidement, par butins cumulés et
alliances, de nombreux et puissants corsaires, d'autant plus redoutables pour
les voyageurs. Pour illustrer cette férocité des pirates, Pierre
Belon prend un exemple des plus extrêmes, qui met en évidence leur
caractère impitoyable : « s'ils trouvent de leurs parents
mêmes, ils ne les épargneront pas »138. Ce
chapitre de Belon est très représentatif d'un véritable
problème à l'époque139, en effet, les pirates
font régner la terreur sur la Méditerranée, ils ne sont
pas seulement un problème pour les voyageurs ou les commerçants,
ils sont également redoutés des habitants des côtes, des
paysans et des pécheurs, qui peuvent subir leurs attaques principalement
sous la forme de pillages et de mise en esclavage (transformation des
prisonniers en marchandises). Ce danger est d'autant plus terrifiant et
apparait d'autant plus réel au lecteur, que Pierre Belon le rattache
à des mésaventures qu'il a personnellement vécues en
Méditerranée. Par exemple, il écrit :
«...étant en
didactique.
135 J. Palerne, chap.XXXVI, p.133.
136 Là encore, le voyage nous apparait comme une
expérience d'apprentissage, qui peut conduire le voyageur à une
certaine forme de stoïcisme.
137 P. Belon, op.cit., Chap.10, second livre, p.249-253.
138 Idem, p.251.
139 La piraterie n'est pas un problème nouveau, qui
serait propre au XVIe siècle, elle est très ancienne,
à tel point qu'un historien comme F. Braudel affirme : « La
piraterie, en Méditerranée, est aussi vieille que l'histoire.
» La Méditerranée et le monde
méditerranéen à l'époque de Philippe II, tome
2., (seconde édition, Armand Colin, 1966) « 7. Les formes de la
guerre », p.191.
49
l'île de Paxo (...) pendant que j'étais avec mon
guide, cherchant quelques plantes, les corsaires emmenèrent les
passagers qui m'avaient amené là. »140. Pierre
Belon n'est pas passé loin d'être lui aussi emmené, vendu
par les pirates et réduit en esclavage : c'est là le principal
danger qui pèse sur les voyageurs occidentaux. Face à cette
menace, Belon expose les stratégies de protections mises en place par
les marins et les habitants vivants à proximité des côtes.
En effet, alors que sur terre, pour lutter contre les bandits, on adopta le
système des caravanes, sur mer, pour se préserver des pirates,
les navires s'équipent de manière préventive d'armes
à feu, comme l'indique Pierre Belon en conclusion de son chapitre
:« Voilà pourquoi les navires vont toujours armés, et
pourquoi les vaisseaux qui ne sont point armés sont toujours en crainte
». Mais les corsaires ne sont pas les seuls dangers de la navigation, la
mer elle-même est semée d'embuches et de pièges...
3. Une nature et des éléments hostiles sur mer
comme sur terre.
La nature demeure imprévisible, à la fois dans
les mentalités et surtout dans l'expérience vécue des
voyageurs du XVIe siècle. En effet, ce que nous
considérons aujourd'hui comme « les aléas climatiques »
font partie intégrante du voyage, l'étude de la perception de
ceux-ci pourrait faire l'objet d'un travail particulier, plus ample que ce que
nous pouvons en exposer ici141. Essayons donc de brièvement
classer ces dangers naturels en fonction de leurs origines. Notons avant tout,
que c'est bien souvent dans l'excès et la violence des
éléments que résident ces dangers, nous verrons, que sur
mer ce sera la tempête et le naufrage que redouteront les marins et
voyageurs, sur terre les déserts seront particulièrement
dangereux, mais aussi certaines montagnes dont l'ascension n'a rien
d'aisée.
Portrait d'un serpent nommé driinus,
évoqué au chapitre 52, du Tiers-Livre des Observations de
Pierre Belon du Mans.
Par ailleurs, certains animaux peuvent être des dangers
potentiels, par exemple les multiples serpents, qui évoqués sous
la plume de Belon pour leur intérêt zoologique, n'en sont pas
moins redoutables aux voyageurs. Les scorpions mettent également en
danger de mort les voyageurs, comme l'illustre Palerne avec l'exemple d'un
jeune homme de sa compagnie qui, sur l'île de Chypre, se fait
piquer142. Ces derniers doivent également se méfier
des crocodiles du Nil ou subir les attaques des moustiques d'Égypte et
leurs boutonneuses
140 Idem, p.252.
141 Ce problème de la perception des
éléments peut être plus largement rattaché aux
rapports entre les hommes et la nature, que nous retrouverons par la suite dans
ce travail sous un angle un peu différent.
142 Il sera sauvé in extremis, voir J.P, op.cit.,
chap.LXXXXIX, p.221.
50
conséquences, dont ils ne manquent pas de se
plaindre143. Mais il faut tout de même remarquer, que les
animaux ne font pas partie des dangers principaux à en juger par leur
moindre occurrence. Par ailleurs, chose assez étonnante, la maladie ne
semble pas faire partie du voyage, elle n'est quasiment pas
évoquée ni comme danger potentiel, ni comme réalité
vécue dans nos trois récits de voyage144. La seule
exception est mentionnée par Palerne sur le voyage du retour à
Raguse : « je fus extrêmement malade d'une grosse fièvre
», à cette occasion on apprend que les mesures de quarantaine sont
draconienne aux portes de l'Europe145, les voyageurs sont soumis
à 30 jours d'isolement, il est assez paradoxal de constater que c'est au
cours de ceux-ci que Palerne se sentit mal.
Abordons, à présent, le plus important danger
naturel auquel sont soumis les voyageurs : la Mer Méditerranée.
Certes, l'eau est un élément dont la perception change à
la Renaissance146, il devient moins angoissant, les hommes maitrise
mieux les mers et les océans, et au lieu de rester élément
de séparation, l'eau est de plus en plus perçue comme une voie de
communication. Mais la maitrise n'est que partielle, la mer est toujours un
espace dangereux, dont les mouvements difficilement prévisibles la
rendent redoutable. Les voyageurs ne peuvent ignorer cette peur
provoquée par l'élément aquatique, ils doivent apprendre
à vivre, ou plutôt, à voyager avec. Celle-ci est bien
fondée sur des dangers réels, nous en voulons pour preuve les
naufrages dont Jean Palerne est victime à deux reprises,
évènement tragique, que le jeune homme expérimente
dès le début de son voyage. En effet, dès le
troisième chapitre de ses Pérégrinations, il
raconte son premier accident près de Rovine en Istrie. La description de
l'auteur est saisissante et assez spectaculaire, car il décrit en des
termes très vifs la violence de la tempête et la dimension
catastrophique d'un naufrage ; la peur et l'angoisse des passagers face
à l'imminence de la mort l'amène à conclure : «
c'estoit un très piteux spectacle. ». Ce genre
d'évènement se prête merveilleusement à une
intégration au récit, ils sont une matière de
qualité pour l'écrivain qui, outre des descriptions, se doit
d'offrir un peu « d'action » au lecteur. Retenons donc cette
idée, valable pour presque toute cette
143 Jean Palerne les expérimente à Rosette :
« où nous fusmes tellement travaillez la nuict de certains petits
mouscherons venimeux (...) que nous nous trouvasmes au matin, le visage &
presque tout le corps couvert de vessies & petite marques et taches rouges,
comme si ce fust quasi ébullition de sang. », op.cit., chap.X
p.83.
144 Nos voyageurs sont-ils trop humbles et discrets pour
alourdir leur texte de douleurs trop personnelles selon les conventions de
l'époque pour y figurer ? Ou bien un médecin comme Pierre Belon
qui sait trouver dans la Nature une vaste pharmacopée, et de jeunes
hommes comme Palerne ou Nicolay lorsqu'ils s'embarquent pour le Levant,
sont-ils en pleine forme et rayonnant de santé ?
145 Chap.CXXIX, p.312-313 : « d'autant que la peste est
d'ordinaire en ces quartiers de Levant, ils font faire la quarantaine à
tous ceux, qui en vienent, quels qu'ils soyent... ».
146 Comme le rappelle Michel Pastoureau, dans sa
Préface au travail de Katharina Kolb, Graveurs, artistes
& homme de sciences : Essai sur les Traités de Poissons à la
Renaissance, Editions des cendres et Institut d'étude du livre,
1996.
51
sous-partie : la forte présence des
éléments violents, des dangers, des mésaventures, des
difficultés est essentielle au récit de voyage, qui s'en nourrit
et qui en est constitué, non de manière accidentelle, mais
essentielle ! Ces moments forts du voyage sont autant de points d'orgue, qui
permettront de rythmer la narration, de ponctuer le déroulement du
périple, de frapper l'esprit du lecteur. Ce naufrage est un moment
clé de l'expérience viatique de Palerne, parce que l'auteur
apprend, avec cet évènement violent, les dangers du voyage.
Celui-ci a également une valeur d'initiatique pour le jeune voyageur,
car il survit à ce naufrage, c'est alors comme s'il passait brillamment
une épreuve147 à laquelle le Ciel n'est pas totalement
étranger. En effet, la survie du voyageur apparait assez miraculeuse
lorsqu'il nous indique « que de trois-cens soixante (...) n'en fut
sauvé que quatre vingts »148. Cet épisode est
crucial à un autre égard, il pose déjà une tension
problématique, qui sera à l'oeuvre durant tout le récit de
Jean Palerne ; en effet, suite à ce naufrage, les survivants
s'interrogent sur la cause de leur malheur : doit-on imputer le naufrage
à la volonté divine ?149 Sa volonté de punir
pourrait alors être appuyée par le fait que le bateau englouti
transportait secrètement des armes destinées à être
vendues aux Infidèles150. Mais d'autres, principalement les
marins (et ce n'est pas là un hasard si cette interprétation
émane de ceux qui connaissent le mieux la navigation), soutiennent que
le naufrage était imputable au capitaine du navire, qui ne connaissait
pas assez bien les lieux où il menait son véhicule et donc ne
prit pas les bonnes décisions aux bons moments151. Sous cette
interrogation particulière se dessine un problème beaucoup plus
général (qui est même central dans les transformations des
mentalités au XVIe), celui de la causalité des
évènements et des phénomènes : doit-on expliquer ce
qui arrive par la volonté de Dieu ou doit on chercher une
causalité naturelle ou humaine derrière ce qui se produit dans le
monde152? De la même manière, c'est le problème,
plus vaste encore, du sens des évènements vécus
147 Nous retrouvons ici la notion d'« épreuve
qualifiante » développée par M-C. Gomez-Géraut,
op.cit.
148 J.P, op.cit., Ch.III, p.66.
149 Idem : « L'on devisoit après diversement des
causes de notre disgrace, les uns disoyent cela estre advenu par permission
divine, d'autant qu'il y avait des armes dans ledict navire, qu'on portait
secrettement vendre en Turquie aux ennemis de la foy, contre les desfenses...
».
150 Là encore, ce chapitre est exemplaire, au sens
où il pose un problème qui sera également récurrent
dans tout le récit, celui des rapports ambigus, d'autant plus fortement
pour un français du XVIe siècle -voir au début
de cette partie, « l'alliance impie » entre les Chrétiens et
les Musulmans.
151 Certes, les marins privilégient ici une
explication, qui nous apparait plus « rationnelle », mais
pour nuancer cette idée, on peut citer d'autres passages où les
marins, au contraire, vont tenter de se concilier les forces divines par de
nombreuses pratiques, que nous qualifierions dans les termes actuels de «
superstitieuses », Jean Palerne rapporte ces croyances des matelots par de
nombreux exemples. Au chap.XCI (p.224), Palerne se voit forcé de jeter
à la mer les branches de laurier qu'il avait cueillis, car un Turc du
vaisseau y voit un élément qui pourrait leur attirer la
malchance, de même, quelques chapitres plus loin, nous apprenons qu'au
moment d'une tempête « ...les Mahométistes (...) attachoyent
certains petits livrets de prières (qu'ils portent ordinairement), au
mast du navire, pour la vertu qu'ils pensoyent de le conserver, qu'il ne
rompist... » ch.XCIII, p.228).
152 Ce problème de l'interprétation des
phénomènes mériterait d'être étudié
spécifiquement, nous renverrons ici le lecteur à un autre exemple
tiré du récit de Palerne - l'apparition du « feu Sainct
Hermes », dont l'interprétation est
également problématique, comme l'écrit
notre jeune voyageur : « lors chascun s'asseura, d'autant qu'ils tiennent
que lors que ce feu les visite, qu'ils ne périssent jamais ; aucuns
n'adjoustent point de foy à cela & disent que ce
52
et de la nature perçue, qui se pose ici. Jean Palerne
ne tranche pas entre les deux interprétations du même
phénomène, il les présente toutes deux au lecteur, qui
devra peser et trancher, s'il y a lieu de le faire, par lui même ; cette
prudence peut être expliquée par la délicatesse, qui est de
rigueur lorsqu'il est question de quelque chose touchant au domaine «
religieux »153. Cette attitude, d'apparente impartialité
du narrateur, se retrouvera également dans de nombreux autres passages
des Pérégrinations, par delà le sens critique
dont peut faire preuve Palerne, on ne doit pas en conclure pour autant qu'il
est incrédule. Au contraire, à plusieurs occasions, il professe
sa foi, non seulement après des évènements comme les deux
naufrages, dont il parvient miraculeusement à sortir vivant, mais
également à la fin de son récit, qu'il termine par une
louange à la gloire de celui qui le protégea durant son long
voyage : « rendant graces & louanges immortelles à Dieu le
souverain Pillote, de m'avoir garenty, de tant de fortunes, naufrages, &
maladies. », voilà les derniers mots de son ouvrage... La position
finale que Palerne réserve à cette louange est significative, si
elle peut apparaitre comme conventionnelle, elle peut également
témoigner d'un remerciement sincère qu'adresse le voyageur
à la divine puissance, qui veilla sur lui quelque soit les lieux et les
moments, quelques soient les périls et les tourments qu'il a pu
traverser. Il est intéressant de remarquer que c'est à
postériori, que se manifeste cette reconnaissance ; c'est après
avoir représenté son long et périlleux voyage, par une
sorte de retour réflexif qu'a permis la narration, que le voyageur rend
grâce à son invisible protecteur. L'écriture de son
expérience a surement permis à Palerne de se rendre compte des
multiples périls auxquels il a survécu, c'est comme si à
la fin de son voyage, il prenait conscience de la folie, qui avait pu le
pousser à entreprendre un tel périple. L'inconscience de la
jeunesse est donc stigmatisée en post-scriptum -et alors, le
récit de voyage prend une valeur didactique et morale- : « Celuy
qui par deux foys à évité naufrage/ Il n'y doit jamais
retourner, s'il est sage // Heureux celuy, qui pour devenir sage/ Du mal
d'autruy faict son apprentissage. »154. Mais revenons aux
dangers de la navigation en Méditerranée, le premier naufrage de
J. Palerne fait office d'entrée en matière, mais ne pensons pas
que ce soit le seul, Palerne en observera plusieurs de manière directe
par exemple, il nous rapporte au chapitre XC « Nous estions partis (...)
avec un autre Caramossallin qui fut ceste nuict submergé, sans qu'il n'y
eut personne de sauvé. » (p.223). De plus, il connaitra un autre
naufrage de manière personnelle, il lui consacre un chapitre
intitulé
sont seulement étoile de feu, qui coustumièrent
tombent aussi en temps de fortune... » (chap.XCIII, p.228-229) Ici ce
n'est point autant la cause du phénomène que son
interprétation qui occupe les voyageurs, nous sommes en plein coeur du
vaste problème des « augures », ces signes extérieurs
qui présupposent qu'un phénomène peut être un
avertissement quant au déroulement de l'avenir. Remarquons, pour aller
plus loin, que cette vision ne présuppose pas un futur
déjà tracé de manière irrévocable, car
l'augure qui prévient les hommes peut permettre de se préparer au
mal qui va advenir, voire et c'est plutôt là l'essence de ce type
de divination, de s'en préserver ou de permettre aux hommes de changer
le cour des choses, d'agir en conformité avec lui.
153 D'ailleurs, avant d'introduire l'interprétation
plus profane du naufrage, il prend la peine de préciser « mais sans
vouloir rejetter ceste raison, comme chose que pouvoit estre, les mariniers
dirent que ... » ch.III., p.66.
154 Dernière page de l'ouvrage, 4 vers placés en
post-scriptum après la mot « fin » (p.316).
53
« Second naufrage advenu à Zibello entre Barutti
& Tripoly »155, comme au début de son récit,
Palerne raconte avec le même talent narratif toute la violence de cette
seconde mésaventure, où il perdit, non seulement ses effets
personnels et ses souvenirs qu'il avait ramené du Caire, mais surtout
son ami et compagnon avec lequel il avançait depuis le début du
voyage, le fameux « gentilhomme Melunoys », qu'il évoquait
dès son avant-propos ; signe que la mémoire du voyageur
est marquée de manière indélébile par des
évènements si tragiques, Palerne donne solennellement au lecteur
la date précise de ce naufrage.
Le désert est un peu l'équivalent sur terre de
l'océan ou de la mer, ce n'est pas là un rapprochement uniquement
métaphorique ou analogique, car les conditions même du voyage dans
les espaces arides rappellent sur certains points la navigation. En effet,
comme Palerne le rapporte, ceux qui traversent les déserts ont des
boussoles : « les marchands et pelerins qui vont à la Mecque sont
contraints de se gouverner par le cadran ou boussole des mariniers, courant
aussi dangereuse fortune qu'eux. »156 ; dans le même
passage, nous apprenons également que, comme les marins, les voyageurs
du desert savent lire dans les étoiles pour trouver leur chemin. De
plus, le désert connait lui aussi, quand le vent s'y déchaine,
ses tempêtes redoutables157. Poursuivant ce parallèle
entre ces deux espaces extrêmement difficiles à vivre et à
franchir, nous pouvons rappeler que, de même que sur le navire, les
vivres et l'approvisionnement en eau sont des problèmes cruciaux lors
des traversés des régions arides. Palerne illustre cette
difficulté inhérente aux déserts, lorsqu'il raconte :
«...la pluspart de la Caravanne se trouvoit des-ja en
nécessité d'eauë, tellement qu'il fallut qu'il fallut caver
dans le sablon bien avant & firent un trou en forme de puyts : où il
se rendit quelque peu d'eauë si trouble, puante & infecte, qu'il est
impossible d'en boyre. »158.
D'autre part, la chaleur, ennemie redoutable, sera combattue
par un cheminement principalement nocturne et des repos aux moments où
le soleil est au zénith159. Les voyageurs français
affronteront les déserts principalement lorsqu'ils se rendront
d'Égypte au Mont-Sinaï, mais ne croyons pas qu'après avoir
passé le désert, ils seront au bout de leur peine. En effet, pour
ce qui est des montagnes, les dangers sont tout aussi réels, comme
l'illustre une anecdote vécue par Pierre Belon, lors de la descente du
Mont-Amamus dans l'obscurité : « un de notre compagnie tomba en une
vallée de plus de quarante toises de haut... », mais, sous le signe
implicite du miracle, Belon
155Chap.LXXXVIII, p.200.
156 Jean Palerne, op.cit., chap.XLVI, p.153.
157 Idem.
158 Chap. XXXIX, p.140.
159 Dans les déserts, les voyageurs se protègent
du soleil en journée et cheminent la nuit, comme l'affirme Pierre Belon
au chapitre 77 du second livre : « séjournâmes tout ce jour
dessous nos tentes ... ».
54
rassure instantanément son lecteur en ajoutant :
«...sans que lui ni son cheval ne fussent blessés, qui fut chose
émerveillable à toute la compagnie »160. En
effet, les voyageurs doivent faire face à des obstacles
géophysiques lors de leur déplacement161, et Palerne
le souligne dans un exemple des plus extrême, lorsqu'il doit
littéralement escalader le Mont-Saint Catherine : « si mal
aisé, qu'il faut se donner la main l'un l'autre et grimper contre le
roc, où l'on a fait de petits trous pour mettre le bout des pieds...
», certes Jean Palerne exagère peut être un peu pour passer
aux yeux de ses proches (pour lesquels il écrit son récit) pour,
ce que nous appellerions aujourd'hui, « un aventurier » courageux et
vaillant (d'autres éléments pourraient aller dans ce sens et nous
amener à nuancer la véracité de certains passages
spectaculaires de son texte), mais il n'en demeure pas moins vrai, que le
voyage en certains lieux d'Orient à une dimension très «
physique », n'oublions pas qu'il est vécu dans le corps avant
d'être représenté dans le récit.
La « réalité du monde extérieur
» s'éprouve et se vérifie par sa « résistance
». En effet, le rapport de l'Homme au monde à lieu sous la forme
d'un choc mutuel, d'une sorte « friction » 162. Les
multiples difficultés et dangers que nous venons d'évoquer font
partie intégrante de l'expérience viatique et plus largement de
la conscience des espaces lointains, qui sont parcourus avant d'être
évoqués et écrits par les voyageurs. Ces derniers
insistent sur ceux-ci de manière redondante tout au long de leur
récit (et font quelque peu valoir aux yeux du lecteur leurs
mérites et leur courage), mais ils ne s'en plaignent pas comme quelque
chose qu'il faudrait supprimer ou réduire, de fait, que serait le
désert sans la soif et la chaleur, que serait la mer sans les
tempêtes et les naufrages ? D'autant plus que ces épreuves,
supportées victorieusement tout au long du voyage, apportent un
crédit supplémentaire au voyageur, qui, s'il ramène au
lecteur une quintessence de l'Orient, lui décrit également les
dangers auxquels il a été soumis pour la lui rapporter. Les
écrivains, s'adressant au lecteur, insistent souvent sur le
caractère confortable du récit en comparaison au voyage lui
même163. Ainsi, les récits, s'ils ne se privent pas de
rendre compte de ces dangers auxquels sont
160 Pierre Belon, op.cit, chap.107 du second livre, p.421.
161 Nous nous permettons d'insister là dessus, car
là encore les conditions ne sont plus les mêmes de nos jours avec
les avions, qui passent littéralement au-dessus des obstacles, ou avec
les lignes ferroviaires et les routes bien tracés. Ainsi, nous avons du
mal à nous représenter l'effort même que constituait le
déplacement à l'époque. Du fait de ces difficultés,
le déplacement lui-même faisait partie intégrante du
voyage. En effet, pour les hommes de cette époque, le voyage ne
commençait pas une fois arrivé à Constantinople : le
déplacement était un aspect essentiel du voyage. On parcourait
vraiment les territoires, alors qu'à l'inverse, de nos jours, les
touristes se rendent le plus souvent d'un point A à un point B, sans
aucunement en éprouver la distance et découvrir les espaces qui
les séparent. Le plus souvent nous survolons les régions ou
roulons à grande vitesse ne prenant plus le temps nécessaire au
voyage authentique.
162 Non pas d'un rapport neutre qui est très souvent celui
du tourisme contemporain qui en cela est une fois de plus diamétralement
opposé au voyage dans ses conditions fondamentalement dangereuses et
difficiles du XVIe siècle.
163 Jean Palerne, op.cit., Avant-propos de l'auteur :
« Donc de tant de dangers, maladies, craintes & desespoirs seront
exempys ceux de mes amis, qui à leur ayse, & en lieu de
seurté liront ces Observations... » p.59.
55
confrontés les voyageurs, s'en distinguent nettement,
par le caractère confortable du livre lu par rapport au voyage
vécu. En effet, la représentation du danger à
laquelle est confrontée le lecteur n'est qu'un « jeu
intérieur » sans grand risque, alors que s'engager sur la
Méditerranée ou sur les terres ottomanes est une démarche
aux conséquences imprévisibles. Alors, celui qui a eu le courage
de braver les dangers et qui revient de loin possède, par rapport «
au commun des mortels », une sorte d'autorité conquise par
l'effort, il sera écouté comme celui qui a vécu des choses
exceptionnelles et incroyables. Mais d'un autre côté, ce discours
sur « l'ailleurs » et sur le lointain est toujours sujet à
caution, il peut être remis en question par des auditeurs qui demandent
à voir et qui peuvent accuser le voyageur de mensonges et
d'affabulation164. Les voyageurs ont conscience de cette
ambigüité, et quand ils veulent publier, ils prennent soin
d'autoriser leur texte et de mettre en avant la vérité de leur
témoignage. Analysons donc ces stratégies d'écriture et
cet esprit assez « mimétique » et véridique, qui anime
l'écriture viatique. Voyons également à quel point cette
démarche du voyage est liée à des conceptions de la
connaissance très axées sur l'expérience et à des
définitions originales du savant qui en découlent.
164 Pensons que, déjà plus de deux siècles
auparavant, Marco Polo avait été accusé de mensonges
lorsqu'il avait décrit les merveilles de la Chine.
56
II. L'écriture du voyage : entre
observation, redécouverte et
tradition.
Dès son Épitre au Cardinal de Tournon,
P. Belon présente clairement son projet et les aspirations qui le
soutiennent : « Je l'ai rédigé en trois livres le plus
fidèlement qu'il m'a été possible (...) narrant
les choses au vrai ainsi que je les ai trouvées ès pays
étranges... », il achève ce même Épitre
en reformulant ce qui précède, marquant d'une intention
encore plus claire son projet d'écriture : « ...ne proposant en
tout ce que j'en [du Levant] écris mettre chose que premièrement
je n'aie vue ; afin que suivant votre commandement, l'ayant mise au vrai,
selon que nature l'a produite, un chacun se puisse persuader et
assurer de lire à la vérité. ». On remarque
ici à quel point la dimension mimétique165 est
primordiale dans l'écriture de Belon, il en fait une règle
d'écriture que nous étudierons plus en détail dans cette
partie de notre travail. Tout en précisant en quoi consiste «
l'observation » -concept au centre de l'oeuvre de Belon-, nous devrons
également esquisser ce qui constitue « la tradition », sans
laquelle l'écriture du voyage en Orient n'est pas compréhensible.
Pour autant, nous ne projetons pas d'accomplir le patient travail érudit
qui déterminerait les différentes sources antiques ou modernes et
leurs apports respectifs aux récits166 . Notre
problème central reste la rencontre de ces deux pôles, que sont le
« vécu » et le « lu » : nous chercherons à
expliquer les rapports qui se tissent entre l'observation issue du voyage en
terres ottomanes et les autorités livresques, qui fondent le savoir
traditionnellement admis (et enrichis par l'écrivain-voyageur de cette
époque). Nous ne prétendons pas réaliser ici un travail
qui tenterait de dégager une « épistémé »
propre à cette fin de Renaissance, cette tâche est bien
au-delà de nos capacités et nos sources sont trop peu nombreuses
pour pouvoir généraliser à ce point. Mais nous
considérons, tout de même, qu'une oeuvre comme celle de Pierre
Belon, tout en conservant sa particularité, est assez
représentative d'une conception féconde du savoir et d'une
attitude nouvelle du savant, qui, comme nous allons le montrer, n'est plus
seulement réductible à la figure de l'érudit travaillant
patiemment sur ses livres dans son cabinet ou du moine lisant tranquillement
dans la bibliothèque de son abbaye. Le savant change de figure, il va
à la rencontre d'un monde qui est conçu sur un modèle
proche de celui du livre : c'est comme si le voyageur se transformait en un
lecteur, qui parcourrait
165 L'idée de « mimesis » sera
employée ici pour souligner la volonté de l'auteur
d'écrire une oeuvre qui tend à « imiter le réel
» ou pour être plus précis, dans ce cas, imiter la nature et
ses créatures, les rendre fidèlement au lecteur. Pour cela,
l'auteur mettra la quête de la vérité au centre de son
oeuvre et la distinguera de certaines formes de « fictions » ou de
portraits fabuleux des terres lointaines, dont la tradition
médiévale et antique était porteuse.
166 Nous renvoyons le lecteur au travail littéraire de
Frédéric Tinguely, op.cit., sur les récits de
voyage dans l'empire ottoman à l'époque de l'ambassade d'Aramon,
qui analyse l'intertextualité avec les textes anciens, mais qui
décèle également les échos et les influences entre
les textes de la même époque.
57
les pages, très denses167, du livre divin,
pages qui seraient alors autant de régions à
déchiffrer168... Ainsi, nous verrons par quels moyens le
voyageur tente de mener à bien sa tâche : lire, autant que
possible dans le grand livre de la vie et du monde. Lire, non sans l'aide des
anciens, ce qui se présente à ses sens et à son
intelligence, avant de pouvoir à son tour prendre la plume et
écrire son récit. L'observation tout autant que la lecture
apparaissent alors nécessaires : le voyageur doit se plonger, outre la
lecture des livres humains, dans la contemplation active du livre de Dieu.
Cette figure nouvelle du savant est intimement liée à une
conception dynamique du « savoir », qui ressort
particulièrement de l'oeuvre de Belon169, dont la
démarche donne à voir un état d'esprit et une attitude
intellectuelle assez typique d'une période qui s'autoproclame
époque de « Renaissance »170. Le voyage et la
redécouverte des terres lointaines de l'Orient
méditerranéen impliquent une attitude et une démarche
spécifiques face au monde et au savoir, que nous nous proposons
d'étudier à présent.
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