3. Des rapports subtils aux anciens et à la tradition
savante.
Nous avons déjà introduit, dans la
première partie de ce travail, l'idée selon laquelle le voyageur,
dans sa démarche viatique, s'inspire de modèles plus ou moins
anciens. Les auteurs étudiés sont pétris de
références humanistes, ils ne se privent pas de commémorer
les illustres exemples de leurs ancêtres (spirituels au moins)
gréco-romains. En effet, les Préfaces de Nicolay et de
Belon abondent en noms mythiques ou historiques, les auteurs rappellent aux
lecteurs des histoires et mythes anciens et prouvent, en même temps, leur
connaissance des textes classiques ; ils marquent, dès l'ouverture de
leurs ouvrages, leur appartenance à la communauté «
humaniste », qui partage des références communes, que nos
auteurs ne manquent pas de citer. Par exemple, Pierre Belon, après nous
avoir rappelé « la renommée immortelle » de «
Mithridate roi de Pont et de tant d'autres provinces », évoque
« Chrion Centaurus, qui fut maitre d'Esculape »,
évidement cette référence n'est pas sans lien avec une
préoccupation principale de Belon : la médecine. Mais il y a bien
ici une référence réservée aux
initiés des belles lettres194, car pour comprendre cette
allusion, le lecteur doit connaitre l'identité d'Esculape, à
savoir, le dieu de la médecine dans la religion romaine. De plus, les
anciens ne servent pas seulement de références, qui autorisent
nos auteurs et leurs donnent du crédit auprès d'érudits
connaisseurs du latin ou du grec, certaines figures antiques sont
également des modèles quant à leur démarche de
voyage195, mais aussi quant à leur démarche
d'écriture. En effet, des auteurs comme Hérodote , Diodore ou
Strabon sont admirés pour leurs oeuvres qui deviennent autant de
modèles pour nos auteurs, car ils « nous ont laissé leurs
lointains voyages par écrits » pour reprendre les propos de Belon
dans sa Préface. Dans la dimension plus «
épistémologique » de sa quête, le
voyageur-écrivain ne peut manquer de s'en référer à
certains modèles qui, outre l'autorisation qu'ils lui procurent, lui
servent d'exemples à la fois textuels et méthodologiques. En
effet, ce n'est que dans la mesure où il connait bien les
références antiques, qu'il pourra s'en détacher
intelligemment196 ou s'y rattacher sagement lorsqu'il le faudra,
l'auteur va
194 C'est comme si il fallait avoir la clé
-ici mythologique- pour décrypter le texte, ainsi l'auteur
présuppose une culture préalable du lecteur, qui lui permettra de
« gagner du temps » - il ne sera pas obligé de rappeler
à chaque fois l'histoire et l'identité qui se cache
derrière un nom, au contraire celui-ci condensera beaucoup de sens et
sera une sorte de signe de renvoie qui s'adressera à la culture du
lecteur, à sa mémoire. Par ailleurs, ces références
communes établiront une forme de complicité entre l'auteur et le
lecteur, ils se comprendront tacitement et auront se doux sentiment de faire
partie d'une même communauté d'esprits.
195 Comme nous l'avons vu à la fin de la
première partie de ce travail (E...1. « La figure du voyageur :
entre l'aventurier moderne & le héros antique ? ».).
196 L'émancipation, toujours partielle, du
voyageur-écrivain par rapport aux modèles antiques peut
schématiquement se diviser en trois temps, selon de F. Tinguely, op.cit.
: 1° connaissance de l'intertexte affirmée ; 2° critique de
leurs discours ; 3° réfutation habile par le vécu et
l'observé ou par les autorités elles-mêmes, qui se
contredisent et se neutralisent mutuellement.
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donc, le plus souvent possible, essayer de se positionner par
rapport à quelque chose de déjà écrit, tenter de
rattacher son propos à ce qui existe déjà dans le monde
des livres. À l'opposé de ces éléments qui
relèvent de l'autorité, dans sa « préface » au
lecteur en tête du second livre, Belon souligne à quel point
l'opinion, qu'il distingue alors du savoir, peut
égarer de la vérité et conduire à des erreurs chez
« quelques-uns s'avançant par trop, ignorant les bonnes lettres et
choses naturelles ». Les deux éléments sur lesquels
s'appuient Belon sont mentionnés ici : la littérature savante et
l'observation des choses naturelles. Belon s'oppose donc bien plus à
l'opinion et à « l'ouï dire », qu'à la tradition
savante : dans le même passage, il distingue explicitement le savoir des
« Grecs et Latins » de « ce que le vulgaire pense ».
Réitérant son idée, il continue en écrivant :
« Parquoi écrivant ce second livre, je ne
prétends non plus mettre que j'ai oculairement
observé ; ou bien prenant l'autorité des anciens
auteurs, j'en approuverai ce que j'en écrirai en plusieurs choses dont
je prétend parler. ».
Il ne fait donc pas figure d' « iconoclaste », mais
il ne sera pas pour autant totalement soumis aux textes de
référence, ce qu'il nous indique implicitement lorsqu'il ajoute
« Et me sentant avoir liberté de pouvoir pleinement écrire
les choses qui se sont offertes à moi, que je voulais examiner, j'en ai
fait ample discours sans rien dissimuler de ce qu'il m'en a semblé.
». Toute son honnêteté intellectuelle, que nous retrouverons
effectivement tout au long de son livre, est condensée dans ce
paragraphe, qui est en quelque sorte le serment d'Hippocrate du voyageur, une
profession de foi de l'écrivain, qui fait valoir à la fois la
mesure entre observation & tradition et la liberté légitime
de son discours. Apprécions la finesse avec laquelle Pierre Belon se
joue des usages ou conventions littéraires de l'époque : il les
accepte, en même temps qu'il les redéfinit par l'autorité
que lui confère son statut de témoin ayant parcourus les terres
qu'il évoque, ayant observé de ses yeux les choses qu'il
décrit.
Pierre Belon a une très forte conscience des
problèmes que pose l'écriture, cette forme de
réécriture (au sens où l'intertextualité y est
toujours à l'oeuvre), comme le montrent certains de ses commentaires,
où il se situe explicitement par rapport à la tradition, par
exemple, lorsqu'il écrit : « Il me suffit pour le présent
traiter succinctement les choses exquises concernant mon observation, car
écrire de la ville d'Alexandrie par le menu après tant de grands
personnages, ce ne serait que redite. »197. Il se dégage
une idée cruciale derrière l'apparente
légèreté de cette phrase. En effet, le voyageur lorsqu'il
se fait écrivain doit faire des choix d'écriture pour se plier au
nombre limité de page d'un livre, alors, il peut, comme Belon,
préférer sélectionner ce qu'il trouve d'original ou de
singulier, plutôt que de réécrire ce qu'on a
déjà pu lire de nombreuses fois ailleurs. Cette attitude, qui une
fois formulée, apparait comme la plus naturelle et la plus intelligente,
n'est pas toujours la
197 Pierre Belon, op.cit., Chap. 19 du second livre, p.265.
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norme qui guide l'écriture des récits de voyage,
Nicolas de Nicolay est à cet égard un « contre-exemple
». Lorsque les voyageurs s'inspirent plus de leurs lectures que de leur
voyage vécu, au lieu d'avoir du nouveau ou de l'inédit, on se
retrouve face à de la « redite », face à des formes
plus ou moins perceptibles de compilations, c'est ce que semble vouloir
éviter Belon, en évitant de répéter 'tout ce que
l'on sait déjà' sur Alexandrie198. Le voyageur inscrit
alors son texte dans un ensemble littéraire auquel il se
réfère, sans tomber dans la copie servile ou la
répétition à l'identique. Dans ce cas, la connaissance des
autorités devient nécessaire non pour les imiter, mais au
contraire pour ne pas les répéter, et pour amener des
éléments nouveaux, des singularités différentes de
celles qu'on a pu déjà écrire dans le passé et que
tout un chacun peut déjà lire dans les textes classiques. Cet
exemple est à rattacher aux conceptions les plus profondes, que Pierre
Belon se fait du savoir et de sa propre oeuvre : tel « un nain
juché sur des épaules de géants », il a conscience de
poser sa pierre au grand édifice du savoir millénaire, qu'il se
doit de connaitre au préalable et d'enrichir modestement, non de piller
(« compiler » pour le dire plus délicatement) et de faire
passer pour sien. Pierre Belon affirme clairement la même idée,
lorsqu'il se permet d'abréger une évocation du fait que celle-ci
est déjà abondamment développée dans d'autres
textes que les siens : (à propos de l'Ichneumon plus connu de
nos jours sous le nom de Mangouste) « Les auteurs en ont dit plusieurs
autres choses (...) que je n'ai mises en ce lieu pour éviter
prolixité, pensant satisfaire d'en bailler sa description.
»199. Dans le même ordre d'idée, Jean Palerne se
dispense de décrire la ville de Rome, qu'il a parcouru sur son voyage de
retour : « après avoir veu & recogneu les antiquitez &
singulariter d'icelle [Rome], que je passeray soubs silence pour estre assez
cogneuës à tous nos François... »200. En
effet, l'auteur a conscience que sa tâche doit être limitée
à ce qui n'a pas déjà été écrit et
réécrit, il n'a aucune prétention à rendre compte
de la ville de Rome, qui a déjà inspirée de nombreuses
descriptions et narrations de voyage depuis des siècles. Ainsi, Jean
Palerne, et plus encore Pierre Belon, suivent une démarche assez
déterminante, qui va limiter leur écriture à ce qu'ils
jugent digne d'être écrit et à ce qui se distingue de ce
qu'on peut lire communément. Voici peut être l'origine de cette
quête incessante des « singularités » au cours de leurs
pérégrinations, ces dernières, inséparables de leur
caractère inédit jusqu'alors, justifient en partie la publication
du récit et la prétention à écrire du voyageur.
Mais plus encore que ce qu'il rapporte, c'est la dimension
vécue et expérimentée du voyage, qui confère au
voyageur l'autorité de son discours et qui garantit
l'authenticité de sa démarche
198 Ainsi, il renvoie implicitement les lecteurs qui
voudraient en savoir plus aux textes anciens de référence, en
quelque sorte, c'est comme s'il considérait ces auteurs comme des
lectures préalablement acquises, faisant partie du bagage fondamental de
tout bon lecteur, sur lesquels il n'a alors pas besoin de s'appesantir.
199 P. B., op.cit., Chap. 22, p.272.
200 J.P., Chap.CXXXI, p.315.
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d'écriture. Cet effort, que nous pourrions qualifier de
« mimétique », passe en grande partie par un mode de
représentation, qui se veut en adéquation avec son objet et qui
prend largement pour modèle ce témoignage direct qu'est le
regard.
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