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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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3. Des rapports subtils aux anciens et à la tradition savante.

Nous avons déjà introduit, dans la première partie de ce travail, l'idée selon laquelle le voyageur, dans sa démarche viatique, s'inspire de modèles plus ou moins anciens. Les auteurs étudiés sont pétris de références humanistes, ils ne se privent pas de commémorer les illustres exemples de leurs ancêtres (spirituels au moins) gréco-romains. En effet, les Préfaces de Nicolay et de Belon abondent en noms mythiques ou historiques, les auteurs rappellent aux lecteurs des histoires et mythes anciens et prouvent, en même temps, leur connaissance des textes classiques ; ils marquent, dès l'ouverture de leurs ouvrages, leur appartenance à la communauté « humaniste », qui partage des références communes, que nos auteurs ne manquent pas de citer. Par exemple, Pierre Belon, après nous avoir rappelé « la renommée immortelle » de « Mithridate roi de Pont et de tant d'autres provinces », évoque « Chrion Centaurus, qui fut maitre d'Esculape », évidement cette référence n'est pas sans lien avec une préoccupation principale de Belon : la médecine. Mais il y a bien ici une référence réservée aux initiés des belles lettres194, car pour comprendre cette allusion, le lecteur doit connaitre l'identité d'Esculape, à savoir, le dieu de la médecine dans la religion romaine. De plus, les anciens ne servent pas seulement de références, qui autorisent nos auteurs et leurs donnent du crédit auprès d'érudits connaisseurs du latin ou du grec, certaines figures antiques sont également des modèles quant à leur démarche de voyage195, mais aussi quant à leur démarche d'écriture. En effet, des auteurs comme Hérodote , Diodore ou Strabon sont admirés pour leurs oeuvres qui deviennent autant de modèles pour nos auteurs, car ils « nous ont laissé leurs lointains voyages par écrits » pour reprendre les propos de Belon dans sa Préface. Dans la dimension plus « épistémologique » de sa quête, le voyageur-écrivain ne peut manquer de s'en référer à certains modèles qui, outre l'autorisation qu'ils lui procurent, lui servent d'exemples à la fois textuels et méthodologiques. En effet, ce n'est que dans la mesure où il connait bien les références antiques, qu'il pourra s'en détacher intelligemment196 ou s'y rattacher sagement lorsqu'il le faudra, l'auteur va

194 C'est comme si il fallait avoir la clé -ici mythologique- pour décrypter le texte, ainsi l'auteur présuppose une culture préalable du lecteur, qui lui permettra de « gagner du temps » - il ne sera pas obligé de rappeler à chaque fois l'histoire et l'identité qui se cache derrière un nom, au contraire celui-ci condensera beaucoup de sens et sera une sorte de signe de renvoie qui s'adressera à la culture du lecteur, à sa mémoire. Par ailleurs, ces références communes établiront une forme de complicité entre l'auteur et le lecteur, ils se comprendront tacitement et auront se doux sentiment de faire partie d'une même communauté d'esprits.

195 Comme nous l'avons vu à la fin de la première partie de ce travail (E...1. « La figure du voyageur : entre l'aventurier moderne & le héros antique ? ».).

196 L'émancipation, toujours partielle, du voyageur-écrivain par rapport aux modèles antiques peut schématiquement se diviser en trois temps, selon de F. Tinguely, op.cit. : 1° connaissance de l'intertexte affirmée ; 2° critique de leurs discours ; 3° réfutation habile par le vécu et l'observé ou par les autorités elles-mêmes, qui se contredisent et se neutralisent mutuellement.

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donc, le plus souvent possible, essayer de se positionner par rapport à quelque chose de déjà écrit, tenter de rattacher son propos à ce qui existe déjà dans le monde des livres. À l'opposé de ces éléments qui relèvent de l'autorité, dans sa « préface » au lecteur en tête du second livre, Belon souligne à quel point l'opinion, qu'il distingue alors du savoir, peut égarer de la vérité et conduire à des erreurs chez « quelques-uns s'avançant par trop, ignorant les bonnes lettres et choses naturelles ». Les deux éléments sur lesquels s'appuient Belon sont mentionnés ici : la littérature savante et l'observation des choses naturelles. Belon s'oppose donc bien plus à l'opinion et à « l'ouï dire », qu'à la tradition savante : dans le même passage, il distingue explicitement le savoir des « Grecs et Latins » de « ce que le vulgaire pense ». Réitérant son idée, il continue en écrivant :

« Parquoi écrivant ce second livre, je ne prétends non plus mettre que j'ai oculairement

observé ; ou bien prenant l'autorité des anciens auteurs, j'en approuverai ce que j'en écrirai en plusieurs choses dont je prétend parler. ».

Il ne fait donc pas figure d' « iconoclaste », mais il ne sera pas pour autant totalement soumis aux textes de référence, ce qu'il nous indique implicitement lorsqu'il ajoute « Et me sentant avoir liberté de pouvoir pleinement écrire les choses qui se sont offertes à moi, que je voulais examiner, j'en ai fait ample discours sans rien dissimuler de ce qu'il m'en a semblé. ». Toute son honnêteté intellectuelle, que nous retrouverons effectivement tout au long de son livre, est condensée dans ce paragraphe, qui est en quelque sorte le serment d'Hippocrate du voyageur, une profession de foi de l'écrivain, qui fait valoir à la fois la mesure entre observation & tradition et la liberté légitime de son discours. Apprécions la finesse avec laquelle Pierre Belon se joue des usages ou conventions littéraires de l'époque : il les accepte, en même temps qu'il les redéfinit par l'autorité que lui confère son statut de témoin ayant parcourus les terres qu'il évoque, ayant observé de ses yeux les choses qu'il décrit.

Pierre Belon a une très forte conscience des problèmes que pose l'écriture, cette forme de réécriture (au sens où l'intertextualité y est toujours à l'oeuvre), comme le montrent certains de ses commentaires, où il se situe explicitement par rapport à la tradition, par exemple, lorsqu'il écrit : « Il me suffit pour le présent traiter succinctement les choses exquises concernant mon observation, car écrire de la ville d'Alexandrie par le menu après tant de grands personnages, ce ne serait que redite. »197. Il se dégage une idée cruciale derrière l'apparente légèreté de cette phrase. En effet, le voyageur lorsqu'il se fait écrivain doit faire des choix d'écriture pour se plier au nombre limité de page d'un livre, alors, il peut, comme Belon, préférer sélectionner ce qu'il trouve d'original ou de singulier, plutôt que de réécrire ce qu'on a déjà pu lire de nombreuses fois ailleurs. Cette attitude, qui une fois formulée, apparait comme la plus naturelle et la plus intelligente, n'est pas toujours la

197 Pierre Belon, op.cit., Chap. 19 du second livre, p.265.

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norme qui guide l'écriture des récits de voyage, Nicolas de Nicolay est à cet égard un « contre-exemple ». Lorsque les voyageurs s'inspirent plus de leurs lectures que de leur voyage vécu, au lieu d'avoir du nouveau ou de l'inédit, on se retrouve face à de la « redite », face à des formes plus ou moins perceptibles de compilations, c'est ce que semble vouloir éviter Belon, en évitant de répéter 'tout ce que l'on sait déjà' sur Alexandrie198. Le voyageur inscrit alors son texte dans un ensemble littéraire auquel il se réfère, sans tomber dans la copie servile ou la répétition à l'identique. Dans ce cas, la connaissance des autorités devient nécessaire non pour les imiter, mais au contraire pour ne pas les répéter, et pour amener des éléments nouveaux, des singularités différentes de celles qu'on a pu déjà écrire dans le passé et que tout un chacun peut déjà lire dans les textes classiques. Cet exemple est à rattacher aux conceptions les plus profondes, que Pierre Belon se fait du savoir et de sa propre oeuvre : tel « un nain juché sur des épaules de géants », il a conscience de poser sa pierre au grand édifice du savoir millénaire, qu'il se doit de connaitre au préalable et d'enrichir modestement, non de piller (« compiler » pour le dire plus délicatement) et de faire passer pour sien. Pierre Belon affirme clairement la même idée, lorsqu'il se permet d'abréger une évocation du fait que celle-ci est déjà abondamment développée dans d'autres textes que les siens : (à propos de l'Ichneumon plus connu de nos jours sous le nom de Mangouste) « Les auteurs en ont dit plusieurs autres choses (...) que je n'ai mises en ce lieu pour éviter prolixité, pensant satisfaire d'en bailler sa description. »199. Dans le même ordre d'idée, Jean Palerne se dispense de décrire la ville de Rome, qu'il a parcouru sur son voyage de retour : « après avoir veu & recogneu les antiquitez & singulariter d'icelle [Rome], que je passeray soubs silence pour estre assez cogneuës à tous nos François... »200. En effet, l'auteur a conscience que sa tâche doit être limitée à ce qui n'a pas déjà été écrit et réécrit, il n'a aucune prétention à rendre compte de la ville de Rome, qui a déjà inspirée de nombreuses descriptions et narrations de voyage depuis des siècles. Ainsi, Jean Palerne, et plus encore Pierre Belon, suivent une démarche assez déterminante, qui va limiter leur écriture à ce qu'ils jugent digne d'être écrit et à ce qui se distingue de ce qu'on peut lire communément. Voici peut être l'origine de cette quête incessante des « singularités » au cours de leurs pérégrinations, ces dernières, inséparables de leur caractère inédit jusqu'alors, justifient en partie la publication du récit et la prétention à écrire du voyageur.

Mais plus encore que ce qu'il rapporte, c'est la dimension vécue et expérimentée du voyage, qui confère au voyageur l'autorité de son discours et qui garantit l'authenticité de sa démarche

198 Ainsi, il renvoie implicitement les lecteurs qui voudraient en savoir plus aux textes anciens de référence, en quelque sorte, c'est comme s'il considérait ces auteurs comme des lectures préalablement acquises, faisant partie du bagage fondamental de tout bon lecteur, sur lesquels il n'a alors pas besoin de s'appesantir.

199 P. B., op.cit., Chap. 22, p.272.

200 J.P., Chap.CXXXI, p.315.

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d'écriture. Cet effort, que nous pourrions qualifier de « mimétique », passe en grande partie par un mode de représentation, qui se veut en adéquation avec son objet et qui prend largement pour modèle ce témoignage direct qu'est le regard.

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"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore