2. L'admiration des Turcs & de la civilisation
ottomane: du discours sur l'autre à la conscience de soi.
« Porteur d'eau », illustration extraite des
Navigations & Pérégrinations de Nicolas de
Nicolay.
135
Avant d'évoquer des comportements turcs aux apparences
étonnement chrétiennes, pour les voyageurs, revenons, quelque
peu, sur cette parenté doctrinale et traditionnelle entre Islam &
Christianisme. Pierre Belon expose les éléments chrétiens
présents dans l' « Alcoran » de manière très
précise, en se référant directement aux chapitres et aux
livres de ce dernier413. Il témoigne ainsi d'une connaissance
relativement bonne, pour l'époque, du texte fondateur de l'Islam
(diffusé en Europe, plus largement qu'auparavant, au cours du
XVIe siècle, notamment par l'effort de quelques
lettrés arabisants, qui vont le traduire et le faire imprimer). En
effet, toujours dans la première dizaine de chapitres, qui ouvrent son
tiers livre, Belon prouve son haut degré d'érudition et de
connaissance de la culture religieuse islamique, lorsqu'il se
réfère à la « Zuna » et au « livre d'Asear
», autres textes fondateurs de la religion musulmane, qu'il cite
directement, comme sources des histoires et croyances qu'il rapporte. Mais
comprenons bien, que cette connaissance de la doctrine des «
Infidèles » est conçue comme participant de la lutte contre
leurs erreurs, Pierre Belon le précise explicitement, à la fin du
chapitre 7, comme pour se préserver de tout soupçon ou critique :
« Toutes lesquelles choses j'ai écrites pour montrer le peu de
jugement de Mahomet, d'écrire choses si folâtres. » (p.455).
Mais si le texte et les croyances religieuses sont facilement critiqués
par les voyageurs français, ils ne peuvent manquer de remarquer certains
comportements des Musulmans, qui se conforment étonnement bien à
la morale chrétienne et aux devoirs qu'elle promeut.
Par exemple, Belon rend justice à cette bonne habitude
qu'ont les riches Turcs de réaliser des « oeuvres pieuses »
d'utilité publique, qui sont bâties et fonctionnent à leurs
frais, tels des bains publics, des caravansérails, des aqueducs &
fontaines, des mosquées : « les grands seigneurs qui sont devenus
riches en la maison du Turc (...) font faire de tels édifices par
charité... »414. Cette notion centrale du
christianisme est bien présente, aussi étonnant que cela puisse
paraitre aux lecteurs, aux vues des préjugés de l'époque,
certains Turcs témoignent par leurs actes de cette vertu cardinale, aux
yeux de tout vrai Chrétien ! En outre, la charité des Turcs ne
s'arrêtent pas là, en effet, on apprend, que dans leurs
caravansérails, qui hébergent gratuitement les
voyageurs, l'hospitalité ne connait pas de frontières nationales
ou religieuses : « Nul ne vient là qui soit refusé, soit
juif, soit chrétien, idolâtre ou turc. »415. Cette
hospitalité est également universelle par son caractère
égalitaire416, comme le précise Belon, un peu plus
après : « l'étranger n'aura pas moins que
413 Voir chap.3 du tiers livre, p.446.
414 Chap.59, du premier livre, p.190.
415 Chap.59, du premier livre, p.191.
416 Cette attitude vis-à-vis des étrangers et des
voyageurs pourrait renforcer l'idée, que nous avons déjà
rencontrée, d'un Empire ottoman « cosmopolite ».
136
le plus grand personnage. »417. Dans ce
contexte, le choc culturel est d'ampleur importante pour un voyageur occidental
habitué aux « hôtelleries », comme l'indique cette
phrase de Belon à celui qui cherche à lire entre les lignes :
« Nul Turc quel qu'il soit n'a honte de se loger dedans telle
manière d'hôpital, ni de prendre l'aumône en la sorte que
j'ai dit, car c'est la façon de faire du pays. ». Belon exprime
tacitement la gêne, qui peut atteindre le voyageur européen, peu
coutumier à quémander un toit et un repas sans les payer en
retour418. De même, que ces édifices fondés
« pour l'amour de Dieu », un élément qui étonne
souvent le voyageur est la gratuité de l'eau, qui est fournie par pure
dévotion religieuse, sans attendre systématiquement de
récompense ou de contrepartie419. Par l'exemple ottoman, les
Chrétiens sont amenés à se remettre en question et
à s'apercevoir, qu'ils sont peut-être plus loin qu'ils ne
l'imaginaient de la religion, dont ils se disent les représentants.
Toujours selon le même mécanisme, les Chrétiens sont
indirectement apostrophés et rappelés à leurs devoirs, par
la violente comparaison avec les Musulmans. À cet égard,
mentionnons un exemple grandement significatif, extrait du récit de Jean
Palerne, après avoir évoqué la grande religiosité
et vertu des musulmans, il pousse ce cri du coeur en forme de prière :
« Pleust à Dieu que les Chrétiens fussent ainsi zelez
à l'amour de leur prochain. »420. De même, les
musulmans apparaissent très chrétiens au lecteur, lorsque Palerne
écrit à leurs propos : « ...se pardonnans lors les uns les
autres, mesme à leurs ennemys... »421, Palerne lui
même concède l'étonnement que ce genre de constatation peut
induire chez le lecteur chrétien, lorsqu'il écrit ; « Chose
que difficilement pourroit on croire, qui se pratique néantmoins entre
ces infidèles »422. En effet, le jeune voyageur fait
preuve de stupéfaction et d'admiration vis-à-vis des «
mahométistes » et de leurs vertus religieuses :
« ils font de grandes aumosnes, & observent
principalement les trois poincts à eux tant de foys recommandez par
Mahomet, sçavoir, la prière, le jeusne, & la charité :
par le moyen de laquelle ne se voit aucun mendiant entr'eux. Aussi
tiennent ils qu'un foble423 donné de bon cueur durant la vie,
vaut mieux que cent medains aprez la mort »424
Une fois de plus, son discours balance entre l'éloge du
Turc et la réprimande implicite aux mauvais Chrétiens, que sont
les Occidentaux. En effet, l'absence de mendiant dans les
sociétés ottomanes,
417 Chap.59, du premier livre, p.192.
418 Une fois de plus, le voyage est une expérience
riche en enseignements pour le voyageur, qui, dans ce cas, va apprendre
l'humilité et accepter de recevoir l'aumône en pure
gratuité, mettant de côté son orgueil et ses habitudes
culturelles.
419 Pierre Belon, op.cit., chap.71 : « Les arabes mettent
communément de l'eau par les lieux publics et en font porter par des
gens qui en donnent à tous allant et venant, sans rien en demander...
». Nicolas de Nicolay ramène à son lecteur un magnifique
portrait de ces porteurs d'eau (nous avons reproduit cette illustration
extraite des Navigations & Pérégrinations, en
tête de cette partie).
420 Chap.LXIII, p.176.
421 Chap.XXVII, p.112.
422 Chap.XXVII, p.112.
423 Monnaie de cuivre de faible valeur.
424 Chap.XXVII, p.111.
137
doit faire grandement réfléchir ceux qui se
veulent héritiers véritables du Christ, qui prônait une
attitude, dont les musulmans semblent manifestement plus se rapprocher, que les
Chrétiens d'Europe425. Par ailleurs, la dernière
phrase de Palerne, toujours sous les apparences de neutralité et de
description de la religion ottomane, pourrait faire écho au
problème des indulgences, qui secoua fortement le monde catholique et
devait encore être un argument typique des discours protestants, à
l'époque de Jean Palerne. Ne faisons pas de ce dernier un protestant,
nous avons vu qu'au contraire, dans certains passages de son texte, il critique
avec virulence les « huguenots » français, mais Palerne n'en
est pas pour autant totalement soumis à l'Église, il peut se
permettre, le voyage & la rencontre de l'altérité l'invitent
à le faire, de réfléchir sur sa culture et son temps.
C'est, en tout cas, ce qu'il fait dans cet extrait, quant au problème de
la misère trop commune en Europe, alors qu'elle ne semble pas avoir cour
en terres musulmanes. Il pousse donc ici à un haut degré de
perfection son procédé de « réformation morale par la
honte », qui semble dire au lecteur d'un ton provoquant « Les
Infidèles seraient-ils plus chrétiens que vous ? ». C'est
comme si Palerne invitait les Occidentaux à être digne de leur foi
chrétienne : l'évocation de la ferveur religieuse des Musulmans
est l'occasion de remontrances envers l'Église européenne.
D'ailleurs, il renforce cette idée, et son effet, en ajoutant
explicitement, à propos des devoirs et observances religieuses, auxquels
sont tenus les mahométistes : « ...d'ont ils s'acquitent beaucoup
mieux que nous. ». Relevons le ton assez libre et critique de ce jeune
homme, surement lié à l'absence de fonction officielle et au
caractère délibérément restreint des destinataires
de son texte, qui donne à sa plume une grande liberté
d'expression, qui fonde à nos yeux le caractère précieux
de son récit, en tant que source historique et témoignage
original sur l'Orient.
D'autre part, Pierre Belon, fidèle à sa justesse
de propos, ne se laisse pas aller à l'opinion courante, véritable
leitmotiv du récit de Nicolay, selon laquelle les Turcs sont de
grands destructeurs des territoires qu'ils dominent. Au contraire, il affirme,
que les Turcs ne démolissent rien : « Je veux dire en outre que les
Turcs ont toujours eu cette coutume, que quelque château ou forteresse
qu'ils aient jamais pris est demeuré au même état en quoi
ils l'ont trouvé, car ils ne démolissent jamais rien des
édifices et engravures. »426. Mais les qualités
des Turcs ne s'arrêtent pas à cet esprit de conservation et
d'assimilation des cultures rencontrées, Belon souligne
également, à maintes reprises, certaines de leurs
qualités, notamment pour ce qui est de l'obéissance et de la
discipline (qui leur valent en grande partie leur supériorité
militaire). En effet, le Français ne reconnait pas ce
425 Ce rapprochement entre Christianisme et Islam se retrouve
également dans leurs éléments formels, lorsque les auteurs
rapportent et traduisent certaines prières et formules rituelles
musulmanes, qui rappellent étonnement les formules chrétiennes.
Voir par exemple dans le récit de Palerne, chap.XVIII, p.113, au
deuxième paragraphe.
426 Chap.13, second livre, p.257.
138
qu'il associe « naturellement » -ou pour être
plus rigoureux, nous devrions dire « culturellement »aux gens de
guerres :
« J'ai eu occasion d'écrire la grande continence
et obéissance des gens de guerre du Turc : car combien qu'il y eût
vingt ou trente hommes aux portes de la ville, qui les gardent soigneusement,
toutefois c'était si grand silence et modestie, qu'on n'y oyait non plus
de bruit que s'il n'y eut personne, et il semblait plutôt que ce fussent
artisans que gens de guerre. »427
L'effet de miroir, que provoque la rencontre de
l'altérité, est ici manifeste, Belon découvre que
l'attitude des militaires européens, qui, comparée à celle
des Ottomans, apparait grandement débridée, n'est pas la seule
possible et réalisable. Le simple fait que cette discipline des
militaires ottomans apparaisse remarquable, aux observateurs de
l'époque, renvoie indirectement à l'indiscipline des combattants
européens. Cette dernière peut également être sous
entendue par une comparaison implicite de Palerne, qui affirme à propos
des militaires turcs : « ...sont encore maintenus en tel ordre, &
bonne discipline militaire, que marchans aux champs, ils n'oseroyent avoir
prins un oeuf sans payer », n'évoque t-il pas implicitement le
contre exemple, trop bien connu, des actes de pillages et de prédations
commis par les troupes militaires et les mercenaires sur les campagnes
françaises ? Nous retrouvons d'autres comparaisons de ce type, dans le
récit de Belon, qui, renforcé dans son jugement par l'exemple des
Turcs, condamne les Occidentaux :
« Les Turcs ne diffinent [=définissent] pas la
vaillantise ainsi que nous : car en Europe, si quelqu'un est toujours
prêt à se battre (...) et est balafré, jureur, et
colère, et a gagné le point d'avoir dementi un autre, icelui sera
mis en perspective d'un homme vaillant, loué homme de bien. Mais les
Turcs en temps de paix se montrent modestes, et posent les armes en leurs
maisons pour vivre pacifiquement, et ne voit-on point qu'ils
portent leurs cimeterres allant par la ville... »428.
Parfois, l'auteur se permet de disqualifier les
Européens par rapport aux Turcs, dans d'autres domaines, par exemple
pour ce qui est de la couture, il affirme sans détour, ni
précaution :
« Je dis que les couturiers de Turquie, si l'on fait
comparaison de leurs ouvrages à ceux qui sont cousus en Europe, cousent
toutes besognes mieux et plus élégamment que ne font ceux du pays
des Latins, tellement qu'on dirait que l'ouvrage d'Europe n'est que ravaudage
au prix du leur. »429
De même, au chapitre suivant, il affirme : « Les
cordonniers et selliers cousent si proprement en cuir qu'il est impossible de
faire mieux. », ne craignant point de se répéter, le
voyageur français affirme de nouveau la supériorité des
Turcs : « Je ne sache bouchers plus habiles à apprêter les
chairs fraiches que ceux de Turquie. »430. Ainsi, un
observateur comme Belon, au
427 Chap.14, Second livre p.259.
428 Pierre Belon, Chap.18, Tiers-livre, p.477.
429 Idem, Chap.44, Tiers-livre, p.517.
430 Idem, Chap.47, Tiers-livre, p.519.
139
jugement affermi en matière de savoirs-faire et de
techniques artisanales, n'hésite pas à mettre en avant les
qualités des Turcs, en faisant fi de l'orgueil des Européens, qui
préjugeraient trop facilement de leur supériorité dans
tous les domaines.
L'admiration du voyageur ne se porte pas seulement sur les
Turcs et sur certains de leurs actes manifestement vertueux, plus largement,
elle se porte sur la civilisation ottomane, qui quelquefois étonne et
séduit le voyageur par son raffinement. L'exemple qui illustre le mieux
cette idée est celui des bains, Jean Palerne vante à ses lecteurs
les bienfaits des saunas publics et des massages qu'on peut y
recevoir431, de même, Belon affirme, que, grâce à
leurs pratiques d'hygiène et de culture du corps, « les Turcs sont
les plus nettes gens du monde »432. De son côté,
Nicolas de Nicolay consacre un chapitre à la description ce raffinement
oriental433, bien que celui-ci soit la reproduction du texte d'un
autre récit sur le monde ottoman, il n'en est pas moins une
reconnaissance du haut degré de civilisation des Ottomans, qui sur ce
point sont les dignes héritiers des Anciens.
Cette idée des Ottomans « successeurs » des
grandes civilisations de l'antiquité est redondante dans les textes, les
auteurs voient dans cette reprise et cette assimilation
d'éléments anciens, une des explications de leur grandeur
présente. Les bains ne sont pas le seul élément, qui
apparente les Turcs aux sociétés antiques, certains savoirs faire
et pratiques, comme la technique médicale, qui consiste à
guérir le mal par la brulure434, le port des bagages en
guerre par les soldats eux-mêmes (« les romains faisaient ainsi
anciennement »435, précise Belon), ou encore le sel
emporté en campagne par les militaires (« il est composé
comme était anciennement celui des Grecs. »436) vont
fonder, toujours plus fortement, cette filiation. Belon va fixer cette
idée dans l'esprit des lecteurs, en intitulant le chapitre 21 de son
tiers-livre : « Des Turcs qui retiennent plusieurs choses de
l'Antiquité. ». Du fait de cette filiation, le voyage spatial se
transforme parfois en voyage temporel : la rencontre avec les Turcs va alors
être l'occasion pour les voyageurs de se rapprocher de
l'Antiquité, leur connaissance du passé peut alors s'accroitre
grâce à l'observation de ce qui en reste dans le présent
ottoman. Ainsi, P. Belon fait judicieusement remarquer : « Qui
voudrait éclaircir quelque chose de la musique des instruments anciens
aurait meilleur argument de
431 « lon se sent aprez merveilleusement disposé,
& les membres si gays, qu'il est incroyable. » chap.XXIIII, p.107.
432 Ch. 35, tiers livre, p.506.
433 Chap.22, premier livre, p.137.
434 Chap.21, tiers livre, p.481.
435 Ch.26, tiers livre, p.488.
436 Idem.
140
l'expérience de ceux qu'on voit en Grèce et
Turquie, que ce que nous trouvons par écrit. »437. Le
voyage pallie aux limites des textes, il les complète, en donnant
à voir un « passé » encore vivant, dans le
présent d'un ailleurs. Parfois, les parallèles avec
l'Antiquité, que dressent les auteurs, vont se référer aux
pratiques les plus quotidiennes : « les Turcs sont assis à plat de
terre et déchaussés en buvant et mangeant comme aussi
faisaient les Romains... »438. De même, Nicolay
affirme à propos de l'organisation militaire des ottomans, et plus
précisément, des janissaires :
« L'ordre desquels n'est autre chose qu'une imitation
de la phalange macédonique avec lequel le grand Alexandre
étendit sa domination et monarchie quasi sur toutes les régions
de la terre. Et semble que les Turcs, occupateurs de son empire
soient aussi imitateurs en la discipline militaire des antiques rois de
Macédoine »439.
Les exemples de cette idée (selon laquelle les Ottomans
s'inspirent grandement des Anciens) sont multiples, cette relation aux
prestigieuses civilisations du passé accroit grandement leur aura et la
fascination, qu'ils exercent sur des voyageurs français «
humanisants », plein d'admiration pour l'Antiquité
gréco-latine. Mais d'un autre côté, dire que les Turcs
doivent une grande part de leur sagesse et de leurs savoirs faire à
l'Antiquité, c'est également leur retirer une partie du
mérite, et le rendre aux Anciens plutôt qu'aux Musulmans ; c'est
tout autant inviter les Européens à, eux aussi, s'inspirer
toujours plus de la sagesse du passé, idée indéniablement
liée à l'Esprit humaniste, qui habite ces voyageurs de la fin de
la Renaissance. Comme nous l'avons déjà vu440, cette
redécouverte et cette revitalisation des savoirs anciens est au centre
des projets viatiques d'un voyageur comme Belon, bien décidé, par
exemple, à sauver des plantes de l'oubli et à remettre leurs
vertus thérapeutiques en usage441. Nous sommes au coeur d'une
conception essentielle de la Renaissance : le passé, dans son sens le
plus large (pas seulement le passé récent ou la tradition),
peut-être source de connaissances et de savoirs-faire très
estimables et utiles aux temps présents442.
Observer les Turcs permet aux écrivains-voyageurs
d'apprendre des savoirs-faire anciens et de découvrir des savoirs-vivre
du passé, mais c'est aussi bien souvent, pour les Français,
l'occasion de prendre une leçon de gouvernement politique et social. En
effet, on frise le traité d'art politique à certains moments des
récits, par exemple, lorsque Jean Palerne expose les trois causes de
la
437 P. Belon, chap.49, tiers-livre, p.520.
438 Pierre Belon, op.cit., ch.30, tiers livre, p.494.
439 Nicolas de Nicolay, op.cit., chap.III du troisième
livre, p.156.
440 Seconde partie de ce travail.
441 Ainsi, le voyage et son récit peuvent ouvrir de
nouveaux horizons pratiques aux sociétés européennes et
contribuer, à ce que nous appellerions aujourd'hui, « un transfert
culturel ».
442 Dans ce cas, le savoir se constitue d'une tension
permanente entre la tradition, l'innovation, et surtout la redécouverte,
à laquelle peut se livrer le voyageur, car en se déplaçant
dans les espaces lointains, il entame également une sorte de voyage dans
le temps : l'archéologue des savoirs anciens devient un bâtisseur
des mondes à venir.
141
puissance du gouvernement ottoman : « On peut tirer trois
principaux poincts, par lesquels les Empereurs turcs peuvent régner en
paix, & maintenir longuement leur Empire... »443. Maintenir
son pouvoir et la paix politique, ces deux problèmes cruciaux de l'art
politique peuvent intéresser des lecteurs, qui seraient hommes de
pouvoir et qui voudraient tenter d'appliquer les méthodes et principes
ottomans, pour arriver à des résultats tout aussi probants.
Ainsi, le voyage est l'occasion d'observer les techniques et l'organisation
militaire de l'adversaire, de même que le récit a pour
utilité de rapporter celles-ci aux Européens. Jean Palerne donne
quelques exemples de cette collecte d'informations stratégiques, il
rapporte au lecteur les petites astuces qu'ont les ottomans pour mieux effrayer
leurs adversaires et pour mieux combattre. Par exemple, il écrit
à propos de la prise d'opium, dont les janissaires sont coutumiers :
« lesquels allans en guerre ont accoustumé de manger d'Opium, que
nous appelons pavot, pour les rendre plus furieux »444. De
même, Nicolay présente en détails l'organisation
strictement hiérarchisée de l'armée ottomane, de ce point
de vue, en bon espion et informateur qu'il était, il participe à
une meilleure connaissance et une représentation plus précise de
l'Adversaire potentiel, qu'est l'Empire ottoman, présenté dans la
diversité de ses fonctions et toute la complexité de son
organisation.
Nous retrouvons donc, une fois de plus, cette même
ambigüité du rapport aux Ottomans : face aux succès
politiques et militaires de l'Empire, les Européens sont tentés
d'en faire un modèle, dont ils auraient à s'inspirer, mais d'un
autre côté, demeure ce rejet de la religion et de certaines
pratiques culturelles des « Infidèles ». Ce rapport
équivoque au « Turc » est à son plus haut point de
tension, lorsque les voyageurs évoquent le système proprement
ottoman des « Aimoglans (...) enfants levez par forme de tribut sur les
Chrétiens... »445, pour reprendre le titre du chapitre
CVIII de Jean Palerne. Il expose aux lecteurs ce système, qui est
redoutable pour les Chrétiens sujets du Sultan, car : « de s'en
pouvoir exempter il n'y a nul moyen »446. Ce « tribut
humain », appelé « devchirme » par les historiens,
consiste à enlever des enfants ou des adolescents aux familles
chrétiennes (principalement des régions du nord de l'Empire),
pour les convertir à l'Islam, les éduquer à la turc, et en
faire des esclaves, qui deviendront souvent des guerriers ou des
administrateurs, totalement soumis à l'autorité et
dévoués à la personne du Sultan. Ce système, outre
son caractère arbitraire et révoltant aux yeux d'un voyageur
occidental du XVIe siècle, est d'autant plus douloureux pour
les voyageurs, que ce sont des Chrétiens, qui, transformés en
militaires et fonctionnaires musulmans, deviendront souvent les plus
fidèles ennemis de la chrétienté. Palerne
443 Jean Palerne, chap.CVII, p.263.
444 Idem, p.259.
445 pp.264-265.
446 Chap.CVIII, p.264.
142
rappelle cette redoutable transformation, lorsqu'il
écrit : « ...est la race tant de ces Ichioglans, qu'Aiamoglans si
pernicieuse & meschante, que des qu'ils sont enlevés des mains de
leurs parents, & instruicts au Mahométisme, ils ne veulent plus
recognoistre père, ny mère, ains se déclarent de parole
& d'effect, mortels ennemis du nom de Chrestien. ». Ce passage est
intéressant pour notre propos, en cela qu'il condense l'aspect
effrayant, que prennent les Infidèles lorsqu'ils retrouvent leur
identité d'adversaires religieux, mais il nous a également paru
digne d'être cité, parce qu'il est une reprise, par Palerne, du
texte de Nicolas de Nicolay et de son chapitre intitulé les
Amozoglans447, où l'autre voyageur-écrivain
expose exactement les mêmes idées. Outre le fait qu'elle
témoigne de la part de compilation à l'oeuvre dans
l'écriture de voyage448, cette reprise des mêmes motifs
et descriptions littéraires d'un texte à l'autre, participe
à la formation d'une image stéréotypée du Turc,
entre le milieu et la fin du XVIe siècle, en Europe.
D'ailleurs, Nicolay, face à ce phénomène de « tribut
humain » levé sur les populations chrétiennes, ne manque pas
de dénoncer la cruauté de ce système et tente, par
là, d'appeler la chrétienté à l'unité, pour
combattre cette domination imposée par les Ottomans. En effet,
dès la première page de son troisième livre, après
avoir brièvement décrit les principes de cette institution, il
s'écrit, prononçant une sentence de condamnation contre ce
système d'esclavage, tout autant, que contre ceux qui le mettent en
oeuvre : « Tyrannie, dis-je derechef, trop cruelle et lamentable, qui
devrait être de grande considération et compassion à tous
vrais princes Chrétiens pour les émouvoir et inciter à une
bonne paix et union chrétienne, et à réunir leurs forces
unanimes pour délivrer les enfants de leurs frères
chrétiens de la misérable servitude de ces infidèles...
»449. Dans ce cas, l'évocation des Turcs et de
l'oppression qu'ils font subir aux « frères chrétiens
d'Orient », est un moyen pour l'auteur d'exalter l'unité des
Chrétiens d'Europe, de les appeler à une croisade contre les
Infidèles. Ce projet serait peut-être l'occasion de
déplacer les pulsions guerrières vers l'Orient, contre les
musulmans, pour que cessent les querelles entre Européens, voire entre
habitants d'un même pays (dans le contexte des guerres religieuses). En
effet, il faut garder à l'esprit, que ces conflits religieux,
très violents, frappent la France une nouvelle fois au lendemain de la
publication de Nicolay, de même, les Français seront encore et
encore divisés par les guerres civiles & confessionnelles, quelques
années avant le voyage de Palerne et quelques temps après son
retour. Ces éléments contextuels expliquent, en grande partie,
les appels redondants de ces deux auteurs, à la guerre unificatrice
contre l'ennemi ottoman, de même qu'ils éclairent certaines
références critiques aux conflits peu fraternels entre
Chrétiens d'Europe.
447 Nicolas de Nicolay évoque cette institution,
dès les premiers chapitres de son troisième livre des
Navigations & Pérégrinations : chapitre I. « De
l'origine, vie et institution des Azamoglans, enfants de tribut levé sur
les Chrétiens sujets et tributaires du grand Turc » p.151, il
parachève l'écriture sur ce thème au chapitre III «
De l'origine et première institution de l'ordre des janissaires. »
p.154.
448 Voir, à ce propos, le début de la seconde
partie de ce travail.
449 Nicolas de Nicolay, op.cit., chapitre I du troisième
livre, p.151.
143
Ainsi que nous venons de le voir, avec les discours concernant
le « devchirme », le dévoilement des mécanismes du
pouvoir ottoman, s'il est parfois source d'admiration (face une organisation
efficace et fortement hiérarchisée), est aussi l'occasion pour
les auteurs de s'essayer à une critique de ce système politique.
Critique d'autant plus à propos, que le voyageur ne prend pas
directement pour objet les institutions de sa propre société,
mais celles des Ottomans, sur lesquelles, on peut, et même on doit (en
tant que Chrétien européen) se permettre la critique, si ce n'est
le discours qui condamne. En effet, la rencontre de l'altérité
ottomane, point clé du voyage en Orient, est source de réflexions
politiques et sociales fécondes, dont les récits de voyage nous
offrent quelques exemples. Dans ses Observations, Pierre Belon pose la
singularité de la noblesse ottomane, qui n'est pas
héréditaire, mais esclave du Sultan, selon le système du
« devchirme », déjà exposé450. Selon
un schéma assez fréquent dans nos textes, l'évocation de
ce cas particulier va conduire l'auteur à une réflexion plus
générale, sur la diversité des conceptions de la noblesse,
qui l'amène à une conclusion pleine de lucidité et assez
osée : « Et pour ce que les républiques ont eu divers
jugements en la noblesse des hommes, je veux dire qu'elle est
ainsi qu'on la veut estimer. »451. C'est de la
diversité de jugements sur ce qui constitue la noblesse, que Pierre
Belon en arrive à cette conclusion très « relativiste
»452. De cette déclinaison singulière et de cette
conception inconnue de la noblesse, peut naitre, dans un premier temps, une
incompréhension du voyageur face à ce système ottoman,
où « le plus grand honneur et bien que puisse avoir un homme en
Turquie est de s'avouer esclave du Turc...»453. Mais
immédiatement Pierre Belon, fidèle à son rôle
d'intermédiaire culturel, propose une traduction en des termes plus
familiers aux lecteurs454 : « ...comme en notre pays disons
être serviteur de quelque prince »455. Suivant la
même démarche comparative, Belon poursuit cette réflexion
dans un autre chapitre, lorsqu'il écrit : « Par ainsi il n'y a pas
si grande
450 Voir également dans la Ière partie (E.2.) de
ce travail la note, qui fait référence à l'ouvrage de
Thérèse Bittard et à son développement sur
l'institution des janissaires.
451 Chap.95, second livre, p.404.
452 Conclusion qui n'est pas sans nous renvoyer à
certains passages des Essais de Montaigne, qui insiste sur la
nécessité de se libérer de ses propres coutumes et des
conceptions qui les accompagnent, par exemple :« J'ay honte de voir nos
hommes enyvrez de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires
aux leurs: il leur semble être hors de leur élément quand
ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent
à leurs façons et abhominent les estrangeres. », cité
par Tzevtan Todorov, Nous et les autres : réflexion française
sur la diversité humaine, Seuil, 1989, p.57.
453 Chap.95, second livre, p.404.
454 Ainsi, l'altérité de ces conceptions n'est
pas totale, au contraire cette conception de la noblesse est déjà
dans une certaine mesure en cours d'assimilation en Europe. Elle sera
appliquée en partie par Louis XIV, qui tentera de réduire la
noblesse à un titre et se protègera des agitations nobiliaires
(qu'il n'a que trop connu et expérimenté) avec son système
de la cour, qui s'inspire peut-être, ou du moins peut-être
comparé, au système de servitude ottoman.
455 La réflexion de Belon sur ce point ne
s'arrête pas là, puisqu'ensuite, il met en relation ce
caractère non-héréditaire de la noblesse avec les
constructions modestes des Turcs, qu'il observe lors de son voyage, selon lui,
celles-ci s'expliquent en grande partie par l'impossibilité structurelle
d'accumuler du patrimoine dans l'Empire ottoman.
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lignée de parenté en Turquie comme en Europe.
»456. À d'autres occasions au cours de ses
Observations, le naturaliste se transforme en philosophe du politique
; notamment, lorsqu'il analyse les trois figures essentielles, qu'on retrouve,
d'après lui, de tout temps, dans toute société, à
savoir, le médecin, le théologien, et les gens de justice. Le
premier protège le corps, le second aide l'âme à trouver
son salut, et les derniers veillent sur les biens des personnes457.
À partir de cette division en trois fonctions sociales clés,
Belon souligne des différences, entre ce qu'il observe en Orient et ce
qu'il connait en Europe. Tout d'abord, pour ce qui est des médecins, il
affirme : « Les médecins en ce pays-là [la Syrie] lorsqu'ils
sont appelés à voir un malade, eux-mêmes font diligence de
faire recouvrer les drogues qu'il faut au malade (...) Par quoi me semble
qu'ils ont telle manière de médeciner que les savants Grecs et
Arabes anciens soulaient avoir en usage, lorsqu'ils servaient eux-même de
chirurgien et apothicaire. ». Il met donc en avant, l'unité de
fonctions et de savoirs, devenues distinctes en Europe, pourtant, à
l'origine (et c'est encore le cas en Orient au XVIe siècle)
le médecin était également apothicaire : cette idée
doit être chère à Pierre Belon, qui l'applique pour son
propre cas, en cherchant à reconnaitre et trouver, par lui-même,
les plantes et leurs vertus thérapeutiques. Sa critique de la
spécialisation, de la division à outrance des fonctions sociales,
ne s'arrête pas là, en effet, il affirme, à propos de la
manière de rendre la justice en Turquie : « Il ne faut point de
sergent en Turquie pour ajourner un homme (...) Par quoi ne leur faut point de
soliciteurs, procureurs et avocats. »458. Cette
simplicité du système turc semble bien laisser Belon admiratif,
il laisse entendre implicitement, que la division n'est pas toujours
appropriée et que, parfois, elle nuit, au contraire, au bon exercice
d'un métier. Ainsi, la rencontre de l'altérité orientale
permet au voyageur, par une sorte de retour réflexif, de
développer un oeil critique sur son propre système
socio-politique.
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