WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

( Télécharger le fichier original )
par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

1. La peur de « l'Infidèle » : des discours empreints de conflits religieux de craintes politiques.

« Je trouve (...) qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation à ce qu'on m'en a rapporté : sinon que chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas son usage. Comme de vray nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et l'idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toute chose. »

Montaigne, Essais I, XXX, Des Cannibales366.

Dès le premier tiers du XVIe siècle, la peur du Turc saisit les Européens. Ils voient les victoires des troupes ottomanes se multiplier et atteindre un point de danger extrême, après la bataille de Mohacs (1526), qui conduisit les Musulmans aux portes de Vienne. Cette situation historique inquiétante et cette proximité géographique menaçante sont tellement essentielles dans le questionnement politique de l'Europe du XVIe siècle, qu'un savant comme Érasme, soucieux des problèmes de son temps, consacre à ce problème un petit texte, daté de mars 1530, où il se pose la question suivante : « Faut-il ou non faire la guerre contre les Turcs ? ». Même si sa connaissance des Infidèles et de la culture ottomane est très limitée et empreintes d'idéologie, son texte méritera d'être convoqué à plusieurs égards au cours de cette partie, car il fera écho, en certains points, à la pensée des écrivains-voyageurs. Retenons pour le moment, qu'étant donné le contexte historique et politique du milieu de XVIe siècle (alliance franco-ottomane, mais surtout avancée des Ottomans en Europe et puissance de ces derniers sur le bassin méditerranéen), la figure du Turc et l'Empire ottoman sont toujours au coeur des préoccupations européennes, le récit de voyage dans l'Empire turc a donc pour fonction première d'informer les lecteurs français sur cet allié qui effraie, et qui apparait, au vu de ses victoires et de l'étendu de sa domination, redoutable. À ce propos, Érasme rappelle la réaction typique de la majorité des Européens de son époque, lorsqu'il écrit : « Quand la foule ignorante entend prononcer le nom de Turc, elle conçoit aussitôt en son coeur une intense colère, s'enflamme à l'idée de massacre, les injuriants et les traitants de chiens, d'ennemis des Chrétiens... »367.

(Source des cartes de la page suivante : http://www.explorethemed.com Historical Atlas of the Mediterranean.)

366 (p.211 dans l'édition de la Pléiade).Dans cette citation, à propos de certaines tribus récemment découvertes en Amérique, Montaigne présente, de manière claire et convaincante, cette tendance à l' « ethnocentrisme », qui est au coeur des problèmes, qui nous occupent ici. Dans quelle mesure le voyageur saura-t-il se détacher de cette idée de la supériorité de sa propre civilisation ?

367 Cette phrase illustre à quel point l'immense majorité des Chrétiens d'Europe ignorent tout des splendeurs de l'Orient et de la civilisation turque, éléments qui seront mis en avant dans les récits de voyage et que nous étudierons dans la sous-partie qui suivra.

·

Maritime Empires (1400 AD)

§ Republic of Venice Byzantine Empire

§ Republic of Genoa 1 Other Christian Lands

NE Crown of Aragon Ottoman Empire

§ Knights Hospitaller Other Muslim Lands

I idar X Bathes Cnsib:Jo
· ' Siriak

· ,,lie

is.,

Teodô

nahi

.Bursa

Ten odes

· w
·agnr

fr iprar


·

2 Y-PMI. ,1380

Piss : emn i

· Si esa

. C;1iv. X1415

· noetiPdo

X1409

· . ristaun

· R.ny. .Arlri omri,olis
.Constantinople

~'. e .Tlr lonira

C:,gii.eri


·

.1foni nac

Timis

Antalya
·

tindoe

,kAlanya

41E-

ns

· Nafplidy-t1,;inos

.r Ad)wr

1
· a

iliN1

ertklion

Rethyl -

don 111

1499X

A. 4.

Athens

· N irf pl ipr `,/inos

-dr
·~ )~

4

· A].,ii

. ae.>
·i

r.ilrr nu
·

kalis

· h[sbdtI

Maritime Empires (1500 AD)

§ Republic of Venice Ottoman Empire

§ Republic of Genoa Other Muslim Lands

( Crown of Aragon X Battles

§ Knights Hospitalier Other Christian Lands

· [,9:,

ul

lie

Ragusa TeLulo

ertkfiorr

Rethyl

IJIn%,SS+,

.Wrdtl

a'uen~

dG il Palnn

~nrfe

di rrir,poiis

hi steel Kit

.Tlress:Ioiiira 1453X

· tiursa

Ta, edoa

rSr,gnr

1tLflLflr,

· nni ifadn

· r'. 1,2.1.1.111

i,naly,1.

1480

ste

. C.dri

Rrveuna.

Rae

· Sioin

.S11101..
·

· rM d

driounpoiis

.lu stuibul


·

. Il:e ~v .n, ~renixxn

X1s22

%)4,15G5

1s70X 1-::mieglisra

errklior

Rethyl

b .

Maritime Empires (1575 AD)

§ Republic of Venice Ottoman Empire
Republic of Genoa x Battles

Kingdom of Spain

§ Knights Hospitalier

I Other Christian Lands

~.. R:+guss

.Tanuen 1

. 1.11 r:aitn

C.oeiu

1538X` 4.

Xi571 Athens

· Nntpliot
·;,.., lnus

.t4d4en{ i~nos

.Tlress:rlanira

· liursa

~ :eioedoa
·-

,w

· Riais

Aal:dyn
·

1:~linr

Venir;,.,r

...M.:111 1'0C

· G,ffa

Cenebnlo
· S idak

Scnalli

· ue,tr,11!!

· (7 ielr rri

121

Ces trois cartes montrent bien l'expansion territoriale de l'Empire ottoman vers l'Europe, entre 1400 et 1560.

122

La « peur du turc » est avant tout d'ordre militaire, et les voyageurs ne vont pas toujours tenter d'amoindrir la puissance ottomane dans leurs discours. Au contraire, Jean Palerne insiste sur cette capacité de mobilisation massive, qui fait la force de l'armée ottomane, sur la vertu martiale des turcs, qui peuvent « coucher à la dure »368 et qui savent se contenter du strict minimum, dans le boire et le manger. Son discours est très proche de celui de Pierre Belon, qui consacre tout un chapitre à insister sur les facilités d'organisation, de mobilisation et de résistance des troupes ottomanes369, le titre est, une fois de plus, explicite : Chap.19 « Preuve évidente que le Turc peut facilement assembler cinq cent mille hommes en un camp, & une armée de deux cents galères, qu'un autre prince cent mille »370 . Dans cet exemple, c'est la comparaison, qui blesse l'orgueil européen et ses illusions de puissance, Pierre Belon, fidèle à son serment de franc-parler371, affirme nettement la supériorité du Grand Turc sur les princes européens. Il met à la source de celle-ci, les moeurs austères des Ottomans, qui, en temps de paix, comme en temps de guerre, se contentent de peu et vivent de manière simple. Dans ce cas, l'effet de « miroir en négatif » est clair, la supériorité des turcs est ici physique, tout autant que morale, ne vivant pas dans le luxe et connaissant les vertus de la vie simple et rustique, ils sont plus résistants et plus aptes à la guerre, que les Européens : « Et pour le faire bref, faut savoir que leur manière de vivre est tant austère en paix qu'elle nous semblerait être vrai guerre. »372. Le turc devient, en quelque sorte, la mauvaise conscience des Européens, il leur fait voir, par sa vertu et sa force, leur faiblesse et leurs vices. Ce schéma est valable à maintes reprises, dans les récits de voyage étudiés, il faut le garder en tête, pour comprendre un des effets les plus étonnant et intéressant provoqué par la rencontre de l'altérité ottomane : la conscience de soi réflexive.

Certains passages d'Érasme373 vont dans un sens assez différent, lorsqu'ils considèrent le péril ottoman, comme un fléau envoyé par Dieu374 pour châtier les mauvais Chrétiens, que sont les Européens : « Attribuerons nous le succès militaire des Turcs à leur piété religieuse ? Absolument

368 Jean Palerne, op.cit., ch.CVII, p.262.

369 En effet, Pierre Belon admire la « continence » des militaires turcs, « ce que les Hommes d'une autres nations ne sauraient faire », ce sont, entre autres exemples, les biscuits économisés, qui témoignent de leur résistance guerrière et de leur maitrise d'eux-mêmes. Voir le chap. 70 du second livre, p. 358.

370 Pierre Belon, tiers-livre, p.478-480.

371 Voir, sur ce point, la seconde partie de ce travail, où nous avons étudié la Préface, les déclarations d'intentions et les projets d'écriture de Pierre Belon.

372 Pierre Belon, ch. 19, Tiers-livre.

373 « Dieu trop souvent offensé par notre crime, s'est servi de la cruauté des barbares afin de nous amender », Érasme, « Faut-il faire la guerre aux Turcs ? », in « Érasme : Éloge de la Folie, Adages, Réflexions, Correspondance », Robert Laffont, Paris, 1992, p.961.

374 À propos de cette perception des Ottomans, en tant que châtiment divin dirigé contre les Européens, lire l'article d'Esther Kafé, « Le déclin du mythe turc » : « Cependant le Turc, cet épouvantail, inspire la terreur sacrée, car il est l'instrument de la colère divine contre les mauvais chrétiens. » p.160, in Oriens, Vol. 21/22 (1968/1969).

123

pas. À leur vertu ? C'est un peuple efféminé par la débauche et redoutable uniquement par ses actes de banditisme. Quelle est donc la cause de leur succès ? C'est à nos vices qu'ils doivent leurs victoires. »375. Érasme se distingue nettement de nos voyageurs sur les deux premiers points, ce qui apparait normal, pour quelqu'un qui n'est pas allé sur place et qui dispose de peu d'informations authentiques sur les Turcs, ces réflexions apparaissent également logique de la part d'un Chrétien, dont le discours, du fait du caractère « infidèle » de l'adversaire, est très empreint d'idéologie. Mais remarquons, à quel point il rejoint nos voyageurs sur son troisième point, nous donnant même une remarquable synthèse, d'une idée que Palerne, notamment, exprimera de façon redondante. Ce dernier aurait rajouté : c'est à nos divisons, qu'ils doivent leurs victoires. Érasme développera la même idée, dans la suite de son texte, qui, pareil à certains passages des récits de voyage, se veut moralisateur. C'est comme si les chrétiens récoltaient, avec les Turcs, les fruits de leurs mauvaises actions et de leurs multiples désunions, mais ce « fléau ottoman » n'en reste pas moins une invitation à la conversion morale et au changement d'attitude : « On fait preuve d'une extrême impiété en estimant que l'art médical peut chasser la maladie malgré Dieu. Nous nous trouvons dans la même situation quand nous estimons pouvoir, malgré la colère de Dieu, repousser le désastre par nos propres forces, alors que nous reconnaissons les incursions des Turcs le moyen de nous inciter à une réforme de notre vie et à une concorde mutuelle. »376 Nous retrouverons, dans la suite de ce travail, des idées assez similaires, lorsque les voyageurs feront voir leurs défauts aux Européens en leur présentant les qualités des Turcs en comparaison. Érasme préfigure, en quelque sorte, ce procédé fréquent dans les récits de voyage, lorsqu'il se permet de faire remarquer : « ...des actes encore plus cruels ont été commis, non par les Turcs, mais par nos troupes. »377, ce qui équivaut à une critique virulente des guerres entre Chrétiens, si meurtrières durant tout le XVIe siècle (que ce soit du temps d'Érasme, de Pierre Belon, ou plus tard encore, de Jean Palerne). En effet, la barbarie des Turcs est présentée quelquefois comme moins grande, que celle de certains Occidentaux, en particulier les protestants français, clairement visés à plusieurs reprises dans le texte de Jean Palerne, qui, par exemple, après avoir présenté la violence sanguinaire des Turcs, lors de la prise de l'ile de Chypre, ajoute :

« ...pour le moins pour quelque cruauté & tyrannie d'ont ils ayent usé, si est ce qu'ils n'en ont jamais tant faict, que noz messieurs de la religion prétendue [allusion aux luthériens et aux calvinistes] : car s'ils ont trouvé un beau Temple, ils s'en sont accomodez pour y faire leurs prières & cérémonies sans aucunement les ruyner, ny les abbatre... 378».

375 Erasme, op.cit., p.959, phrase d'ouverture de son texte.

376 Idem, p.969.

377 Idem, p.961.

378 Ch.LXXXIX, p.220-221.

124

Ici, Palerne nuance le côté destructeur des Turcs, pour mieux dénoncer celui des protestants européens, la comparaison est osée et violente, car le Musulman se voit décerner une vertu supérieure, ou du moins, un vice moindre, que certains Occidentaux. L'utilisation de ce procédé de comparaison est subtil du point de vue psychologique, car tout bon Chrétien -quel que soit sa confession particulière- ne peut que difficilement supporter une mise en lumière de ses défauts si honteuse, du fait qu'elle soit réalisée en prenant l'Infidèle comme modèle. C'est comme si, à plusieurs reprises dans les récits de voyage, le Turc devenait un moyen, pour l'auteur, de réformer moralement les Français, ou du moins, de leur donner à voir, de manière radicale, certains de leurs travers. Une fois de plus, les textes « sur l'Orient » sont les miroirs des préoccupations européennes, et la figure du Turc est clairement utilisée, dans ce cas, pour appuyer les luttes idéologiques et politiques, qui agitent l'Europe.

Mais d'un autre côté, certains défauts des Turcs sont tout de même stigmatisés de manière redondante par les auteurs, particulièrement l'avarice des Turcs dénoncée, par exemple, au chapitre 63 du premier livre, par Pierre Belon, qui, en tant que voyageur, subit leurs abus et exactions. De même, dans un autre passage de son récit, il ne manque pas d'affirmer une nouvelle fois : « Les Turcs naturellement sont moult avaricieux, et grandement tirants à l'argent : aussi leur plus grande richesse et trafic est d'avoir de l'argent comptant. »379. Les évocations historiques sont également l'occasion de souligner la cruauté de l'ennemi musulman ; Jean Palerne donne au lecteur une brève description de la prise de Constantinople, en 1453, par les Turcs : « meu d'une rage, & furie de ruyner les Chrétiens ( ...) ils firent un terrible massacre (...) il n'eut sorte paillardise, sorte d'inceste, sodomie & cruauté, d'ont Mahomet [entendons Mehmet II] n'usast durant ce sac. »380. Certes, l'auteur introduit une certaine distance de précaution par rapport à ce discours, en écrivant : « à ce que disent les Grecs ». Mais d'autres exemples appuient cette vision négative des Ottomans, à Chypre, lieu par excellence des tensions politiques récentes entre Européens et Ottomans, il met explicitement en avant leur côté destructeur : « Du temps que les Vénitiens occupèrent l'isle il y avoit de huict à neuf cens villages sans les villes : mais depuis la prise, tout a été ruyné tant par les Turcs, que par les tremblements de terre... »381, les Turcs sont également présentés comme dominateurs, sur cette île récemment conquise : « Il y a deux belles Eglises (...) lesquels Eglises ils se sont maintenant appropriées & leur servent de Mosquée »382. Il faut bien comprendre, que l'île de

379 P. Belon, Chapitre 18, Tiers-livre, p.475.

380 Jean Palerne,op.cit., Ch.CI, p.245.

381 Idem, Ch.LXXXIX, p.220.

382 Idem, Ch.LXXXIX, p.220.

125

Chypre cristallise les rivalités de pouvoirs en Méditerranée, entre Occidentaux et Ottomans383. Ce caractère spécifique du lieu conditionne, en grande partie, le discours anti-musulman de Palerne, dans les chapitres qu'il consacre à l'ile, dont les descriptions sont d'ailleurs fortement orientées du point de vue de la stratégie militaire. On peut donc établir une sorte de corrélation entre un discours négatif, si ce n'est belliqueux, vis-à-vis des Turcs et l'évocation des territoires où les tensions et les enjeux de pouvoir sont plus forts. De ce fait, on peut postuler, que le regard du voyageur sur les Turcs sera plus libre sur des territoires, plus éloignés des conflits récents, et plus neutres historiquement et politiquement. Mais de manière générale, dans le récit de Palerne, les Musulmans demeurent les éternels ennemis de la chrétienté384, d'ailleurs, si son texte exagère le côté « infidèle » des Musulmans, c'est pour mieux exhorter les Chrétiens à l'unité et à la croisade. Dans cette optique, Jean Palerne n'hésite pas à imaginer, en esprit, une opposition européenne à la puissance ottomane affirmant, par exemple, lorsqu'il parle de Rhodes (conquise en 1522 par Soliman), présentée comme une clé géostratégique pour qui voudrait reconquérir l'Orient méditerranéen :

« Ils [les Turcs] font estat de ceste forteresse là, & de Famagoste, d'autant qu'en tout le pays, que domine le Turc, n'y en a point d'autres, sinon quelques chasteaux, qui ne sçauroient résister trois jours à une armée, & si encores la plus part des villes de tout le Levant ne sont point fermées de murailles : en sorte que toute la Turquie seroit aisée à conquester, à qui pourroit une foys tailler

en pièces une armée de troys ou quatre cens mil hommes, que le grand Seigneur peut mettre sur le pied. »385

D'autre part, le caractère menaçant des Turcs ressort fortement, lorsqu'il est question de religion. Par exemple, Pierre Belon rapporte à ses lecteurs, que des femmes turques donnent leurs héritages aux soldats mahométistes « afin qu'ils s'efforcent mieux à combattre les chrétiens, car elles ont cette fausse opinion que c'est le moyen pour sauver leur âme par la mort des chrétiens tués de la main de ceux à qui elles ont laissé telle aumône. »386. Dans ce cas, le Turc est réduit à son identité première « d' Infidèle », d'ennemi juré des Chrétiens. Cette image péjorative est très manifeste,

383 N'oublions pas, que le voyage de Jean Palerne est effectué, après la prise de Chypre par les Ottomans (15701571) et après la fameuse bataille de Lépante, qui, si elle a une portée symbolique importante (dont le texte se fait l'écho à plusieurs reprises, lorsqu'il exhorte les Chrétiens à une croisade unificatrice contre les Musulmans), n'est pas pour autant une victoire stratégique de grande portée, puisque les Ottomans, quelques années après, s'emparent de Tunis (1574).

384 En cela, il se distingue d'un texte comme celui de Belon, qui témoigne d'un rapport plus pondéré aux Musulmans (même si, à certains moments, Belon s'oppose vigoureusement aux « mahométistes », son discours est beaucoup moins radical). Ces différences sont fortement liées à l'évolution du contexte historique, alors qu'à l'époque de Belon, nous sommes en plein âge d'or des relations franco-ottomanes, à l'époque de Palerne, même si la France reste l'alliée officielle des Ottomans, la victoire de Lépante (1571) et les tentatives d'union des impériaux pour repousser les Turcs exerce une forte influence sur les imaginaires et sur la perception du Turc.

385 Jean Palerne, chap.XCII, p.226.

386 Chap.59, premier livre, p.193. On peut citer, en contrepoint de ces conceptions ottomanes de la « guerre sainte » exposées par Belon, une réflexion qu'Érasme développe dans son « Faut-il ou non faire la guerre aux Turcs ? », op.cit., p.967 : « C'est une misérable erreur que commettent ceux qui s'imaginent devoir s'envoler droit vers le Ciel, s'il leur arrive de tomber en combattant les Turcs.» Il préserve en quelque sorte les Européens de tomber, dans le même genre d'illusions, que celles de l'adversaire musulman.

126

 

lorsque Nicolay évoque les différents types de religieux « mahométistes », on observe à quel point il animalise ceux-ci, dans ses descriptions textuelles et dans les illustrations, qui les accompagnent. Et de fait, le « géographe ordinaire du Roi de France » commence sa série de cinq chapitres, consacrés aux religieux musulmans, en affirmant : « leur manière de vivre est si bestiale et éloignée de la vraie religion, sous couleur de feinte sainteté et vaine dévotion qu'elle se peut, par comparable raison appeler plutôt vie de bêtes brutes que d'hommes raisonnables »387. Avant même d'avoir considéré en détails et séparément ceux-ci, Nicolay pose le préjugé de leur « barbarie », il appuie cette vision négative des religieux turcs, par une constante bestialisation de ceux-ci388, qui ne fait que commencer avec la phrase précédente et se développera ensuite de manière plus précise389. Nicolay décrit l'habillement des « géomailers » turcs, de la manière suivante : « ...sur la tunique

« Géomailer turc » (illustration des Quatre livres des navigations & pérégrinations de Nicolas de Nicolay).

en lieu de manteau, sont endossés par-dessus les épaules d'une peau de lion ou de léopard, tout entière en son poil naturel, laquelle ils attachent devant la poitrine avec les deux jambes premières. »390. L'illustration, qui se situe en vis-à-vis de cette description, reprend cet élément et augment ainsi l'animalité du religieux turc, la queue de lion donne un aspect assez diabolique à cette figure (voir illustration reproduite ci-dessus)391.

387 Nicolas de Nicolay, chap. XV du Troisième livre des Navigations & Pérégrinations, p.187-188.

388 Ce discours illustre une attitude de répulsion face à ce qui extérieur à soi, une tentative de renvoyer à la nature inculte, ce qui apparait comme étranger. Cette attitude « ethnocentrique » du voyageur renvoie à un mécanisme très commun dans les relations inter-culturels, que Claude Levi-Strauss expose dans Race & histoire (1952) : « L'attitude la plus ancienne (...) consiste à répudier purement et simplement les formes culturelles : morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignés de celles auxquelles nous nous identifions. « Habitudes de sauvages », « cela n'est pas de chez nous », « on ne devrait pas permettre cela », etc., autant de réactions grossières qui traduisent ce même frisson, cette même répulsion, en présence de manières de vivre, de croire, ou de penser qui nous sont étrangères (...) on refuse d'admettre le fait même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit. » Chapitre 3, p.19-20 (dans la réédition chez Denoël, collection Folio/Essais, 2010).

389 Remarquons, que la classification adoptée par Nicolay, à savoir la division en quatre grands types de religieux (Géomailers, Calenders, Dervis et Torlaqui), sera reprise à l'identique par Jean Palerne, dans son récit (chap.XXX « Des Religieux Mahométistes.. », p.116), outre cette typologie, les descriptions qu'en donnent Palerne sont presque identiques à celles de Nicolay, on retrouve les mêmes éléments marquants et péjoratifs, ce qui nous pousse à penser, que le discours de Jean Palerne sur les religieux turcs a plus à voir avec des motifs littéraires, qu'avec une observation réelle de ceux-ci et de leurs modes de vie.

390 Nicolay, chap.XV, p.188.

391 Certes, le portrait, que donne Nicolay des géomailers, est très négatif, à de multiples égards, mais il est tout de même intéressant de remarquer, sur la gravure, que ce religieux « barbare » est dans une posture de lecture. Le livre, ce symbole fort de la culture, est mis entre les mains du personnage et tend, ainsi, à nuancer quelque peu la précédente affirmation de sa bestialité. Cet exemple est assez représentatif de l'ambigüité à l'oeuvre dans la

127

Outre leur aspect physique repoussant, la critique des « géomailers » est très liée à leurs moeurs, qui apparaissent, aux yeux du voyageur occidental, comme inappropriées à leur fonction. En effet, Nicolay apprend à ses lecteurs : « Entre ces dévots pèlerins d'amour, s'en trouvent bien aucuns qui secrètement, et sous prétexte de religion attirent à eux d'un ardent amour les coeurs des plus belles femmes (...) si bien que sous cette couleur, ils sont appelés d'aucuns Turcs les hommes de la religion d'amour... ». Il continue et conclue ce passage avec un trait d'esprit assez paradoxal, qui rehausse, tout en le condamnant, le pouvoir d'attraction de l'Orient : « ...hommes de la religion d'amour, comme en effet, ils le sont, tellement que si un tel ordre était entre nous, je crois bien que la plupart de notre jeunesse se vouerait, rendrait, et ferait plutôt profession à telle religion, qu'à celle de l'observance. »392. N'y a t-il pas une certaine ambigüité derrière cette phrase, une attraction inavouable pour cette religion, qui apparait plus naturelle ? Nicolay insiste sur le côté attirant de ce mouvement religieux, mais cela semble être pour mieux prévenir le lecteur de ses dangers. Le second portrait, que donne Nicolay, est encore plus repoussant et tout autant marqué par l'incompréhension, il présente une antithèse, pour ce qui est des moeurs, du personnage précédent : « le calender » turc. En effet, si les premiers semblaient portés aux plaisirs ou à la luxure, les seconds les rejettent de manière tout aussi extrême, que les premiers les chérissaient. Cette « étroite abstinence et pure chasteté » prend une forme choquante pour l'occidental, qui observe : « sous le membre viril, se percent la peau, où ils passent un anneau de fer ou d'argent assez gros et pesant, afin qu'étant ainsi bouclés, ne puissent en aucune manière exercer la luxure... »393. Si dans un premier temps, le chrétien occidental aurait pu adhérer partiellement à leur morale, cette pratique singulière rend ces religieux turcs « étrangers », si ce n'est barbares, aux yeux des lecteurs. La bestialisation est de nouveau à l'oeuvre dans la description des « dervis », qui commence de manière « programmative », par cette phrase : « Beaucoup plus estrange et bestiale est la vie et façon de faire des dervis. »394 Une fois de plus, leur manière de se vêtir illustre leur proximité avec la nature : « ils ne se vêtent que de deux peaux de moutons ou de chèvres... », l'image présentée avec le texte est terrifiante (voir reproduction à la page suivante), en adéquation avec la description littéraire, qui présente les dervis en ces termes : « ils sont tous grands larrons, paillards et voleurs, ne faisant conscience de détrousser, tuer, meurtrir ceux qu'ils rencontrent en leur chemin, avec une petite hache qu'ils portent à la ceinture... ». Cette arme est évidemment reprise dans l'image, comme pour symboliser cette violence et démultiplier l'effet du texte. Nicolay poursuit sa description effrayante et stigmatise, le plus possible, l'immoralité de ces personnages, en ajoutant : « ils sont

représentation du Turc.

392 Nicolay, idem, p.190.

393 Nicolay, chap.XVI, p.192.

394 Nicolay, chap.XVII, p.192.

merveilleusement adonnés au détestable péché de sodomie, se mêlant contre tout droit et tout honneur de nature non seulement les uns aux autres d'un même sexe, mais vilainement et dénaturellement avec les bêtes brutes. » Pas besoin d'aller plus loin dans la description (qui rajoute de nombreux autres éléments terrifiants -ivresse, folie, auto-scarification, etc.), de telles affirmations montrent assez la virulence, que peut prendre le discours sur le religieux turc. Dans le texte de Nicolay, ils sont donc grandement diabolisés395 (condamnation morale), bestialisés (mis hors-culture, l'autre est alors renvoyé à la nature la plus primaire, considéré comme « barbare ») et discrédités (les dimensions spirituelles et authentiquement religieuses de leur démarche sont réduites, si ce n'est effacées).

« Dervis, religieux turc » (illustration extraite des Quatre livres des N avigations & P érégrinations de Nicolas de Nicolay, édition de 1568).

Pour finir son catalogue simplifié des religieux turcs, Nicolay présente les « Torlaquis », qui sont mis en scène selon les trois processus dépréciatifs, que nous venons de mettre en évidence : « les torlaquis se vêtent de peaux de mouton et de chèvre (...) La forme et la manière de vivre de ces torlaquis est plus brutale et bestiale que celle des mêmes bêtes brutes, car ils ne savent ni ne veulent savoir lire et écrire, ni faire aucun acte civil ou utile... »396. Une fois de plus, il ressort de cette dernière phrase une représentation ethnocentrique de l'autre, au sens où le voyageur juge ce dernier, à l'aune de ses propres critères de civilisation. Nous retrouvons également, dans ce quatrième portrait, la volonté de discréditer le religieux musulman, lorsque Nicolay affirme : «...ce pauvre barbare et ignorant peuple épouvanté de la menace divine, et consolé de confiance en la dépréciation de ce vénérable révélateur et intercesseur,

128

acourt vers lui de toutes parts, ajoutant si grande foi à la masquée hypocrisie de ce vieux renard [le « torlaqui »], qu'ils ont ferment persuasion toutes ces abusives et diaboliques oeuvres être divins miracles. »397. Ce motif du faux-religieux séducteur, qui profite de la crédulité et de l'ignorance du peuple, se retrouve à maintes reprises dans les récits de voyage (notamment à propos de Mahomet

395 Sur ce point, le texte de Nicolay est assez conservateur et peu innovant, au sens où il reprend une image du Musulman déjà très ancrée dans les imaginaires européens, dès le Moyen-Âge. Certes, il précise tout de même cette image, puisqu'il offre à voir plusieurs catégories de religieux musulmans, mais la diversité n'est qu'apparente, l'unité de son discours réside dans sa condamnation univoque de chacun d'entre eux.

396 Nicolay, chap.XVIII, p.194-195.

397 Idem., p.197.

129

lui-même). Nous avons insisté sur ces quatre chapitres du sieur Nicolay, parce qu'ils illustrent bien, à la fois une image très négative du Turc, mais aussi un problème conceptuel majeur pour les Européens, qui tentent de donner une image des religieux turcs : la diversité interne à l'Islam, et les apparentes contradictions entre ces différents types de religieux (qui se revendiquent pourtant d'un même fondateur), ces contradictions ont surement quelque chose de troublant pour le voyageur, qui essaie, tout de même, de catégoriser ces religieux et de montrer leur unité dans leur erreur et leur barbarie.

La religion est toujours un sujet sensible pour les écrivains-voyageurs, en effet, si Belon est assez juste, voire tolérant, lorsqu'il présente les Turcs dans leur vie quotidienne, quand il est question de religion, il ne se permet pas le même état d'esprit. Nous en voulons pour preuve sa brève exposition, au début du Tiers-livre, de la doctrine de Mahomet, celle-ci est bien sûr une condamnation sans appel. D'ailleurs, son projet, de quelques chapitres thématiques consacrés à la religion musulmane, est clairement exposé à la fin du second livre, et annonce déjà un changement de ton, il propose au lecteur une mise au point sur « les lois que donna Mahomet (...) pour mieux faire entendre que la bêtise et la barbarie de ce faux prophète a séduit tout ce pauvre peuple ignorant par sa loi qui est un vrai songe fantastique. ». Belon adoptera effectivement un ton extrêmement critique et virulent, qu'on lui connaissait peu jusqu'alors : face aux croyances des Infidèles, il devient un fervent défenseur de la foi chrétienne. Dans le même ordre d'idée, il est intéressant d'étudier le récit de Palerne, qui, lui aussi, propose une série de chapitres thématiques consacrés exclusivement à l'évocation des croyances et des dogmes musulmans398. Ce discours est intéressant sous plusieurs aspects, d'abord, on assiste à une désacralisation de l'Islam399, du fait de l'analyse « historique » de ses origines, alors, la religion musulmane n'est plus une révélation divine, qui trouve ses sources dans un passé mythique, elle devient un phénomène historique et humain. D'ailleurs, l'auteur ne se prive pas d'un parallèle fortement en lien avec le contexte français de

398 Cette description thématique de la religion musulmane, qui brise quelque peu la dynamique de la narration des pérégrinations, s'étend du Ch.XXX au Ch.XXXIV du texte de Jean Palerne.

399 Cette désacralisation ne participe t-elle pas d'une neutralisation partielle de la peur ? En ridiculisant et discréditant les fondements de la religion de l'autre, on lui retire une grande partie de son aura et de sa puissance. Nous estimons d'autre part, que les récits de voyage participent de manière plus générale à une sorte de guérison de cette peur de l'autre, car si les Infidèles sont quelquefois présentés comme puissants, ils ne sont pas exclusivement réduit à l'archétype du Diable, ils sont présentés sous différents aspects, ce qui aboutit à une vision plus nuancée du « Turc ». Le simple fait de mieux les connaitre va parfois permettre de réduire la peur qu'ils inspirent, peur, qui, en général, se nourrit fortement de l'ignorance et des projections fantasmagoriques de ceux qui la ressentent. Malgré les nombreux préjugés qu'ils entretiennent, nos voyageurs participent également à la destruction de certains stéréotypes simplistes et manichéens à propos des Ottomans (nous excluons Nicolay de cette idée, et nous incluons Palerne, dans une certaine mesure seulement). En cela, ils sont véritablement mués d'un esprit cosmopolite, au sens où les peuples ne peuvent se rapprocher et tenter de se comprendre, si la peur s'interpose entre eux, ils ont donc besoin d'intermédiaires culturels, rôle parfois bien rempli par les voyageurs et leurs récits.

130

l'époque, lorsqu'il compare l'attitude de Mahomet avec celle des protestants : « huguenots ont despuis suyvi à son imitation (...) qui fut d'inventer une nouvelle religion. », une fois de plus ici, la réflexion sur le passé devient source d'enseignements pour le présent, de même que le texte devient le miroir des préoccupations de son auteur et de ses contemporains. D'autre part, l'Histoire apparaît comme une source de compréhension du présent, lorsque l'auteur évoque le schisme des Musulmans400, qui les divisent entre sunnites et chiites -pour reprendre les appellations contemporaines, cette division est indispensable à la compréhension de conflits, toujours vifs dans la seconde moitié du XVIe siècle, entre le Roi de Perse et le Sultan ottoman. En effet, après avoir relaté le schisme originel, Palerne affirme : « De là est venu la source et l'origine de la guerre (...) qui dure encore à présent »401. Par ailleurs, le chapitre XXXIII (« Du concile tenu par les mahométistes aprez la mort de Mahomet ») témoigne également d'une forte conscience, chez l'écrivain-voyageur, des processus historiques à l'oeuvre dans la constitution des religions et de leurs dogmes unificateurs. Cette idée, si elle est appliquée dans ce cas précis à la religion musulmane, traduit également des préoccupations essentielles en Europe, à la même époque, où, par exemple, des philologues et des « évangélistes », prenant conscience des transformations historiques et des corruptions qu'elles peuvent engendrer, se mettent alors à rechercher le texte originel, à critiquer la Vulgate officielle, à remonter aux sources plus anciennes (notamment grâce à des manuscrits grecs) du Texte sacré. De même, la volonté de fixer le texte et les dogmes, d'imposer une unité religieuse est patente dans la narration des origines historiques de l'Islam, et plus précisément, du fameux concile de Damas, qui aboutit au livre de la Zuna. En effet, Palerne et Belon racontent tout deux, qu'après avoir réunis toutes les différentes versions du Coran et avoir déterminé ce qui devait être retenu, « le reste fust mis à l'eau » sur ordre du calife, qui voulait, en supprimant la diversité des textes, rétablir l'unité des Musulmans. Le Christianisme, au cours de son histoire, a connu les mêmes problèmes et les mêmes tentatives d'uniformisation des textes et des rites : le monde ottoman est, une fois de plus, un miroir pour le monde occidental. Et si cette réflexion critique est dirigée contre la doctrine de Mahomet, on ne peut pas nier qu'une telle analyse et une telle démystification de la religion de l'autre, pourraient, à terme, se retourner contre les croyances et dogmes chrétiens eux-mêmes. Pensons, par exemple, à la virulente critique de Palerne, lorsqu'il évoque les enfers « selon »402 Mahomet. En effet, il les présente de manière tellement caricaturale,

400 Ce schisme entre musulmans est évoqué également par P. Belon, au chap.4, du Tiers livre, p.448, lorsqu'il écrit : « il advint que depuis ils se divisèrent en quatre opinions, dont encore pour l'heure présente les Perses sont contredisant aux Turcs s'appelant hérétiques les uns aux autres. », cette dernière attitude, relevée par Belon, n'est pas sans rappeler les divisions religieuses, qui frappent la chrétienté européenne, durant tout le XVIe siècle.

401 Ch.XXXI, p.123.

402 Nous mettons des guillemets, pour souligner à quel point cette représentation, qui prétend rendre compte de manière « objective » des conceptions musulmanes, est en fait, dans sa présentation même, orientée en vue d'une certaine lecture de l'altérité religieuse.

131

que ceux-ci apparaissent finalement, aux lecteurs, comme le fruit de l'imagination humaine, plutôt qu'une réalité plausible403. Palerne n'attaque t-il pas indirectement ici, de manière consciente ou non, certaines conceptions et visions promues par l'Église romaine (qui fut déjà accusée pour celles-ci, dès le début du XVIe siècle par Martin Luther) ? Cette interprétation est d'autant plus forte, que les conceptions chrétiennes de l'enfer ne sont pas sans ressemblances avec celles des « mahométistes ». En lisant le texte de Palerne, on comprend, que cette idée d'enfer exploite la peur des hommes à des fins politico-religieuses, de même que, pour le Paradis, c'est leur soif de plaisir, qui est exaltée404. Palerne y voit donc une stratégie rusée pour « attirer et séduire le peuple » : Mahomet n'apparait plus comme un prophète libérateur, mais, au contraire, comme un démagogue manipulateur405. Certes, c'est toujours de la religion musulmane, dont il est question, mais n'y a t-il pas quelques risques pour les religions établies en Europe, que se développe ce type de pensée critique ? En tout cas, on peut affirmer, que la critique du « mahométisme » par Palerne est intelligente, elle ne se réduit pas à un rejet bloc apriori, il donne quelques éléments authentiques, même si son interprétation est parfois simpliste. En expliquant et en détaillant les origines de l'Islam, Jean Palerne ouvre la voie à une critique historique des religions, il montre à quel point leur instauration peut être liée à la ruse et aux passions humaines406, il désacralise l'Histoire Sainte musulmane et participe par là au développement d'un esprit critique plus général, qui ne se prive pas de dénoncer la crédulité des hommes. Pour achever cette réflexion, soulignons à quel point l'analyse historique de l'Islam amène Palerne à la conscience de l'instrumentalisation, dont les traditions religieuses peuvent être l'objet, notamment, avec l'exemple de la reprise par les Musulmans des Ancien et Nouveau Testaments : « Mahomet veut être recue tant du vieil que du nouveau testament, qu'il a accomodé à sa poste... »407. Dans le texte de Palerne, qui est farouchement anti-musulman, Mahomet apparait donc comme un imposteur, qui utilise les grandes traditions religieuses à son compte, pour se placer en continuité historique et en tirer une autorité plus grande.

403 J.Palerne, op.cit., chap. XXXIV, p.128.

404 Ibid, p.127.

405 La même idée se retrouve dans le texte de Belon, qui lui aussi démystifie l'Enfer et le Paradis musulmans, voir le chap.5 « De la crainte du tourment d'enfer, dont Mahomet a épouvanté les Turcs... », ou encore le chap.7 « Plaisant voyage que Mahomet feint avoir fait en Paradis la nuit en dormant, & des grandes folies qu'il raconte touchant le paradis des Turcs.» (Tiers-livre).

406 À cet égard, Palerne en profite pour mettre en parallèle, sa vision très terrestre des motivations de Mahomet, avec le caractère également intéressé, que peuvent prendre certains mouvements religieux schismatiques de son propre monde et de sa propre époque : «Un moyne Nestorien, nommé Sergio [un érudit en écritures juives et chrétiennes qui révéla à Mahomet qu'il était l'envoyé de Dieu] s'en alla mal content de son Patriarche, pour duquel se venger il practiqua un moyen, que noz Ministres Huguenots ont despuis suyvi, à son imitation, pour n'avoir pas aussi eu du Pape ce qu'ils désiroyent : qui fut, d'inventer quelque nouvelle loy... » (chap.XXXI, p.121).

407 Ch.XXXII, p.125.

Finalement, la peur, qu'inspirent les Turcs aux lecteurs français, passe également par certaines des illustrations de Nicolay, qui entretiennent ce caractère effrayant de l'étranger. En effet, si certaines gravures rendent plus familiers et moins repoussants, aux lecteurs, les habitants des nations du Levant -le simple fait de mettre une image sur l'inconnu a parfois quelque chose de rassurant-, d'autres images représentent, au contraire, des personnages aux attitudes ou aux apparences effrayantes (pensons aux religieux Turcs exposés précédemment, ou à d'autres images, par exemple, les lutteurs d'apparence féroce, représentés au chapitre X, du Troisième livre de Nicolay). Paradoxalement, un personnage effrayant peut, simultanément, provoquer une certaine admiration, nous pensons, par exemple, aux soldats du Grand-Turc (dont nous reproduisons ci-dessous deux illustrations), qui ont quelque chose de majestueux, dans leurs costumes et leurs postures.

132

Voici deux archétypes du militaire
ottoman, à gauche une
représentation du fameux
« janissaires », à droite un
« Solaqui » ou archer du Sultan.

Nicolay n'est pas le seul à retranscrire la peur qu'il éprouve face aux Ottomans, à propos des janissaires, parés de leurs plumes et costumes de guerre, Belon écrit : « somme que voyant tels hommes ainsi accoutrés et déguisés, l'on dirait que ce sont géants tant ils sont épouvantables. »408. L'apparence physique des soldats d'élite du Grand Turc a quelque chose d'effrayant pour l'Occidental, mais cela n'a rien d'étonnant, quand on sait, à quel point les militaires cherchent à effrayer leurs adversaires, par leur apparence, et à se donner un aspect redoutable, l'effet est certes, psychologique, mais les avantages n'en sont pas moins réels, lors des combats. Jean Palerne va dans le même sens, lorsqu'il fait observer, à propos des janissaires : « ...ils marchent avec

408 Chap.26, tiers livre, p.487.

133

une si grande audace et ont telle monstre avec ces habits que cinq cens paroistront plus que mil de noz soldats. »409. Mais la répulsion du voyageur n'est jamais totale, Belon ajoute, alors qu'il décrit leurs accoutrements composés de plumes : « Ces Turcs ainsi bardés de plumes ressemblent proprement à un Saint-Michel en peinture. »410 ; il est difficile d'interpréter cette phrase, est elle moqueuse et ironique, ou au contraire révèle t-elle une certaine admiration devant l'apparence grandiose des janissaires ? Ange ou démon, le coeur et la plume de nos voyageurs balancent, elle ne peut trancher entre les deux, le Turc n'est ni tout l'un, ni tout l'autre, l'appréhension des hommes demandent plus de nuances et de subtilités, et de fait, on remarque, dans les textes, que les compliments et les reproches, l'admiration et la peur, se retrouvent souvent à seulement quelques lignes d'intervalles. Ainsi, avec ces récits de voyage, nous découvrons une vision nuancée du « Turc », des portraits moins superficiels, que certaines caricatures manichéennes ayant cour à l'époque (notamment dans les récits espagnols411). Après avoir survolé ces côtés « obscurs » et effrayants du Turc, nous allons nous pencher sur les vertus et qualités, que lui accordent les auteurs français et qui le rendent (peut être plus encore, que ces défauts ou que la peur qu'il inspire) dérangeant aux yeux des Européens, car il les oblige à réfléchir sur eux-mêmes et à se remettre en question. Nous devons également étudier la parenté doctrinale de l'Islam avec les traditions juives et chrétiennes, parenté qui pose des problèmes aux voyageurs, qui sont contraints de reconnaitre quelques points communs avec les Infidèles. Ces points communs sont d'autant plus dérangeants et étonnants, qu'ils ne sont pas seulement doctrinaux : dans leurs comportements mêmes, les musulmans vont parfois faire preuve d'une attitude très « chrétienne »412...

409 Jean Palerne, op.cit., ch.CVII, p.259, remarquons, avec cet exemple, à quel point les récits de voyage sont l'occasion d'observer les techniques militaires de l'adversaire.

410 Idem.

411 Voir le travail d'Alexandra Merle, déjà cité à cet égard.

412 L'idée d'un rapprochement et d'une parenté entre les musulmans et les chrétiens n'est pas nouvelle, puisqu'Érasme osait déjà qualifier les « Infidèles » de « demi-chrétiens », dans son texte déjà cité.

134

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Il existe une chose plus puissante que toutes les armées du monde, c'est une idée dont l'heure est venue"   Victor Hugo