3. Le pouvoir ottoman mis en scène : les grandes
fêtes du Sultan Murad III, à Istanbul (1582).
Le sens critique du voyageur s'aiguise donc au contact de
l'altérité rencontrée, cet exercice du jugement est
d'autant plus libre, que son discours concerne le monde ottoman,
l'écrivain ne risque aucunes représailles, puisqu'il ne vise pas
un pouvoir établi dans son pays d'origine. Ainsi, les récits des
voyageurs français sont autant de points de vue originaux sur le pouvoir
turc, l'extériorité du voyageur au monde qu'il décrit,
outre le nombre de préjugés qu'il implique, va
456 Chap.18, Tiers-livre, p.476.
457 « Anciennement comme encore maintenant les
républiques bien gouvernées ne se sont pu passer des trois
susdits états ... » ch.91, p.394 des Observations...
458 Idem.
145
également offrir un regard digne d'intérêt
pour l'historien, qui sait à quel point les discours que tiennent les
sociétés sur elles-mêmes relèvent de
l'idéologie. Nous voulons donc esquisser une brève analyse du
caractère spectaculaire du pouvoir ottoman, à la lumière
d'un récit particulier et d'un évènement
précis...
Nous avons déjà montré à quel
point la perception des Ottomans est sujette à de multiples
interprétations, le Turc est à la fois un allié admirable
(dans le cadre des rapprochements franco-ottoman), et un ennemi éternel
(car musulman infidèle). Lorsque le pouvoir ottoman se donne à
voir dans des représentations spectaculaires, nous sommes à
l'apogée de cette ambigüité, au coeur de cette
séduction qu'il exerce sur le voyageur français. Nous avons la
possibilité d'étudier ce problème de manière
précise, grâce à un exemple, qui se trouve au centre du
récit de Jean Palerne : les grandes fêtes données à
l'occasion de la circoncision du fils de Murad III (Sultan de 1574 à
1595), commencées en mai 1582459. Par une chance
inespérée, le jeune voyageur se retrouve à Constantinople
précisément au moment de cet évènement
exceptionnel460, il aura donc l'immense opportunité
d'assister à ces quarante jours de fêtes et de fastes, d'abondance
et de spectacles. Dans son texte, la relation de cet évènement
suit la description et la découverte de Constantinople, l'auteur
consacre de nombreux chapitres à détailler le cadre et le
déroulement de ces fêtes. C'est le moment idéal pour
observer la société de Constantinople et le pouvoir du Sultan,
qui se manifeste de manière très complète, dans le cadre
de cérémonies, bien ordonnées et préparées,
au caractère très solennel. En effet, le pouvoir ottoman profite
de ces cérémonies pour se donner lui aussi en
spectacle461, dans des représentations
théâtralisées et codifiées, dont l'ordre et le
déroulement sont très significatifs. Pensons, par exemple, aux
différentes positions des représentants du pouvoir dans
l'Hippodrome, celles-ci coïncident avec la plus ou moins grande importance
des personnages dans la hiérarchie ottomane462, de même
que la position des ambassadeurs reproduit leurs plus ou moins grande
soumission au pouvoir ottoman, comme le fait remarquer Palerne : « au
troysième et dernier,
459 À l'importance de cet évènement
correspond la richesse du matériel historique que nous en laisse
Palerne, sa description des fêtes se déploie du chapitre CXIII
« Théatres & galeries dressées à l'Hyppodrome..
» au chapitre CXXI « Feux d'artifices.. », qui clôture
l'expérience proprement orientale de Palerne. La position de ce grand
moment de spectacle apparait comme le couronnement du voyage, sorte
d'apothéose du récit, l'effet littéraire est
remarquable.
460 Qui marquera durablement les chroniques ottomanes, comme
le prouve certains manuscrits turcs. Voir, par exemple, le
célèbre Surname-i Hümayun (Livre de la fête
de la circoncision impériale), 1583-1588, conservé au
Musée du palais de Topkapi Sultanahmet (à Istanbul), dont les
enluminures représentent l'évènement.
461 Remarquons le subtil effet de mise en abime à
l'oeuvre ici, en effet, au spectacle distrayant que tout le monde est venu
voir, s'ajoute celui, pas moins important, du pouvoir ottoman, qui se donne en
spectacle (dans sa hiérarchie, par le faste déployé, etc.)
dans une vaste mise en scène (savamment orchestrée et
préparée)visant à renforce sa puissance sur les
imaginaires. Ainsi, cet évènement est un mélange subtil
d'opposés : le caractère solennel de certains moments alterne
avec d'autres plus légers et distrayants.
462 Voir Palerne, chap.CXIII, p.278, les premier et second
paragraphes listent les dignitaires ottomans présents, dans un ordre,
qui est calqué sur leur importance politique.
146
qui estoit le plus bas, estoyent tous les Ambassadeurs des
Roys, & Princes Chrestiens... ». En effet, dans ce genre
d'évènement, les agencements spatiaux sont très
significatifs, notamment, quant aux rapports de domination et aux distinctions,
qui s'opèrent sur le mode vertical. Des complexes
d'infériorité-supériorité s'y
révèlent, par exemple, lorsque Palerne poursuit sa description de
l'organisation spatiale de l'Hyppodrome : « De l'autre costé de la
place furent encores dressés d'autres théatres, & loges, pour
les autres Ambassadeurs Mahométistes, qui ne se voulurent mettre au rang
des Chrestiens. »463. De plus, la présence de
l'Ambassadeur « du Roy de Perse » et sa position significative
(« le premier rang (...) sa loge vis à vis du logis d'Amurat
»), nous rappelle à quel point ce genre de fêtes est
l'occasion, pour le pouvoir, de montrer sa puissance et sa richesse, en premier
lieu, à ces adversaires politiques du moment et aux puissances rivales.
Par ailleurs, un évènement d'une ampleur et d'une importance
aussi grande va attirer des représentants Orientaux &
Européens venants des quatres coins de l'Empire : ce qui implique un
renforcement de l'impression de « mosaïque cosmopolite » et la
transformation de Constantinople en une sorte de microcosme de l'Empire, voire
des mondes méditerranéens et orientaux, puisque des Ambassadeurs
de pays extérieurs à la domination ottomane sont
présents464. Ainsi, en ces temps de grandes
festivités, la capitale ottomane devient pour le voyageur, plus encore
qu'à l'ordinaire, une vitrine du pouvoir et de sa richesse, tout autant
qu'un lieu où se donne à voir la grande variété des
nations et cultures du monde465. En effet, au cours de ces grandes
cérémonies, dont la dimension politique ne fait aucun doute, les
différents groupes, viennent, en grande pompe, offrir des
présents au Sultan et lui signifier leur allégeance. Ainsi en
est-il des ambassadeurs, des hauts responsables religieux, ou encore des riches
marchands de diverses nationalités, dont Palerne décrit
successivement le défilé en bon ordre et le passage devant le
Grand Turc466. Ces cérémonies ont donc des vertus
fortement unificatrices pour l'Empire, en effet, outre les personnages
déjà cités, de nombreux artisans participent activement au
spectacle et sont réunis par ce que les Européens appelleraient
« corporations de métiers », chaque groupe mettant en avant
son savoir-faire et essayant de se distinguer à l'occasion de ces
cérémonies publiques :
« Les plumassiers se monstrèrent fort
ingénieux en ce, qu'ils firent un grand nombre d'oyseaux, qui
marchoient, & voloyent par la place, comme oyseaux naturels : l'on voyoit
puis les cousturiers, qui alloyent faisans des accoustremens, les forgerons des
clouz, les massons
463 Idem, p.279.
464 Nous venons de mentionner celui de Perse, mais Palerne
parle également des ambassadeurs de « Tartarie », de «
Transylvanie », de « Moldavie », de « Pologne »,
etc.
465 Voir à propos de caractère cosmopolite de
Constantinople, qui est déjà assez impressionant en temps «
normal », le III. A. 4 « Des voyageurs et des récits
cosmopolites ? » de ce travail.
466 Au chapitre CXIIII. « L'ordre que les Ambassadeurs
estrangers tienent lors qu'ils vont baiser les mains au grand Seingneur, &
des présens qui luy furent faicts lors de ladicte Circoncision. »,
chapitre CXVI. « L'équipage auquel se présenta le Moufti,
& autres prebstres, & Religieux, tant Mahométistes que
Chrétiens »., chapitre CXVII « L'ordre & équipage
des marchands, & autres artisans ».
147
batissoyent, les verriers faisoyent des verres, les potiers
des pots, les coutelliers de couteaux, les selliers des selles, & les
cordoniers des souliers : marchoyent puis les boulengers, bouchers avec leur
boucherie, charcutiers, & cuisiniers : là ne voyoit-on que tuer
& escorcher, trancher, & découper la chair en pièce,
d'ont ils faisoyent largesse au peuple : y vindrent aussi les jardiniers
chargez de fleurs, & les bonnes gens de laboureurs avec leurs attirages,
labourans le sable par la place, suyvis de bergers avec leur bergerie,
mulletiers, gambelliers, ou bedoins, & charretiers, avec leurs buffles,
mulets, chevaux, & asnes (...) Somme ils se présentèrent de
tous les estats, au meilleur équipage qu'il leur fut possible : lesquels
représentoyent en ceste place une vraye fabrique du monde, &
s'estudoyent les uns à l'envy des autres, qui feroit le mieux, qui
pourroit aussi inventer quelque chose de nouveau, pour donner plaisir au
Seigneur, & à une si belle assemblée : & sur tous, qui
seroit de plus beaux, & riches présens, & qui fussent
trouvés agréables. »467
C'est tout un microcosme urbain, qui défile sous les
yeux du voyageur, la société ottomane se donne en spectacle, elle
s'anime de tous côtés, c'est le moment idéal pour observer,
car chacun fait montre de ces talents et de son savoir-faire. Ainsi, en ces
temps de fêtes, au caractère inconnu & merveilleux de la ville
pour le voyageur français la visitant pour la première fois,
s'ajoute le caractère extraordinaire & inhabituel de
l'évènement : l'effet produit par la ville sur l'imaginaire du
Français et la fascination, qu'exercent le pouvoir et la
société orientale sur le voyageur, en sont
décuplés.
Le processus de séduction à l'oeuvre
s'opère selon divers moyens, ne pouvant point trop nous étendre
sur ce problème passionnant, relevons seulement quelques exemples et
idées essentielles. Ce qui frappe tout d'abord, c'est l'importance de la
dimension sensorielle, voire sensationnelle de ces festivités, ce
côté impressionnant est au coeur du spectacle et assure aux
évènements un caractère mémorable. Palerne
décrit les nombreux musiciens, qui animent les festivités et
subjuguent les oreilles, les yeux des spectateurs seront également
convoqués de toutes parts (pensons par exemple aux feux d'artifices ou
aux richesses étincelantes). Le côté attrayant des «
jeux » publics, du faste déployé, en un mot de l'aspect
spectaculaire d'un évènement comme celui que vit Palerne à
Constantinople, exacerbe le rapport ambigu du voyageur à l'Empire
visité. L'artifice a souvent quelque chose d'attirant & de plaisant,
mais il peut également renvoyer à quelque chose d'assez effrayant
et dangereux, cette tension entre attraction et répulsion est à
son comble, avec l'exemple des biens nommés « feux d'artifices
», les fêtes musulmanes prennent des apparences très
païennes, elles sont à la fois inquiétantes et attirantes
:
«...tous les soirs on amenoit quelques chasteaux que l'on
faisoit brusler, aucuns trainez par des satyres, & autres par des dragons
jettans le feu par la gueule, & trous diversifiez : bien munis
d'artillerie, de fusées, & autres sortes de feux artificiels :
lesquels faisoyent un bruit lors qu'on y mettoit le feu comme si tous les
tonnerres, foudres & esclairs y fussent esté...
»468.
467 Chap.CXVII, p.286-287.
468 Jean Palerne, op.cit., chap.CXXI, p.296.
148
Dans ce court extrait, nous retrouvons le dragon, qui pourrait
être un symbole assez représentatif des Ottomans dans les
imaginaires européens, son caractère reptilien renvoyant
implicitement à la dimension diabolique des « Infidèles
», dont la puissance à quelque chose de terrifiante et de
destructrice, à l'image de ce feu469, qui sort du monstre
oriental. Mais la dimension païenne470 de ces
cérémonies ne s'arrête pas là, elle s'y affirme de
manière encore plus inquiétante, lorsque Palerne poursuit sa
description : « Il faisoyent encore brusler plusieurs figures d'hommes de
diverses nations, & divers animaux... »471. Mais comme nous
l'avons souvent remarqué dans les récits de voyage, à
l'évocation d'éléments repoussants ou effrayants,
succède, quelques lignes plus tard, des descriptions attirantes, qui
insistent ici sur le caractère festif des évènements :
« En fin pour le faire court, il ne se voyoit durant ce temps là,
que comédies, tragédies meslées de danses, sauts, gambades
& virevoltes, tourdions, fissaignes, remuements, morisques, & chansons
accompaignées de joltes, tournois, & masquetades, avec des tambours,
trompettes, & clairons, timbales, flustes, & cornets.
»472. Encore une fois, l'Orient se présente au voyageur
sous les traits de l'abondance et de la diversité, ici c'est la
profusion des spectacles qui est frappante, l'accumulation à laquelle se
livre Palerne tend à mimer celle-ci.
Relevons un autre type de spectacle, particulièrement
important durant ces festivités : « Les combats de guerre »,
c'est-à-dire des reconstitutions, aux dimensions historiques et
politiques, de grandes batailles victorieuses. Bien sûr, ces mises en
scène ont pour but de glorifier le pouvoir, tout en commémorant
des évènements historiques réels, mais parfois
déformés par le pouvoir à son avantage. Citons la
description détaillée qu'en donne Palerne :
« Le grand Bachat (...) fit amener en la place deux
chasteaux de boys, peincts de couleurs diverses, montés sur rouës,
& garnis de leurs tours, rampars, & artilleries, l'un desquels estoient
par les Turcs, sur les tourelles duquel estoyent enseignes en nombre, de
couleur rouge, blanc, & vert : l'autre par les Chrestiens, armes à
la Francque, avec leurs cuirasses & casques en teste, ausquels on avoit
baillé des drappeaux ayans la croix blanche, qu'ils pouvoyent avoir
autresfoys gaignés en quelque rencontre, ou prinses de villes (...)
aprés ils contraignirent les Chrestiens se retirer en leur fort, qui fut
assiégé, & battu de furie (...) voulant par là
représenter les victoires, qu'ils ont euës sur les Chrestiens &
se faire estimer valeureus: estans donc ainsi saisis de la forteresse, mirent
la pluspart au fil de l'espée, & tranchèrent la teste aux
principaux eslevant de
469 Le feu, dont la maitrise est mise en avant par les
spectacles ottomans, est un symbole assez représentatif de cette
fascination du voyageur pour l'Orient & le pouvoir ottoman. Il attire le
regard et l'attention, mais il fait également peur de par le
côté destructeur qu'il peut prendre.
470 Cette dimension « païenne » exacerbe
l'ambivalence des sentiments chez le voyageur, car l'Antiquité, qu'il
retrouve en partie sur les territoires visités et dans la culture
ottomane, l'attire par certains de ses côtés qui le laissent
admiratif, mais le repousse, tout autant, par d'autres aspects, qui sont
opposés aux conceptions chrétiennes. L'attitude de l'ambassadeur
français, vis à vis de ces fêtes &
cérémonies, illustre bien cette idée, en effet, Palerne
affirme que tous les représentants étrangers sont présents
: « horsmis celuy de France, qui n'y comparut point, d'autant qu'il ne
fust pas esté bien séant çà un Roy portant le nom
de Très Chrestien d'assister à telles cérémonies
payennes. » Chap.CXIII, p.278.
471 Jean Palerne,op.cit, chap.CXXI, p.296.
472 J. Palerne, op.cit., chap.CXXI, p.296.
149
fausses testes par dessus les murailles... »473
Nous ne pouvons pas rentrer dans une analyse exhaustive de ce
passage, mais nous avons tenu à reproduire cet extrait assez
conséquent, pour montrer, une fois de plus, la richesse du texte de
Palerne en tant que source historique. Les visées pédagogiques et
idéologiques de ces spectacles sont patentes, les mises en scène
des deux camps, représentés par des attributs symboliques simples
et des costumes, qui les rendent clairement identifiables, participent de cette
volonté d'inculquer une Histoire au service du pouvoir. Le fait qu'un
Français assiste à ce spectacle et l'interprète de son
point de vue est fort intéressant, le regard porté sur ces
représentations pseudo-historiques sera beaucoup plus critique et lucide
(notamment, quant au caractère artificiel et exagéré de ce
genre de représentations théâtralisées), que celui
que pourrait porter un Ottoman, qui raconterait les festivités (et en
profiterait surement pour glorifier le Sultan). En effet, alors que pour les
Turcs ces spectacles sont univoques et renforcent leur adhésion et leur
confiance dans le pouvoir du Sultan, pour un Européen ces
représentations prennent un tout autre sens. Par exemple, un spectacle
commémorant et célébrant la prise de Chypre par les
Ottomans, provoque, du point de vue de Palerne, « un indicible regret en
l'ame des Chrestiens, pour la mémoire des malheurs passés.
»474. Palerne retranscrit ce spectacle de manière
saisissante, les évènements représentés prennent
une dimension atroce, presque « apocalyptique »475
à la fin de cette description, dont nous donnons un court extrait :
« & en fin comme par faute de secours les Cypriens
furent forcés, & contraincts de se rendre par
composition à la mercy des Turcs, qui les mirent tous
à la chaisne contre leur foy, & selon leur
accoustumée cruauté : à ceste heure
n'oyoit on que canonades, tambours, trompettes, cris, & hurlemens, si bien
qu'il sembloit que tout deust s'abysmer. »476
On observe d'abord, la compassion du voyageur pour les
frères chrétiens de Chypre, ensuite la dimension
d'actualité de cette représentation, qui fait
référence à un évènement relativement
récent477. Finalement, il est également
intéressant de remarquer à quel point un même
spectacle peut aboutir à des perceptions différentes - et
même, dans ce cas présenté, à des réceptions
diamétralement opposées- selon le point de vu adopté,
selon la perspective portée sur celui-ci. Ce genre de spectacle devait
être très dérangeant & désagréable pour
un Chrétien, on imagine à quel point Palerne a pu se sentir mal
à l'aise, face à cette mise en scène de la perte de Chypre
et de
473 Idem, chap.CXVIII, p.287-288.
474 Idem, chap.CXVIII, p.288.
475 Nous employons cet adjectif au sens commun de grande
destruction -violente et calamiteuse, et non au sens premier, de
révélation et de retour du Christ.
476 Idem, chap.CXVIII, p.288.
477 L'île de Chypre est conquise par les Ottomans entre
1570 et 1571.
150
l'asservissement des Chrétiens. Ce genre de
représentations politiques, ces mises en scène « historiques
», fortement empreintes d'idéologie, nous rappellent à quel
point un pouvoir se construit face à des adversaires, se renforce et
s'affirme en s'opposant, ici contre les Chrétiens : « L'on fit puis
amener en triumphe, & signe de victoire, environ trente soldats Chrestiens,
ayants les fers aux pieds, avec leur drappeau, & tambour qu'ils avoyent
prins quelque temps auparavant en Hongrie.. »478. L'exposition
des adversaires enchainés479 et l'appropriation de leurs
symboles sont des éléments essentiels, qui démontrent la
puissance du Sultan aux yeux de tous, font craindre son pouvoir, tout en
l'exaltant. Évidemment, le pouvoir ottoman profite de cette occasion
pour exposer sa puissance militaire. Par exemple, Palerne décrit des
démonstrations martiales : « Il y eut une autre troupe d'archers
à cheval, qui firent une infinité de beaux traicts, où la
disposition & adresse est merveilleusement requise... »480,
suit une description détaillée des exercices, auxquels ils se
livrent. La dextérité de ces militaires ottomans impressionne
à tel point Palerne, qu'il conclut ainsi sa description : « chose
presque incroyable ». La dimension acrobatique des spectacles militaires
et civils est très importante, les hommes profitent de ce moment pour
faire montre de leurs talents, pour réaliser de véritables
exploits481. Palerne consacre d'ailleurs un chapitre aux
professionnels du spectacle, qui ajoutent un caractère très
divertissant et fortement spectaculaire aux festivités, il l'intitule :
« Basteleries, & choses estranges, qui se firent en ladicte place, des
luicteurs du grand Seigneur, & danseurs sur la corde »482.
Dans ces moments, le spectacle prend des dimensions proprement orientales, une
description de Palerne fait grandement penser au « fakir », figure
fameuse de l'orientalisme destinée à un grand succès par
la suite, la fascination trouve souvent une de ses sources les plus puissantes
dans l'incompréhension de ce qui se déroule sous nos yeux, dans
le caractère inexplicable & incroyable du spectacle observé :
« Un autre se vint présenter tout nud, qui se coucha contre terre
à la renverse sur le tranchant de deux cimeterres, & mirent sur son
ventre un gros enclume de fer, surlequel quatre hommes frappoyent à
grands coups de marteau, puis fendirent enocres du bois sur luy, sans
l'offenser. »483, il multiplie les exemples de ces prodiges,
qui repoussent toujours plus loin les limites du corps. Là aussi, le
voyageur est tiraillé par des sentiments contraires, d'un
côté, ces exploits lui font peur -de par leur caractère
inexplicable et
478 Chap.CXVIII, p.289.
479 Cet élément induit encore un rapprochement
avec les pratiques politiques de l'Antiquité, ces défilés
des vaincus ne sont pas sans rappeler les « Triomphes » romains.
480 Chap.CXVIII, p.290.
481 « Un autre couroit la teste sur la selle de son
cheval, les pieds en haut entre quatre cimeterres liés à la
selle, voltigeans & sautans, ores devant, tantost derrière, &
mettans tous les deux pieds en terre remontoyent incontinent : le tout sans
arrester le cheval. Somme que l'on fit chose admirables, & indicibles.
» (Chap.CXVIII, p.290).
482 Chap. CXIX, p.291-293.
483 Chap. CXIX, p.291.
151
quelque peu sur-humain, de l'autre, il est admiratif, voire
enthousiaste, face à ces merveilles, que lui donnent à voir
Constantinople en fête. Le mot « merveille » n'est pas trop
fort pour qualifier certains spectacles, qui semblent, à certains
moments, aux frontières de l'incroyable et du délirant : «
vous eussiez veu un singe courir sur une chèvre (...) les asnes danser,
les chats marcher sur corde, & plusieurs petits oyseaux, lesquels de tant
loing qu'on leur monstroit une pièce de monnoye l'alloyent incontinent
quérir, & la portoyent à leur maistre. ».
Revenons sur les relations, souvent fusionnelles, entre le
spectacle & le pouvoir, en étudiant la notion d' « ostentation
», qui permet de mieux comprendre leurs rapports. Au cours des
festivités, l'ostentation prend des formes multiples, plus ou moins
directes. La mise en scène peut directement mettre enjeu la personne du
Sultan, comme l'illustre le chapitre CXV « En quelle magnificence marchoit
le grand Seigneur allant à l'Hyppodrome », où le Grand Turc
apparait de manière triomphante et magnifique, pour l'ouverture des
festivités : « Le jour eschu, que se devoyent commencer lesdicts
jeux, le Grand Seigneur sortit de son Serrail, & s'en alla en grand
triomphe à la place de l'Hyppodrome, avec Mahomet son filz pour l'amour
duquel se faisoyent lesdicts appareils, aagé de quinze à seize
ans, fort richement, & superbement vestu de drap d'or frizé, ayant
le mont Juvisi de son Turban couvert de perle, & pierreries, monté
sur un brave cheval magnifiquement bardé & caparrassonné
à la Turquesque... »484. Ce premier temps de la
description insiste sur l'importance de la parure et du costume, qui
témoignent de la richesse et du raffinement du Sultan, de nouveau, le
spectacle du pouvoir se développe fortement sur une base sensorielle, il
cherche à impressionner, à frapper les imaginaires. Dans le
second temps de sa description, Jean Palerne donne à voir la dimension
théâtrale et très contrôlée -presque
ritualisée- de la représentation, que le pouvoir offre de
lui-même :
« En ceste magnificence furent conduicts les Sultans
à l'Hyppodrome, à l'arrivée desquels commencèrent
incontinent à jouer les instrumens avec tel bruict, que l'air & la
terre en retentissoyent : & comme ils traversoyent la place, on fit
cheminer devant eux par artifice cinq gros cierges de cire, couverts de
clinquant & ornés de toutes sortes de fleurs, d'une hauteur, &
grosseur desmesurée, & qui paroissoyent plustost arbres, qu'autre
chose. Car ils avoyent quatre
pieds de hauteur : lors le peuple commença à
crier : vive les Sultans : leur augurans toute félicité, avec
bénédiction infinies, & applaudissemens de mains en signe de
resjouyssance. »485.
Cette popularité du Sultan pourrait laisser plus d'un
souverain européen admiratif et envieux, l'observation de l'Empire, dans
ce moment clé de la vie politique, est riche en enseignements. Une fois
de plus, les Ottomans peuvent servir de modèles, les festivités
splendides données par le Sultan
484 Chap.CXV, p.282. Ce genre de fête contribue
également à légitimer le successeur à venir,
à pérenniser la dynastie, à associer au pouvoir le jeune
fils du Sultan.
485 Chap.CXV, p.283.
152
peuvent apporter des éléments nouveaux et des
idées aux hommes de pouvoir, qui, eux-aussi, pratiquent à leur
manière ces évènements spectaculaires en Europe. Par
ailleurs, les spectacles, dont les Ottomans semblent être
coutumiers486, sont un élément de plus, qui les
rattachent aux pratiques et à la culture de l'Antiquité, comme
l'indique Palerne, le lieu même où se déroule une partie
des festivités ottomanes, l'Hippodrome de Constantinople, est
déjà chargé d'un passé similaire : « En ce
lieu les Empereurs faisoyent anciennement courir, & manier leurs chevaux
pour le plaisir du peuple... »487 . Certains spectacles turcs
approchent fortement de pratiques de l'Antiquité, Palerne le rappelle
avec l'exemple des lutteurs488 :
« Le Seigneur fit aussi venir des luicteurs, qu'ils
appellent Pelinandres, tenant encores cela des
anciens (...) il entretient ordinairement trente ou quarante
hommes fort robustes, & nerveux, de nations diverses, qu'il fait luicter,
quand il luy plaist d'en avoir le plaisir... ».
Le spectacle est sous le contrôle absolu du Sultan,
là encore, le parallèle avec l'Empereur romain et ses gladiateurs
est immanquable. Les spectacles ottomans peuvent donc être
rapprochés des « jeux du cirque », tant pour ce qui est de
leur contenu489, que pour ce qui est de leurs fonctions
politiques490. Les quelques éléments que nous venons
de développer illustrent assez nettement le côté «
circences », que peut prendre l'exercice du pouvoir, et, sans surprise,
nous retrouvons le « panem », lorsque Palerne rapporte, que les
animaux sacrifiés sont préparés et « distribué
aux pauvres »491, ou encore, que « sur l'heure de midy ils
assioyent mil plats de ris par jour, & mil pains sur la dicte place, ou
autre menestre avec de la chair hachée par petits morceaux, qui estoit
donnée aux pauvres... »492. La vieille recette antique
semble donc ne pas être étrangère au pouvoir ottoman...
486 Spectacles, dont les Ottomans semble être
coutumiers, même en dehors de ces temps de fêtes et en dehors de
cet évènement exceptionnel et ponctuel rapporté par
Palerne. En effet, nous observons, dans le texte de Belon, des passages
consacrés à ces distractions urbaines, très
répandues dans la culture ottomane. Par exemple, dans le tiers-livre des
Observations, aux chapitre 38 « Des choses difficiles à
croire que les bateleurs de Turquie font en public », chapitre 39 «
De la lutte de Turquie », ou encore chapitre 40 « Que les Turcs vont
hardiment sur la corde ».
487 Chap.CXIII, p.278.
488 Chap.CXIX, p.292, de même, les autres récits
de voyage évoquent la figure du lutteur, Nicolay en donne même une
illustration saisissante dans son ouvrage.
489 Nous renvoyons le lecteur au texte de Palerne, dans lequel
il trouvera, par exemple, « Des Elefants, qui furent ammenez à
l'Hyppodrome, & de la giraffe. » chap.CXX (p.293-295).
490 Etienne de la Boétie, dans son ouvrage
déjà cité, insiste sur l'importance que peuvent avoir les
divertissements dans le contrôle politique, avec un exemple
éloquent : « ...cette ruse de tyrans -d'abêtir leurs sujets-
ne se peut mieux connaitre plus clairement que par ce que Cyrus fit envers les
Lydiens (...)il y établit des bordels, des tavernes et jeux publics et
fit publier une ordonnance que les habitants eussent à s'y rendre (...)
Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les
gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les
tableaux, et autres choses de peu, c'étaient aux peuples anciens, les
appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la
tyrannie... » (p.33-34).
491 Palerne, op.cit., chap.CXVIII, p.290.
492 Palerne, op.cit., chap.CXV, p.284.
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