2. L' Orient rêvé : un paradis terrestre
?300
En effet, l'île, par son caractère relativement
protégé301 et souvent autonome, par son aspect
unifié et par la diversité qu'elle porte en son
sein302, peut apparaitre comme un archétype du paradis, ou du
moins, comme un ersatz de celui-ci. Mais les territoires insulaires ne
sont pas les seuls à prendre ce caractère merveilleux et
attrayant sous la plume des voyageurs.
À propos de l'« Arabie Heureuse », Nicolas de
Nicolay affirme :
« Cette région, sur toutes les autres du monde,
est la plus féconde et abondante en choses précieuses et
aromatiques. Aussi elle porte froment en abondance, olives et
tous autres excellents fruits. Et est arrosée de divers fleuves et
fontaines très salubres. Le pays méridional est peuplé de
plusieurs belles forêts, pleines d'arbres qui portent l'encens et le
myrrhe, palmier, roseaux, cinnamome, canelle, casse et ledanum, étant
l'odeur qui vient de ces arbres, au sentiment des hommes, de telle douceur
et suavité qu'elle semble plutôt chose divine que terrestre et
humaine. »303
Remarquons, tout d'abord, le processus littéraire
d'accumulation d'arbres et d'espèces végétales, qui mime
cette diversité et donne l'impression d'abondance à la lecture.
Ensuite, relevons cette impression de paradis, qui culmine dans la
dernière phrase de ce passage, où le lecteur se voit
transporté vers un territoire merveilleux. Dans le même ordre
d'idée, au Chapitre 107 des Observations de plusieurs
singularités, Pierre Belon du Mans offre aux lecteurs une
description assez idyllique :
« En passant par-dessous lesdites Portes de Cilicie,
chacun de la troupe voyant les arbres d'andrachnes porter leur fruit à
trochets, déjà rougis et mûrs, rompaient des rameaux et
allaient manger par le chemin... ».
Les hommes tendent le bras et prennent ce que la nature leur
offre gracieusement, dans son
300 Ne pouvant, dans le cadre de ce travail, nous
étendre trop longuement sur ce problème passionnant, nous
restreindrons notre étude à la déclinaison de ce motif du
paradis dans les récits de voyages orientaux, mais nous renvoyons le
lecteur plus curieux à l'abondante littérature sur le sujet,
notamment à l'étude assez complète de J. Delumeau, Une
histoire du paradis, Fayard, 1992.
301 Pour appuyer ce rapprochement rappelons que dans la
Genèse le paradis terrestre est entouré de quatre grands
fleuves, qui lui confèrent ce caractère d'isolement naturel et
cette protection par les eaux, que nous retrouvons dans l'île
(barrière naturelle aquatique de moins en moins efficace avec les
progrès de la navigation et le développement croissant de la
piraterie à l'époque).
302 L'île, de par la biodiversité qu'elle porte,
ne serait-elle pas une sorte d'Arche de Noé naturel ? Véritables
microcosmes, certaines îles sont, en effet, des terres de refuge pour les
êtres vivants, des réservoirs d'espèces rares et de
ressources précieuses, que ne manque pas de visiter un amoureux de la
nature comme Pierre Belon. Il adopte volontairement un itinéraire, qui
lui permettra de les parcourir et de les découvrir (voir à ce
propos la première partie de ce travail, où nous rappelons que
Belon se sépare de l'ambassade et chemine selon un itinéraire
moins directe et rapide, pour les besoins de sa propre démarche).
303 Nicolas de Nicolay, quatrième livre des
Navigations & Pérégrinations, chap.XI, p.222.
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abondance ; ses fruits ont un arrière goût
d'Éden, de même, que ces pages ont quelque chose d'une
réminiscence de l'état antérieur à la chute, quand
la nature était d'elle même féconde. Quelques
régions d'Orient semblent conserver ce caractère spontané
et luxuriant, qui ressort surtout de la comparaison avec ce que connait
l'Europe, nous en trouvons l'exemple, lorsque Pierre Belon écrit :
« L'herbe de basilic est semée par les campagnes d'Égypte,
croissant trois fois plus grande qu'en ce pays-ci. »304. La
nature en Orient est parfois très généreuse, elle fait don
de ces bienfaits à celui qui passe, elle rend au centuple à celui
qui la cultive305. Elle apparait dans une majestueuse abondance au
voyageur patient et attentif, qui, tout en cheminant, se nourrit de cet
ailleurs si doux et merveilleux, son corps se rassasie des dons de la terre et
ses sens mêmes s'enivrent parfois de ces délices orientaux...
Pour achever cette comparaison entre nos textes,
étudions un extrait du troisième voyageur de notre corpus, qui
lui aussi plonge le lecteur dans des terres proche de l'Éden, lorsqu'il
évoque Damas :
« Les jardinages sont cousus avec la ville, qui
l'embellissent d'avantage, d'autant que, comme dict est, les arbres y sont
verds en toute saison, tellement que pour la beauté du lieu, il y
en a, qui veulent dire, que c'estoit là le paradis terrestre.
Il faut que le climat y soit merveilleusement tempéré : par ce
qu'ils ont tous fruicts que nous avons en Europe, comme poires, prunes,
abricots, pêches, pommes, amandres, orenges, citrons, limons, poncilles,
grenades, olives &
autres. & encore la cassia, carobbes, dattes, cannes de
succre, muses, cotton, cyprès, & autres arbres, & fruicts, que
nous n'avons pas. »306
Encore une fois, l'accumulation contribue à
l'impression d'abondance, c'est la formidable concentration en un seul
espace, d'autant d'espèces différentes, qui lui
confèrent une dimension paradisiaque. En effet, l'aura merveilleuse, qui
entoure l'Orient dans les imaginaires et dans l'expérience viatique, est
très liée aux plantes et produits rares qu'on y trouve, aux
richesses, qui s'y cachent parfois et s'y montrent d'autres fois307.
Cette variété et diversité de plantes donne aux
304 P. Belon, Second livre des Observations, chap.40,
p.308. Endentons bien que « ce pays-ci » fait référence
à la France, du point de vue de laquelle se place Belon pour ses
lecteurs.
305 À de nombreuses reprises dans leurs récits,
Pierre Belon et Jean Palerne insistent sur cette fertilité des terres
agricoles du Proche Orient.
306 Jean Palerne, chap.LXXXIV, p.211-212.
307 À cet égard, on pourrait invoquer la notion
« d'El dorado », au sens large, d'un lieu caché et lointain
-qu'il faut conquérir et découvrir- qui contient des richesses
immenses (d'autant plus immenses qu'elles sont indéfinies et que ce
territoire est très réceptifs aux projections les plus
irréelles et démesurées des imaginaires) et
déclenche, de ce fait, la convoitise des hommes (voir, à propos
des effets réels de ces lieux imaginaires sur les explorateurs des
Amériques, l'article « Le mythe de 'El Dorado' » dans
l'ouvrage collectif Voyager à la Renaissance, Colloque de
Tours, 1987). La richesse des terres orientales est exaltée par les
auteurs à maintes reprises -elle participe grandement de l'attraction
occidentale pour l'Orient, qui dans ce cas est purement
intéressée par des considérations matérielles.
Finalement, comme pour confirmer cette idée d'un Orient « el dorado
» nous pouvons rappeler que Pierre Belon consacre plusieurs chapitres
à l'or d'Amérique, mais également à celui d'Orient
(chapitre 50 « Des mines d'or & d'argent du Grand Seigneur...
» et chapitre 51 « Autre discours sur l'or... » dans
102
hommes des aliments et des ressources, mais aussi des
médicaments, des remèdes estimables & précieux, ou
encore, des marchandises luxueuses et couteuses. Dans le récit d'un
médecin botaniste comme Belon, la nature orientale apparait comme un
véritable trésor, pour qui sait y puiser comme il faut, pour qui
sait reconnaitre les propriétés de chaque plante308.
Avant de clore cette partie, nous voudrions parler d'un autre lieu typique,
qui, un peu à la manière de l'île, peut prendre des allures
assez paradisiaques : « le Mont », autrement dit, le sommet d'une
montagne. On peut trouver un exemple de cette idée, lorsque Pierre Belon
annonce le contenu de son chapitre 42, en l'intitulant « Des plantes
singulières du mont Athos, provenantes naturellement sans être
cultivées. ». Ce caractère spontané de la
végétation est admirable pour l'observateur, le superlatif est de
rigueur pour évoquer ce lieu : « J'ai trouvé le mont Athos
herbu sur tous autres lieux où j'aie oncques mis le pied
»309 affirme ce connaisseur des choses et espaces naturels. Il
confirme notre rapprochement avec l'Éden, lorsqu'il écrit :
« Ce lieu est bien dû, car il est séant à gens
solitaires, digne d'être comparé à un paradis de
délices, pour gens qui aiment à se tenir aux champs.
»310. Nous pouvons donc souligner ce rapprochement entre
l'île et la Montagne, qui mériterait d'être
étudié plus spécifiquement dans un autre travail ; ces
deux lieux sont protégés et isolés, ils contiennent de
nombreuses merveilles naturelles, qui se révèlent aux voyageurs
curieux de les parcourir, ayant bravé les obstacles (terrestres ou
maritimes) pour s'y rendre.
Au final, nous pouvons donc bien affirmer, que l'Orient, en
certains lieux, peut prendre des dimensions paradisiaques sous la plume des
voyageurs. La Terre Sainte reste, bien sûr, un lieu de
prédilection pour ce genre de discours, Jérusalem apparait, par
exemple, sous la plume de Belon, comme une terre d'abondance : « Ces
montagnes sont si abondantes en toutes espèces d'arbres et herbes
sauvages et aromatiques qu'on les peut comparer au Mont Ida en Crète...
»311. Si la nature orientale, expérimentée par
les voyageurs, joue un rôle important dans cette représentation
assez onirique de l'Orient, les références littéraires et
culturelles vont, elles aussi, transformer les terres ottomanes -à la
fois dans le regard que porte sur elles les voyageurs et dans la
représentation écrite
le Premier livre des Observations), sujet au coeur
des préoccupations de l'époque (le récit de voyage est
encore dans ce cas un miroir des intérêts européens).
308 Nous renvoyons le lecteur à certains chapitres
exemplaires à ce sujet : chap.51 du Tiers-livre, nous y apprenons
l'utilisation en Turquie de certaines plantes comme somnifères : «
Les Turcs ont des merveilleuses expériences de plusieurs choses, comme
pour faire dormir soudainement. Voudrait-on chose plus singulière que de
trouver drogue pour faire incontinent dormir quelqu'un qui ne peut se reposer ?
Ils vont chez un droguiste auquel demandent pour demi-aspre de la semence de
tatoula. Puis la baillent à celui qui ne peut dormir... »
(p.525-526) ; au chapitre 102 du Second livre, Belon met en avant les vertus de
la rhubarbe (p.413-414), de même, au chap.59 du Premier livre, il
évoque un remède, qu'il réalise avec les plantes dont il
dispose : « Faisant un médicament à un
splénétique à La Cavalle, je trouvai la manière de
faire ce que les Anciens appelaient elaterium.. » (p.193);etc.
309 P. Belon, Premier livre des Observations, Chap.42,
p.143.
310 Idem.
311 Belon, chap.81, second livre, p.373.
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qu'ils en donnent- et leur conférer une dimension
attirante, si ce n'est merveilleuse...
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