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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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A. Un Orient « merveilleux » : entre diversité naturelle et

renommée culturelle.

1. Diversité rencontrée par le voyageur & variété de contenus pour le lecteur : de la dimension « encyclopédique » des récits de voyage.

Le récit par sa forme, tout autant que par son contenu, est très varié. Il y a donc une sorte d'adéquation entre un texte polymorphe, au sens où il convoque différentes disciplines du savoir (Histoire, géographie, botanique, zoologie, ethnographie, etc.), et ses objets d'étude tout aussi variés (les espaces, les hommes et leurs cultures, les plantes, les animaux, les pierres, les vestiges du passé etc.). C'est comme si à l'infinie variété du monde oriental correspondait la plasticité d'un discours qui vise à en rendre compte.

Selon les auteurs, les intérêts seront plus ou moins larges, nous pouvons observer les préférences de chacun, en fonction des domaines auxquels ils consacrent de plus ou moins longues parties de leurs récits. Leurs formations, tout autant que leurs aptitudes ou leurs qualifications, ressortent bien entendus de leurs récits, comme nous l'avons déjà vu, Nicolay s'intéresse plus à l'apparence des hommes, à l'organisation de la société ottomane et à l'Histoire, à l'analyse topographique et la géographie des lieux visités, dans des perspectives militaires et politiques ; alors qu'un récit comme celui de Belon est fortement marqué par des préoccupations « naturalistes », au sens où il consacre de nombreuses pages à décrire des animaux et des plantes267. Mais le récit de ce dernier ne perd pas pour autant cette dimension « encyclopédique », qui fait en grande partie le charme et l'intérêt des récits de voyages. En effet, outre la faune & la flore, Pierre Belon décrit à de nombreuses reprises des savoirs-faire traditionnels, des techniques spécifiques268, il aime

267 Remarquons d'ailleurs, que l'intérêt de P. Belon pour les objets naturels est assez vaste pour que celui-ci aille jusqu'à s'intéresser aux plus petits des êtres, les insectes, par exemple la « tarentule » ou « phalangion » : « qui sont petites bêtes venimeuses, quelque peu plus grande qu'une araignée... » dont il trace un portrait complet, jusqu'à nous décrire, de manière étonnement précise, leur mode de vie (chap.12 du Premier livre, p.88-89).

268 Relevons quelques chapitres exemplaires, quant à l'observation des savoirs-faire locaux et des techniques particulières: « Comment les Crètes font le ladanon » chap.7 du Premier livre (p.76) ; « ...la manière comment les métallaires raffinent l'or.. » chap. 51, Premier livre (p.162) ; « De la manière de pêcher la nuit au feu, avec le trident, et de plusieurs autres du Propontide » chap.75, id.(p.213) ; « Des orfèvres de Turquie » chap.114 du Second livre (p.435) ; « La manière de garder la neige & la glace tout l'été, comme font les Turcs » chap.23, Tiers livre, (p.483) ; etc.

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contempler et rendre compte de l'infinie ingéniosité, que déploient les hommes pour survivre, jusque dans les espaces les moins cléments à leur implantation269. De même, il ose se pencher sur les travaux et modes de vie des hommes de « basse condition », il ne dédaigne pas les plus humbles, bien au contraire, il leur fait une place dans son récit à chaque fois que l'occasion s'en présente : le texte de Belon donne un large aperçu de la diversité des conditions humaines, des métiers et fonctions sociales des hommes, qui peuvent se rencontrer dans l'Empire ottoman270. Cet intérêt pour les arts et métiers de Turquie et d'Orient est très prononcé chez Pierre Belon, il l'est beaucoup moins chez un noble comme Nicolay, qui est plus naturellement - « culturellement » devrions nous dire pour être plus rigoureux- repoussé par certaines taches interprétées comme ignobles (au sens de « non noble »), moins sensible et attentif à ses travaux « méchaniques »271. Mais un voyageur comme Belon est conforté dans son attitude et ses positions par des conceptions proprement ottomanes, en effet, on apprend que les Turcs n'ont pas la même répulsion pour le travail manuel et artisanal, au contraire ils accordent au travail produit d'un savoir-faire une grande dignité, pour preuve, les sultans eux-mêmes, fidèles à la tradition, exercent toujours quelque « art méchanique », comme le rappelle Palerne parlant du Sultan : « Il exerce encore un art méchanique comme tous ses prédecesseurs, car son père faisait des croissans, ou demy-Lunes (...) Cestuy cy faict des flesches : par ce qu'ils disent, que celui qui ne travaille point, n'est pas digne de vivre, s'accordant à ce que dict Sainct Paul... »272. Retenons finalement, qu'un récit de voyage comme celui de Belon comporte une dimension fortement « ethnographique », au sens où il ne s'intéresse pas uniquement aux grands-faits historiques, aux hommes illustres ou puissants et aux monuments prestigieux, il plonge parfois son lecteur au plus près de la vie quotidienne des habitants des territoires qu'il traverse273.

269 Belon offre un exemple de cette adaptation des hommes à des conditions naturelles difficiles, au chapitre 100 intitulé « Des plaines de Cilicie & des citernes encavées en terre qui se remplissent d'eau de pluie. », lorsqu'il écrit : « Les habitants de la Cilicie curieux de leur vie ont bien su trouver invention de garder l'eau de la pluie pour leur usage, et abreuver leur bestial, car ils ont fait des citernes dedans le roc dessous la terre... » p.409. Comprenons bien que le passage du naturel au culturel est assez aisé dans les récits de voyage, car les différents métiers et savoirs-faire sont très souvent fondés sur une transformation d'éléments naturels ; le glissement est encore plus fréquent pour ce qui est de l'agriculture, dont l'évocation suivra naturellement celle des plantes et des ressources d'un lieu donné.

270 Quelques titres de chapitres assez explicites illustrerons cette idée : « Des selliers & cordonniers de Turquie » (ch.45 du Tiers livre) ; « Des maréchaux de Turquie » (ch.46, idem) ; « Des bouchers de Turquie » (ch.47 idem.) ; « Des orfèvres de Turquie » (ch.114 du Second livre) ; etc.

271 Cette idée peut tout de même être nuancée, car dans quelques passages Nicolay traite, lui aussi, de techniques particulières, de manière certes assez rapide, par exemple au chap.VI du Second livre des Navigations & Pérégrinations, il explique une technique particulière : « La manière de tirer et cueillir le mastic est telle : venant les mois de juillet et août, ces villageois avec un ferrement pointu piquent et incisent les écorces des arbres, etc. » (p. 107).

272 Jean Palerne, chap.CXI, p.273.

273 Cet intérêt pour les plus humbles et pour les aspects très techniques et matériels des cultures est très peu présent dans le récit de Nicolay, alors que dans celui de Palerne il s'y perçoit plus franchement, mais à un degré tout de même moindre que dans le récit de Belon. Ce dernier va jusqu'à nous décrire comment le beurre est gardé dans les estomacs des animaux par les paysans de Cilicie (chap.108 du Second livre, p.425), ce n'est qu'un exemple parmi des dizaines d'autres, qui montre bien à quel point Pierre Belon peut amener son lecteur au plus près des

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Par exemple, Belon nous présente à maintes reprises la manière dont procèdent certains artisans ou villageois274, le récit de voyage peut alors participer à des « transferts technologiques », au sens où les savoir-faire orientaux (souvent préservés depuis l'Antiquité) pourront servir de modèles aux Européens, leurs donner des idées et des alternatives.

On ne peut s'empêcher de rapprocher cette démarche, aux dimensions universelles, quant à ses objets d'études, de l'esprit encyclopédique des « Lumières » du XVIIIe siècle, nous retrouverons, en effet, dans l'Encyclopédie, ce même mélange des savoirs techniques et théoriques, ce même intérêt pour des disciplines et des sujets variés. Sans exagérer ce rapprochement, ou tomber dans une interprétation téléologique, qui voudrait faire d'un récit de voyage, comme celui de Belon, un prélude à la démarche des lettrés du XVIIIe siècle, nous jugeons la notion d'« encyclopédisme »275 assez adaptée, pour rendre compte du contenu de certains récits de voyage et de l'attitude de certains écrivains-voyageurs, notamment Pierre Belon du Mans, dont le projet littéraire global est d'« embrasser la création toute entière »276. Ce qui pourrait tout de même limiter l'usage de ce terme d'« encyclopédisme » dans le cadre de ce travail, c'est le caractère non totalement systématique des observations relevées, et surtout leur organisation, qui, loin d'être alphabétique ou thématique277, est au contraire beaucoup plus spatiale, au sens où c'est le lieu ou la région, qui fonde l'unité de la diversité observée et rapportée. Il est manifeste, que le récit de voyage en Orient est très varié dans ce qu'il évoque et représente, mais ne pensons pas pour autant que le texte devient, de ce fait, une juxtaposition artificielle et sans unité d'éléments disparates, bien au contraire, du fait de la multiplicité de ces angles d'approches sur les terres visitées, le récit de voyage livre une image assez complète et vivante des espaces de l'Empire ottoman. De plus, cette méthode d'écriture tend à

savoirs-faire locaux et traditionnels. Ce dernier ne préjuge pas de l'indignité de tel ou tel sujet ou objet, mais exerce au contraire, sa curiosité et ses talents d'observateurs sur de nombreuses choses et sur les thèmes les plus variés.

274 Par exemple au chapitre 100 du Second livre (p.410), il décrit la manière dont les campagnards de Cilicie font cuire leur pain, il rappelle au passage qu'ils le font « à la manière qu'usaient anciennement les soldats romains » .

275 Pour justifier l'utilisation de ce terme dans le cadre de ce travail, on peut également rappeler, que l'une des premières occurrences européennes du mot « encyclopédie » en langue vernaculaire se trouve dans le Pantagruel de François Rabelais (1532).

276 Cette idée est rappelée dans l'Introduction à l'Histoire de la nature des oyseaux, P. Belon, 1555, édition de Philippe Glardon, Droz, 1997. Nous reproduisons ici un passage particulièrement intéressant pour l'historien qui cherche à comprendre les rapports entre la vision de la nature et sa représentation littéraire au XVIe siècle :« Pour le naturaliste du XVIe siècle, la comparaison possède une fonction ontologique, en tant qu'opération qui cherche à reconstituer la structure du réel. Elle est la trace matérielle, au niveau du langage, des liens qui unissent les êtres. Le jeu des comparaisons, en superposant les indices prospectifs et rétrospectifs, reproduit véritablement la cohérence du monde. On dirait dans le jargon linguistique, que la nature est dépositaire d'un métalangage d'origine divine, que le naturaliste du XVI e siècle tente de déchiffrer... » VII. « Nature du discours et écriture de la nature » p.LXIV-LXV.

277 Du moins dans le livre des Observations, qui fait figure d'exception dans l'oeuvre de Belon, car il organisera ses autres ouvrages de manière thématique (voir à ce sujet la seconde partie de ce travail).

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montrer l'unité de la vie dans un lieu278, elle met en avant les relations et les connexions entre différents éléments d'une région ou d'une ville. Ainsi, dans les Observations de Pierre Belon, les hommes et la nature apparaissent très liés, à tel point que la distinction, que nous percevons aujourd'hui comme assez habituelle, entre nature et culture, ou entre les hommes et leurs environnements, n'est pas très pertinente pour rendre compte de la vision d'un voyageur savant du XVIe siècle. Ce qui ressort du récit, c'est bien plutôt une sorte d'osmose entre les sociétés et leurs territoires, la « nature » y est souvent perçue à travers les liens utilitaires et symboliques, qui la rattachent aux sociétés humaines. Les plantes sont très souvent évoquées en rapport avec les usages qu'en font les habitants, de même, les autres ressources naturelles sont toujours replacées dans leurs rapports avec les hommes (que ceux-ci soit de nature alimentaire, médical, commercial, artisanal, etc.). Par exemple, la « Seline », une herbe de Chypre, est présentée pour son utilisation alimentaire par Jean Palerne279, qui explique comment les habitants la prépare et la mange. De la même manière, le récit de Belon est particulièrement attentif à ces pratiques alimentaires et médicales proprement orientales280, citons un bref extrait pour illustrer cette dimension très ethnographique des récits de voyage, qui amènent le lecteur au plus proche du vécu des habitants orientaux : « La façon de faire leur cuisine est moult différente à la nôtre, car quand la chaire est cuite, ils la tirent hors du pot et puis mettent dedans ce de quoi ils veulent épaissir le bouillon, etc. »281.

Mais ces rapports entre les hommes et la nature ne sont pas qu'utilitaires, une plante peut être investie d'une valeur symbolique, dans ce cas l'écrivain-voyageur explique ou rappelle au lecteur l'interprétation culturelle de celle-ci. Nous en trouvons l'exemple-type avec le chapitre LXXIV de Palerne intitulé « Raisons pour lesquelles la croix de nostre Seigneur fut faicte de diverses sortes de bois. »282, à chaque espèce d'arbre est associée une vertu ou une idée, par exemple, « l'olivier » symbolise « la grande miséricorde, qui a esté en Jésus Christ », de même, « le haut Cèdre » signifie « la haute contemplation », nous avons à faire ici aux projections d'une culture chrétienne, mais dans d'autres passages, les auteurs évoquent également des plantes associées à des mythes ou des divinités de la culture gréco-latine. Les liens que les hommes tissent avec la nature sont à la fois techniques et culturels ; la dépendance de l'homme aux éléments, tout autant que la

278 Lieux qui deviennent, au sens propre, autant de micro-« cosmos », avec leurs propres équilibres et organisations.

279 Chap.LXXXVIII, p.218.

280 Pour preuve de l'importance de cette dimension dans les Observations, nous renvoyons bien sûr le lecteur au texte lui même, mais également à l'index thématique, réalisé par Alexandra Merle dans son édition du voyage de Belon. En effet, on y trouve de très nombreuses occurrences sous la catégorie « Nourriture & cuisine » (avec plus particulièrement « Nourriture des Turcs », « Manière de manger ») de même pour « Manière de boire... ».

281 Chap.59, Premier livre, p.192.

282 Chap.LXXIV, p.196-197.

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sacralisation de ceux-ci, sont illustrés de manière exemplaire avec le phénomène cyclique de la crue du Nil, auquel Palerne a la chance d'assister, lorsqu'il se trouve en Égypte. Après avoir exposé le système de prévision des crues, Jean Palerne décrit la dimension culturelle et collective, que peut prendre la célébration d'une inondation favorable à l'agriculture et donc prometteuse d'abondance & d'avenir pour la population égyptienne :

« Et lors qu'il n'a que sa hauteur ordinaire et accoustumée, les habitans solennisent une feste de trois sepmaines, ou un moys durant en signe de resjouyssace de l'abondance, que leur augure le Nil. Chacune famille équippant une barque bien tapissée, & garnie de toutes sortes de fleurs, vivres, confitures, & divers instruments à la Moresque, avec un signe de joye si grande, qu'il semble, que la ville doyve fondre (...) L'eau duquel vient aprez à commencer à s'estendre à tous les autres cannaux au dessoubs du Caire, & arrouser le pays : là dessus ils ne cessent jour & nuict de se promener par la ville dans leurs barques avec tambours, trompettes, & clairons... »283

Par ailleurs, cette unité profonde de la nature et de la culture est perceptible dans certains passages, qui présentent clairement l'idée d'une interpénétration des oeuvres de l'Homme et de celles de Dieu. Pierre Belon en offre un exemple éloquent, lorsqu'il évoque la plaine où se serait déroulé le combat d'Alexandre et Darius :

« Quand nous eûmes passé la rivière nous entrâmes en cette grande plaine en laquelle on dit qu'Alexandre et Darius combattirent. Il y croit un arbrisseau que je n'avais onc vu ailleurs, qui est moult semblable au myrte. (...) Passâmes par-dessus une arche moult antique, laquelle les auteurs ont nommée Portae Ciliciae, faite de brique et de fort ciment, qui est plus dur que pierre de taille. Regardant ça et là l'on voit la campagne comme un amphithéâtre, car les hauts monts l'entournent en façon de demi-lune pour recevoir la mer dudit siné Issicus. »284

Nous avons gardé le début de ce passage, car il illustre bien avec quelle facilité le récit passe d'un domaine à un autre (dans ce cas précis, de l'Histoire à la botanique, pour de nouveau revenir à l'Histoire dans sa forme plus concrète du monument). Mais c'est surtout cette dernière phrase (que nous soulignons), qui nous a paru digne d'illustrer l'idée précédente, car dans cette formule, de manière assez belle et poétique285, l'auteur fait se rejoindre la nature et l'architecture. Prenons un autre exemple, qui illustre ces rapprochements entre des éléments, qui pourraient nous apparaitre distincts, par lesquels les auteurs tendent à donner une image unifiée de la Création : « Les chèvres de ce pays portent laine si déliée qu'on la jugerait être plus fine que soie : aussi surpasse t-elle la neige en blancheur. »286. Comprenons bien qu'au XVIe siècle, la comparaison n'est pas un simple

283 Jean Palerne, ch.XVII, pp.97-98.

284 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap. 107, p.422.

285 Remarquons que Pierre Belon, malgré son discours délibérément rédigé sans fioritures rhétoriques, ni artifices littéraires (intentions qu'il explicite dans sa Préface), donne quelques fois à lire d'autres belles formules de ce type, où la peinture du monde, qui se veut réaliste, frise avec l'art poétique, pour le plus grand plaisir du lecteur et sans trahir son souci de fidélité à ce qui est observé. Nous résistons pas au désir de partager certains de ces passages, par exemple, la comparaison suivante, qui tout en étant vraie et didactique du point de vu géographique, prend une dimension poétique, qui la rend encore plus significative : « ...tout ainsi que le Mont Athos fait ombre à Lemnos quand le soleil se va coucher, tout ainsi le Mont-Sinaï fait au Mont-Oreb quand le soleil se lève. » Second livre des Observations, chap.64, p.343.

286 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap. 112, p.433.

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procédé littéraire, elle n'a pas pour fonction unique de rendre compte de l'inconnu par le connu, l'analogie révèle les profondes affinités qui unissent les êtres, elle a une valeur ontologique287. N'oublions pas qu'au XVIe siècle, la description de la nature, ou pour être plus rigoureux dans les termes de la « Création », participe toujours, dans une certaine mesure, de la glorification du Créateur288. Pour appuyer cette idée, nous pouvons citer Belon, dans un autre de ces ouvrages consacré aux oiseaux289, où il célèbre la contemplation des « haults faicts de l'Eternel (...) sachant que c'est le principal devoir de l'homme de louer ces faicts avec grande admiration et de louer l'excellence de ses oeuvres, de manifier les choses (...) lesquelles la providence de ce grand architecte a voulu estre faictes à l'utilité de la vie humaine et des autres animaux. »290. Et si un homme savant, comme Belon, veut louer le Créateur par son texte, en rendant compte de ses créations si diverses et magnifiques, il va également essayer de lire dans ce grand livre de la nature (Liber Mundi), tenter d'en déchiffrer les signes (présents de toutes parts), et s'efforcer de mettre en lumière les rapports entre les choses et les êtres, qui sont conçus comme faisant partie d'un même Tout291. L'eruditio, qui s'intéresse aux mots, et la divinatio, qui s'intéresse aux choses, sont indissociables, la nature est conçue comme un réservoir de signes qu'il faut déchiffrer. Certaines marques, laissées par le Créateur, sont assez manifestes, pensons, par exemple, à la melle Adamo, évoquée par Jean Palerne, lors de son passage à Tripoly : « Ils ont un certain fruict, qui ressemble par dehors à l'orange, & le dedans au citron, avec le mesme goust. Les Italiens l'appellent melle Adamo : voulant dire, que c'est du fruit, quoy que ce soit, semblable à celuy, que mangea Adam, lequel on ne saurait couper sans y trouver une croix tracée dedans... »292. Ce bref exemple illustre bien, à la fois la dimension culturelle que prend la nature, le rapport étroit entre une chose et sa dénomination, ainsi que l'importance accordée à la lecture des signes présents dans la nature. Citons un autre exemple, qui montre l'unité de la Création dans la perception d'un voyageur du milieu XVIe siècle, Pierre Belon, à propos des cornes de bouquetin de Crête, affirme : « Elles ont autant de raies

287 Voir à ce propos M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, plus particulièrement le chapitre II. La prose du monde, voir également l'Introduction à l'édition fac-similé de l'Histoire de la Nature des Oyseaux de Pierre Belon du Mans.

288 Lire à ce propos l'article de Danièle Duport, « La variété botanique dans les récits de voyage au XVIe siècle : une glorification du créateur » dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, Vol. 101, 2001/2 (Presses Universitaires de France).

289 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux, Préface de l'auteur.

290 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux, p.2-3, ce débat sur la légitimité de l'homme savant et contemplatif est très intense au XVIe siècle, ainsi Pierre Belon se doit de justifier son étude « des faicts de la nature ».

291 Comme le résume cette formule de l'Introduction de Philippe Glardon à l'Histoire de la nature des oyseaux : « Signe de la puissance divine, l'ordre supérieur, dissimulé dans la multiplicité foisonnante des apparences, reste toutefois accessible à l'homme de la Renaissance, animé de la conviction que le savoir est rédempteur. » (édition contemporaine, Droz, Genève, 1997.)

292 J. Palerne, chap.LXXX, p.204.

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par le travers comme les boucs ou chèvres ont d'années. »293. Cette remarque ne peut manquer de faire penser les lecteurs aux arbres, dont les troncs indiquent avec la même régularité leurs âges, c'est comme si le végétal se retrouvait chez l'animal : les deux règnes s'interpénètrent et participent d'un même Tout. De même, à certain moment, les animaux décrits par Belon ont des attitudes étonnantes, qui les rapprochent de celles des hommes, par exemple, nous apprenons, que le bouquetin de Crète sait se guérir lui-même en cas de blessure :

« Le mâle trouvant la femelle en son chemin s'arrête, et lors le paysan lui tire son arc. Et si

d'aventure le bouquetin n'est guère navré, ou que le fer lui soit demeuré au corps, il est maitre à se médeciner, car il va trouver du dictamnum, qui est une herbe attachée aux rochers de Crète, laquelle il broute, et par tel moyen se guérit bientôt. »294

Pareils aux hommes, les animaux savent trouver dans la nature leurs remèdes, c'est dire à quel point l'intelligence est présente à tous les degrés de la Création.

Par ailleurs, la nature est souvent présentée comme prévoyante, à propos d'une espèce de caille, Pierre Belon écrit : « ...ayant ce défaut en lui de ne voler guère bien, en récompense nature l'a fait courir légèrement ». Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux autres, qui tend à montrer à quel point le Créateur a bien fait les choses et à assurer la vie de chaque être, tout autant que l'harmonie de l'Univers entier. Cette idée d'harmonie à l'oeuvre dans la nature est redondante, et un naturaliste comme Belon fait souvent des remarques, qui soulignent cette ordonnance équilibrée des choses et des êtres. En effet, proche de ce que nous appellerions aujourd'hui « l'équilibre de la biosphère », il observe à quel point les environnements vivants s'autorégulent, c'est alors l'occasion pour l'auteur d'admirer la grande prévoyance à l'oeuvre dans la Création, par exemple, il remarque :

« ...au pays d'Égypte, et Belba, nous trouvâmes des campagnes en friche où il y a si grande

quantité de rats et mulots, que si n'était que nature y envoie moult grande quantité d'oiseaux

(...) pour les détruire, je crois que les habitants ne pourraient semer aucun grain qui ne fût mangé. » 295

Dans un esprit assez encyclopédique, un voyageur comme Pierre Belon a pour projet de rendre compte aux lecteurs, avec le plus d'exhaustivité et de fidélité possibles, de la vie lointaine. Sa plume doit donc décrire à la fois la diversité (qui culminent dans les singularités) et l'unité de la Création : son verbe doit chercher à se rapprocher de celui du Créateur. C'est pour cela, qu'il insiste sur les interactions entre les êtres vivants, qu'il replace dans leurs milieux d'origines, qu'il enracine sur les territoires évoqués. Aucun élément présenté n'est isolé du tout, il fait partie d'un cosmos, d'un tout « ordonné », ou, pour être encore plus précis, d'un tout « organisé ».

293 P. Belon, Premier livre des Observations, chap.13, p.89.

294 Idem, p.90.

295 P.Belon, Second livre, chap.78, p.369.

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Quel endroit mieux qu'une île peut donner cette impression d'unité et de microcosme complexe ? L'île est, en effet, le lieu parfait pour illustrer cette diversité et cette unité de la faune et de la flore. Ces entités géographiques clairement délimitées (par l'eau) sont très appréciables pour l'écrivain-voyageur, elles permettent une certaine cohérence dans l'écriture, l'aspiration de l'écrivain au portrait complet, ou du moins, le plus exhaustif possible, parait, dans le cas d'une île, moins démesurée et plus facilement réalisable, que pour une région ou un pays entier296. En effet, le voyageur, lorsqu'il aura à faire à une île de petite taille, lui consacrera un seul chapitre (l'unité territoriale de l'île étant alors comme imitée dans le récit par l'unité du chapitre), pour les îles plus importantes, l'auteur se permettra d'étendre ses descriptions sur plusieurs chapitres, qui insisteront sur autant d'aspects clés, de points de vues spécifiques, sur un même territoire circonscrit par les eaux. Prenons l'exemple de la description de l'île de Crète, qui offre au lecteur de Pierre Belon un portrait riche et vivant d'un « écosystème » florissant à la « biodiversité » immense et étonnante (pour employer deux termes contemporains)297. À la lecture de ces chapitres, on ne peut s'empêcher de trouver quelque chose de paradisiaque au lieu évoqué par Belon, celui-ci insiste sur l'harmonie et l'abondance naturelles des lieux ; cette dimension édénique de l'île de Crète est amplifiée à deux reprises, d'abord, lorsque Belon précise : « Les loups ne vivent point en l'île de Crète, parquoi ose sûrement laisser tous leurs animaux aux champs paître la nuit sans en avoir crainte... »298 et plus encore, ensuite, lorsqu'il informe son lecteur, qu'il n'y a point de serpent venimeux sur l'île de Crète 299. Un lieu si accueillant et fécond n'est-il pas à rapprocher de ces terres du premier-âge, où les hommes vivaient en paix entre eux et en harmonie avec la nature, n'y a t-il pas, dès le début du récit de Pierre Belon, avec la description de ce territoire insulaire, une vision rappelant de quelque manière l'Éden ?

296 À cet égard, la ville serait également une entité géographique très appréciable pour le voyageur qui se fait écrivain : les villes sont un peu l'équivalent sur terre de ce que les îles sont sur la mer. Alors qu'à propos de ces dernières le voyageur orientera plus sa description sur la multiplicité et la singularité des objets naturels, dans la ville son discours sera plus enclin à rapporter la diversité culturelle.

297 Étant donné que Pierre Belon est resté un laps de temps assez conséquent en Crète, sa description s'étend du chapitre12 au chapitre 20 du Premier livre des Observations, ainsi, le récit de voyage de Belon commence par transporter le lecteur sur une île pleine de vie et de diversité, cette entrée en matière donne aux lecteurs de belles promesses quant à la suite de ses pérégrinations orientales.

298 P. Belon, ch.13 du Premier livre, p.89.

299 Ch. 18, p.104 : « Quant aux serpents, j'en ai observé en Crète seulement trois différences (...) Je veux bien confirmer ce qui a été dit anciennement, qu'il n'y a point de bête venimeuse en Crète. Car mêmement en pourchassant l'un des serpents (...) notre guide en levant une pierre où il s'était caché dessous, fut mordu dessus la main jusqu'au sang, et toutefois il n'eut aucun autre mal que l'égratignure. ».

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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci