A. Un Orient « merveilleux » : entre
diversité naturelle et
renommée culturelle.
1. Diversité rencontrée par le voyageur &
variété de contenus pour le lecteur : de la dimension «
encyclopédique » des récits de voyage.
Le récit par sa forme, tout autant que par son contenu,
est très varié. Il y a donc une sorte d'adéquation entre
un texte polymorphe, au sens où il convoque différentes
disciplines du savoir (Histoire, géographie, botanique, zoologie,
ethnographie, etc.), et ses objets d'étude tout aussi variés (les
espaces, les hommes et leurs cultures, les plantes, les animaux, les pierres,
les vestiges du passé etc.). C'est comme si à l'infinie
variété du monde oriental correspondait la plasticité d'un
discours qui vise à en rendre compte.
Selon les auteurs, les intérêts seront plus ou
moins larges, nous pouvons observer les préférences de chacun, en
fonction des domaines auxquels ils consacrent de plus ou moins longues parties
de leurs récits. Leurs formations, tout autant que leurs aptitudes ou
leurs qualifications, ressortent bien entendus de leurs récits, comme
nous l'avons déjà vu, Nicolay s'intéresse plus à
l'apparence des hommes, à l'organisation de la société
ottomane et à l'Histoire, à l'analyse topographique et la
géographie des lieux visités, dans des perspectives militaires et
politiques ; alors qu'un récit comme celui de Belon est fortement
marqué par des préoccupations « naturalistes », au sens
où il consacre de nombreuses pages à décrire des animaux
et des plantes267. Mais le récit de ce dernier ne perd pas
pour autant cette dimension « encyclopédique », qui fait en
grande partie le charme et l'intérêt des récits de voyages.
En effet, outre la faune & la flore, Pierre Belon décrit à de
nombreuses reprises des savoirs-faire traditionnels, des techniques
spécifiques268, il aime
267 Remarquons d'ailleurs, que l'intérêt de P.
Belon pour les objets naturels est assez vaste pour que celui-ci aille
jusqu'à s'intéresser aux plus petits des êtres, les
insectes, par exemple la « tarentule » ou « phalangion » :
« qui sont petites bêtes venimeuses, quelque peu plus grande qu'une
araignée... » dont il trace un portrait complet, jusqu'à
nous décrire, de manière étonnement précise, leur
mode de vie (chap.12 du Premier livre, p.88-89).
268 Relevons quelques chapitres exemplaires, quant à
l'observation des savoirs-faire locaux et des techniques particulières:
« Comment les Crètes font le ladanon » chap.7 du
Premier livre (p.76) ; « ...la manière comment les
métallaires raffinent l'or.. » chap. 51, Premier livre (p.162)
; « De la manière de pêcher la nuit au feu, avec le
trident, et de plusieurs autres du Propontide » chap.75, id.(p.213) ;
« Des orfèvres de Turquie » chap.114 du Second livre
(p.435) ; « La manière de garder la neige & la glace tout
l'été, comme font les Turcs » chap.23, Tiers livre,
(p.483) ; etc.
93
contempler et rendre compte de l'infinie
ingéniosité, que déploient les hommes pour survivre,
jusque dans les espaces les moins cléments à leur
implantation269. De même, il ose se pencher sur les travaux et
modes de vie des hommes de « basse condition », il ne dédaigne
pas les plus humbles, bien au contraire, il leur fait une place dans son
récit à chaque fois que l'occasion s'en présente : le
texte de Belon donne un large aperçu de la diversité des
conditions humaines, des métiers et fonctions sociales des hommes, qui
peuvent se rencontrer dans l'Empire ottoman270. Cet
intérêt pour les arts et métiers de Turquie et d'Orient est
très prononcé chez Pierre Belon, il l'est beaucoup moins chez un
noble comme Nicolay, qui est plus naturellement - « culturellement »
devrions nous dire pour être plus rigoureux- repoussé par
certaines taches interprétées comme ignobles (au sens de «
non noble »), moins sensible et attentif à ses travaux «
méchaniques »271. Mais un voyageur comme Belon est
conforté dans son attitude et ses positions par des conceptions
proprement ottomanes, en effet, on apprend que les Turcs n'ont pas la
même répulsion pour le travail manuel et artisanal, au contraire
ils accordent au travail produit d'un savoir-faire une grande dignité,
pour preuve, les sultans eux-mêmes, fidèles à la tradition,
exercent toujours quelque « art méchanique », comme le
rappelle Palerne parlant du Sultan : « Il exerce encore un art
méchanique comme tous ses prédecesseurs, car son père
faisait des croissans, ou demy-Lunes (...) Cestuy cy faict des flesches : par
ce qu'ils disent, que celui qui ne travaille point, n'est pas digne de vivre,
s'accordant à ce que dict Sainct Paul... »272. Retenons
finalement, qu'un récit de voyage comme celui de Belon comporte une
dimension fortement « ethnographique », au sens où il ne
s'intéresse pas uniquement aux grands-faits historiques, aux hommes
illustres ou puissants et aux monuments prestigieux, il plonge parfois son
lecteur au plus près de la vie quotidienne des habitants des territoires
qu'il traverse273.
269 Belon offre un exemple de cette adaptation des hommes
à des conditions naturelles difficiles, au chapitre 100 intitulé
« Des plaines de Cilicie & des citernes encavées en terre qui
se remplissent d'eau de pluie. », lorsqu'il écrit : « Les
habitants de la Cilicie curieux de leur vie ont bien su trouver invention de
garder l'eau de la pluie pour leur usage, et abreuver leur bestial, car ils ont
fait des citernes dedans le roc dessous la terre... » p.409. Comprenons
bien que le passage du naturel au culturel est assez aisé dans les
récits de voyage, car les différents métiers et
savoirs-faire sont très souvent fondés sur une transformation
d'éléments naturels ; le glissement est encore plus
fréquent pour ce qui est de l'agriculture, dont l'évocation
suivra naturellement celle des plantes et des ressources d'un lieu
donné.
270 Quelques titres de chapitres assez explicites illustrerons
cette idée : « Des selliers & cordonniers de Turquie »
(ch.45 du Tiers livre) ; « Des maréchaux de Turquie » (ch.46,
idem) ; « Des bouchers de Turquie » (ch.47 idem.) ; « Des
orfèvres de Turquie » (ch.114 du Second livre) ; etc.
271 Cette idée peut tout de même être
nuancée, car dans quelques passages Nicolay traite, lui aussi, de
techniques particulières, de manière certes assez rapide, par
exemple au chap.VI du Second livre des Navigations &
Pérégrinations, il explique une technique
particulière : « La manière de tirer et cueillir le mastic
est telle : venant les mois de juillet et août, ces villageois avec un
ferrement pointu piquent et incisent les écorces des arbres, etc. »
(p. 107).
272 Jean Palerne, chap.CXI, p.273.
273 Cet intérêt pour les plus humbles et pour les
aspects très techniques et matériels des cultures est très
peu présent dans le récit de Nicolay, alors que dans celui de
Palerne il s'y perçoit plus franchement, mais à un degré
tout de même moindre que dans le récit de Belon. Ce dernier va
jusqu'à nous décrire comment le beurre est gardé dans les
estomacs des animaux par les paysans de Cilicie (chap.108 du Second livre,
p.425), ce n'est qu'un exemple parmi des dizaines d'autres, qui montre bien
à quel point Pierre Belon peut amener son lecteur au plus près
des
94
Par exemple, Belon nous présente à maintes
reprises la manière dont procèdent certains artisans ou
villageois274, le récit de voyage peut alors participer
à des « transferts technologiques », au sens où les
savoir-faire orientaux (souvent préservés depuis
l'Antiquité) pourront servir de modèles aux Européens,
leurs donner des idées et des alternatives.
On ne peut s'empêcher de rapprocher cette
démarche, aux dimensions universelles, quant à ses objets
d'études, de l'esprit encyclopédique des « Lumières
» du XVIIIe siècle, nous retrouverons, en effet, dans
l'Encyclopédie, ce même mélange des savoirs
techniques et théoriques, ce même intérêt pour des
disciplines et des sujets variés. Sans exagérer ce rapprochement,
ou tomber dans une interprétation téléologique, qui
voudrait faire d'un récit de voyage, comme celui de Belon, un
prélude à la démarche des lettrés du
XVIIIe siècle, nous jugeons la notion d'«
encyclopédisme »275 assez adaptée, pour rendre compte du
contenu de certains récits de voyage et de l'attitude de certains
écrivains-voyageurs, notamment Pierre Belon du Mans, dont le projet
littéraire global est d'« embrasser la création toute
entière »276. Ce qui pourrait tout de même limiter
l'usage de ce terme d'« encyclopédisme » dans le cadre de ce
travail, c'est le caractère non totalement systématique des
observations relevées, et surtout leur organisation, qui, loin
d'être alphabétique ou thématique277, est au
contraire beaucoup plus spatiale, au sens où c'est le lieu ou la
région, qui fonde l'unité de la diversité observée
et rapportée. Il est manifeste, que le récit de voyage en Orient
est très varié dans ce qu'il évoque et représente,
mais ne pensons pas pour autant que le texte devient, de ce fait, une
juxtaposition artificielle et sans unité d'éléments
disparates, bien au contraire, du fait de la multiplicité de ces angles
d'approches sur les terres visitées, le récit de voyage livre une
image assez complète et vivante des espaces de l'Empire ottoman. De
plus, cette méthode d'écriture tend à
savoirs-faire locaux et traditionnels. Ce dernier ne
préjuge pas de l'indignité de tel ou tel sujet ou objet, mais
exerce au contraire, sa curiosité et ses talents d'observateurs sur de
nombreuses choses et sur les thèmes les plus variés.
274 Par exemple au chapitre 100 du Second livre (p.410), il
décrit la manière dont les campagnards de Cilicie font cuire leur
pain, il rappelle au passage qu'ils le font « à la manière
qu'usaient anciennement les soldats romains » .
275 Pour justifier l'utilisation de ce terme dans le cadre de
ce travail, on peut également rappeler, que l'une des premières
occurrences européennes du mot « encyclopédie » en
langue vernaculaire se trouve dans le Pantagruel de François
Rabelais (1532).
276 Cette idée est rappelée dans l'Introduction
à l'Histoire de la nature des oyseaux, P. Belon, 1555,
édition de Philippe Glardon, Droz, 1997. Nous reproduisons ici un
passage particulièrement intéressant pour l'historien qui cherche
à comprendre les rapports entre la vision de la nature et sa
représentation littéraire au XVIe siècle :« Pour le
naturaliste du XVIe siècle, la comparaison possède une fonction
ontologique, en tant qu'opération qui cherche à reconstituer la
structure du réel. Elle est la trace matérielle, au niveau du
langage, des liens qui unissent les êtres. Le jeu des comparaisons, en
superposant les indices prospectifs et rétrospectifs, reproduit
véritablement la cohérence du monde. On dirait dans le jargon
linguistique, que la nature est dépositaire d'un métalangage
d'origine divine, que le naturaliste du XVI e siècle
tente de déchiffrer... » VII. « Nature du discours et
écriture de la nature » p.LXIV-LXV.
277 Du moins dans le livre des Observations, qui fait
figure d'exception dans l'oeuvre de Belon, car il organisera ses autres
ouvrages de manière thématique (voir à ce sujet la seconde
partie de ce travail).
95
montrer l'unité de la vie dans un lieu278,
elle met en avant les relations et les connexions entre différents
éléments d'une région ou d'une ville. Ainsi, dans les
Observations de Pierre Belon, les hommes et la nature apparaissent
très liés, à tel point que la distinction, que nous
percevons aujourd'hui comme assez habituelle, entre nature et culture, ou entre
les hommes et leurs environnements, n'est pas très pertinente pour
rendre compte de la vision d'un voyageur savant du XVIe
siècle. Ce qui ressort du récit, c'est bien plutôt une
sorte d'osmose entre les sociétés et leurs territoires,
la « nature » y est souvent perçue à travers les liens
utilitaires et symboliques, qui la rattachent aux sociétés
humaines. Les plantes sont très souvent évoquées en
rapport avec les usages qu'en font les habitants, de même, les autres
ressources naturelles sont toujours replacées dans leurs rapports avec
les hommes (que ceux-ci soit de nature alimentaire, médical, commercial,
artisanal, etc.). Par exemple, la « Seline », une herbe de Chypre,
est présentée pour son utilisation alimentaire par Jean
Palerne279, qui explique comment les habitants la prépare et
la mange. De la même manière, le récit de Belon est
particulièrement attentif à ces pratiques alimentaires et
médicales proprement orientales280, citons un bref extrait
pour illustrer cette dimension très ethnographique des récits de
voyage, qui amènent le lecteur au plus proche du vécu des
habitants orientaux : « La façon de faire leur cuisine est moult
différente à la nôtre, car quand la chaire est cuite, ils
la tirent hors du pot et puis mettent dedans ce de quoi ils veulent
épaissir le bouillon, etc. »281.
Mais ces rapports entre les hommes et la nature ne sont pas
qu'utilitaires, une plante peut être investie d'une valeur symbolique,
dans ce cas l'écrivain-voyageur explique ou rappelle au lecteur
l'interprétation culturelle de celle-ci. Nous en trouvons l'exemple-type
avec le chapitre LXXIV de Palerne intitulé « Raisons pour
lesquelles la croix de nostre Seigneur fut faicte de diverses sortes de bois.
»282, à chaque espèce d'arbre est associée
une vertu ou une idée, par exemple, « l'olivier » symbolise
« la grande miséricorde, qui a esté en Jésus Christ
», de même, « le haut Cèdre » signifie « la
haute contemplation », nous avons à faire ici aux projections d'une
culture chrétienne, mais dans d'autres passages, les auteurs
évoquent également des plantes associées à des
mythes ou des divinités de la culture gréco-latine. Les liens que
les hommes tissent avec la nature sont à la fois techniques et culturels
; la dépendance de l'homme aux éléments, tout autant que
la
278 Lieux qui deviennent, au sens propre, autant de
micro-« cosmos », avec leurs propres équilibres et
organisations.
279 Chap.LXXXVIII, p.218.
280 Pour preuve de l'importance de cette dimension dans
les Observations, nous renvoyons bien sûr le lecteur au texte
lui même, mais également à l'index thématique,
réalisé par Alexandra Merle dans son édition du voyage de
Belon. En effet, on y trouve de très nombreuses occurrences sous la
catégorie « Nourriture & cuisine » (avec plus
particulièrement « Nourriture des Turcs », «
Manière de manger ») de même pour « Manière de
boire... ».
281 Chap.59, Premier livre, p.192.
282 Chap.LXXIV, p.196-197.
96
sacralisation de ceux-ci, sont illustrés de
manière exemplaire avec le phénomène cyclique de la crue
du Nil, auquel Palerne a la chance d'assister, lorsqu'il se trouve en
Égypte. Après avoir exposé le système de
prévision des crues, Jean Palerne décrit la dimension culturelle
et collective, que peut prendre la célébration d'une inondation
favorable à l'agriculture et donc prometteuse d'abondance & d'avenir
pour la population égyptienne :
« Et lors qu'il n'a que sa hauteur ordinaire et
accoustumée, les habitans solennisent une feste de trois sepmaines, ou
un moys durant en signe de resjouyssace de l'abondance, que leur augure le Nil.
Chacune famille équippant une barque bien tapissée, & garnie
de toutes sortes de fleurs, vivres, confitures, & divers instruments
à la Moresque, avec un signe de joye si grande, qu'il semble, que la
ville doyve fondre (...) L'eau duquel vient aprez à commencer à
s'estendre à tous les autres cannaux au dessoubs du Caire, &
arrouser le pays : là dessus ils ne cessent jour & nuict de se
promener par la ville dans leurs barques avec tambours, trompettes, &
clairons... »283
Par ailleurs, cette unité profonde de la nature et de
la culture est perceptible dans certains passages, qui présentent
clairement l'idée d'une interpénétration des oeuvres de
l'Homme et de celles de Dieu. Pierre Belon en offre un exemple éloquent,
lorsqu'il évoque la plaine où se serait déroulé le
combat d'Alexandre et Darius :
« Quand nous eûmes passé la rivière
nous entrâmes en cette grande plaine en laquelle on dit qu'Alexandre et
Darius combattirent. Il y croit un arbrisseau que je n'avais onc vu ailleurs,
qui est moult semblable au myrte. (...) Passâmes par-dessus une arche
moult antique, laquelle les auteurs ont nommée Portae Ciliciae,
faite de brique et de fort ciment, qui est plus dur que pierre de taille.
Regardant ça et là l'on voit la campagne comme un
amphithéâtre, car les hauts monts l'entournent en façon de
demi-lune pour recevoir la mer dudit siné Issicus. »284
Nous avons gardé le début de ce passage, car il
illustre bien avec quelle facilité le récit passe d'un domaine
à un autre (dans ce cas précis, de l'Histoire à la
botanique, pour de nouveau revenir à l'Histoire dans sa forme plus
concrète du monument). Mais c'est surtout cette dernière phrase
(que nous soulignons), qui nous a paru digne d'illustrer l'idée
précédente, car dans cette formule, de manière assez belle
et poétique285, l'auteur fait se rejoindre la nature et
l'architecture. Prenons un autre exemple, qui illustre ces rapprochements entre
des éléments, qui pourraient nous apparaitre distincts,
par lesquels les auteurs tendent à donner une image unifiée de la
Création : « Les chèvres de ce pays portent laine si
déliée qu'on la jugerait être plus fine que soie : aussi
surpasse t-elle la neige en blancheur. »286.
Comprenons bien qu'au XVIe siècle, la comparaison n'est pas
un simple
283 Jean Palerne, ch.XVII, pp.97-98.
284 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap.
107, p.422.
285 Remarquons que Pierre Belon, malgré son discours
délibérément rédigé sans fioritures
rhétoriques, ni artifices littéraires (intentions qu'il explicite
dans sa Préface), donne quelques fois à lire d'autres
belles formules de ce type, où la peinture du monde, qui se veut
réaliste, frise avec l'art poétique, pour le plus grand plaisir
du lecteur et sans trahir son souci de fidélité à ce qui
est observé. Nous résistons pas au désir de partager
certains de ces passages, par exemple, la comparaison suivante, qui tout en
étant vraie et didactique du point de vu géographique, prend une
dimension poétique, qui la rend encore plus significative : «
...tout ainsi que le Mont Athos fait ombre à Lemnos quand le soleil se
va coucher, tout ainsi le Mont-Sinaï fait au Mont-Oreb quand le soleil se
lève. » Second livre des Observations, chap.64, p.343.
286 Pierre Belon, Second livre des Observations, chap.
112, p.433.
97
procédé littéraire, elle n'a pas pour
fonction unique de rendre compte de l'inconnu par le connu, l'analogie
révèle les profondes affinités qui unissent les
êtres, elle a une valeur ontologique287. N'oublions pas qu'au
XVIe siècle, la description de la nature, ou pour être
plus rigoureux dans les termes de la « Création », participe
toujours, dans une certaine mesure, de la glorification du
Créateur288. Pour appuyer cette idée, nous pouvons
citer Belon, dans un autre de ces ouvrages consacré aux
oiseaux289, où il célèbre la contemplation des
« haults faicts de l'Eternel (...) sachant que c'est le principal devoir
de l'homme de louer ces faicts avec grande admiration et de louer l'excellence
de ses oeuvres, de manifier les choses (...) lesquelles la providence de ce
grand architecte a voulu estre faictes à l'utilité de la vie
humaine et des autres animaux. »290. Et si un homme savant,
comme Belon, veut louer le Créateur par son texte, en rendant compte de
ses créations si diverses et magnifiques, il va également essayer
de lire dans ce grand livre de la nature (Liber Mundi), tenter d'en
déchiffrer les signes (présents de toutes parts), et s'efforcer
de mettre en lumière les rapports entre les choses et les êtres,
qui sont conçus comme faisant partie d'un même Tout291.
L'eruditio, qui s'intéresse aux mots, et la divinatio,
qui s'intéresse aux choses, sont indissociables, la nature est
conçue comme un réservoir de signes qu'il faut déchiffrer.
Certaines marques, laissées par le Créateur, sont assez
manifestes, pensons, par exemple, à la melle Adamo,
évoquée par Jean Palerne, lors de son passage à
Tripoly : « Ils ont un certain fruict, qui ressemble par dehors à
l'orange, & le dedans au citron, avec le mesme goust. Les Italiens
l'appellent melle Adamo : voulant dire, que c'est du fruit, quoy que
ce soit, semblable à celuy, que mangea Adam, lequel on ne saurait couper
sans y trouver une croix tracée dedans... »292.
Ce bref exemple illustre bien, à la fois la dimension culturelle que
prend la nature, le rapport étroit entre une chose et sa
dénomination, ainsi que l'importance accordée à la lecture
des signes présents dans la nature. Citons un autre exemple, qui montre
l'unité de la Création dans la perception d'un voyageur du milieu
XVIe siècle, Pierre Belon, à propos des cornes de
bouquetin de Crête, affirme : « Elles ont autant de raies
287 Voir à ce propos M. Foucault, Les mots et les
choses, Gallimard, 1966, plus particulièrement le chapitre II.
La prose du monde, voir également l'Introduction
à l'édition fac-similé de l'Histoire de la Nature
des Oyseaux de Pierre Belon du Mans.
288 Lire à ce propos l'article de Danièle
Duport, « La variété botanique dans les récits de
voyage au XVIe siècle : une glorification du créateur »
dans la Revue d'Histoire Littéraire de la France, Vol.
101, 2001/2 (Presses Universitaires de France).
289 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux,
Préface de l'auteur.
290 Pierre Belon, Histoire de la nature des oyseaux,
p.2-3, ce débat sur la légitimité de l'homme savant et
contemplatif est très intense au XVIe siècle, ainsi Pierre Belon
se doit de justifier son étude « des faicts de la nature ».
291 Comme le résume cette formule de l'Introduction
de Philippe Glardon à l'Histoire de la nature des oyseaux
: « Signe de la puissance divine, l'ordre supérieur,
dissimulé dans la multiplicité foisonnante des apparences, reste
toutefois accessible à l'homme de la Renaissance, animé de la
conviction que le savoir est rédempteur. » (édition
contemporaine, Droz, Genève, 1997.)
292 J. Palerne, chap.LXXX, p.204.
98
par le travers comme les boucs ou chèvres ont
d'années. »293. Cette remarque ne peut manquer de faire
penser les lecteurs aux arbres, dont les troncs indiquent avec la même
régularité leurs âges, c'est comme si le
végétal se retrouvait chez l'animal : les deux règnes
s'interpénètrent et participent d'un même Tout. De
même, à certain moment, les animaux décrits par Belon ont
des attitudes étonnantes, qui les rapprochent de celles des hommes, par
exemple, nous apprenons, que le bouquetin de Crète sait se guérir
lui-même en cas de blessure :
« Le mâle trouvant la femelle en son chemin
s'arrête, et lors le paysan lui tire son arc. Et si
d'aventure le bouquetin n'est guère navré, ou
que le fer lui soit demeuré au corps, il est maitre à se
médeciner, car il va trouver du dictamnum, qui est une
herbe attachée aux rochers de Crète, laquelle il broute, et
par tel moyen se guérit bientôt. »294
Pareils aux hommes, les animaux savent trouver dans la nature
leurs remèdes, c'est dire à quel point l'intelligence est
présente à tous les degrés de la Création.
Par ailleurs, la nature est souvent présentée
comme prévoyante, à propos d'une espèce de caille, Pierre
Belon écrit : « ...ayant ce défaut en lui de ne voler
guère bien, en récompense nature l'a fait courir
légèrement ». Ce n'est qu'un exemple parmi de nombreux
autres, qui tend à montrer à quel point le Créateur a bien
fait les choses et à assurer la vie de chaque être, tout autant
que l'harmonie de l'Univers entier. Cette idée d'harmonie à
l'oeuvre dans la nature est redondante, et un naturaliste comme Belon fait
souvent des remarques, qui soulignent cette ordonnance équilibrée
des choses et des êtres. En effet, proche de ce que nous appellerions
aujourd'hui « l'équilibre de la biosphère », il observe
à quel point les environnements vivants s'autorégulent, c'est
alors l'occasion pour l'auteur d'admirer la grande prévoyance à
l'oeuvre dans la Création, par exemple, il remarque :
« ...au pays d'Égypte, et Belba, nous
trouvâmes des campagnes en friche où il y a si grande
quantité de rats et mulots, que si n'était
que nature y envoie moult grande quantité d'oiseaux
(...) pour les détruire, je crois que les
habitants ne pourraient semer aucun grain qui ne fût mangé. »
295
Dans un esprit assez encyclopédique, un voyageur comme
Pierre Belon a pour projet de rendre compte aux lecteurs, avec le plus
d'exhaustivité et de fidélité possibles, de la vie
lointaine. Sa plume doit donc décrire à la fois la
diversité (qui culminent dans les singularités) et l'unité
de la Création : son verbe doit chercher à se rapprocher de celui
du Créateur. C'est pour cela, qu'il insiste sur les interactions entre
les êtres vivants, qu'il replace dans leurs milieux d'origines, qu'il
enracine sur les territoires évoqués. Aucun élément
présenté n'est isolé du tout, il fait partie d'un
cosmos, d'un tout « ordonné », ou, pour être
encore plus précis, d'un tout « organisé ».
293 P. Belon, Premier livre des Observations, chap.13,
p.89.
294 Idem, p.90.
295 P.Belon, Second livre, chap.78, p.369.
99
Quel endroit mieux qu'une île peut donner cette
impression d'unité et de microcosme complexe ? L'île est, en
effet, le lieu parfait pour illustrer cette diversité et cette
unité de la faune et de la flore. Ces entités
géographiques clairement délimitées (par l'eau) sont
très appréciables pour l'écrivain-voyageur, elles
permettent une certaine cohérence dans l'écriture, l'aspiration
de l'écrivain au portrait complet, ou du moins, le plus exhaustif
possible, parait, dans le cas d'une île, moins démesurée et
plus facilement réalisable, que pour une région ou un pays
entier296. En effet, le voyageur, lorsqu'il aura à faire
à une île de petite taille, lui consacrera un seul chapitre
(l'unité territoriale de l'île étant alors comme
imitée dans le récit par l'unité du chapitre), pour les
îles plus importantes, l'auteur se permettra d'étendre ses
descriptions sur plusieurs chapitres, qui insisteront sur autant d'aspects
clés, de points de vues spécifiques, sur un même territoire
circonscrit par les eaux. Prenons l'exemple de la description de l'île de
Crète, qui offre au lecteur de Pierre Belon un portrait riche et vivant
d'un « écosystème » florissant à la «
biodiversité » immense et étonnante (pour employer deux
termes contemporains)297. À la lecture de ces chapitres, on
ne peut s'empêcher de trouver quelque chose de paradisiaque au lieu
évoqué par Belon, celui-ci insiste sur l'harmonie et l'abondance
naturelles des lieux ; cette dimension édénique de l'île de
Crète est amplifiée à deux reprises, d'abord, lorsque
Belon précise : « Les loups ne vivent point en l'île de
Crète, parquoi ose sûrement laisser tous leurs animaux aux champs
paître la nuit sans en avoir crainte... »298 et plus
encore, ensuite, lorsqu'il informe son lecteur, qu'il n'y a point de serpent
venimeux sur l'île de Crète 299. Un lieu si accueillant et
fécond n'est-il pas à rapprocher de ces terres du
premier-âge, où les hommes vivaient en paix entre eux et en
harmonie avec la nature, n'y a t-il pas, dès le début du
récit de Pierre Belon, avec la description de ce territoire insulaire,
une vision rappelant de quelque manière l'Éden ?
296 À cet égard, la ville serait
également une entité géographique très
appréciable pour le voyageur qui se fait écrivain : les villes
sont un peu l'équivalent sur terre de ce que les îles sont sur la
mer. Alors qu'à propos de ces dernières le voyageur orientera
plus sa description sur la multiplicité et la singularité des
objets naturels, dans la ville son discours sera plus enclin à rapporter
la diversité culturelle.
297 Étant donné que Pierre Belon est
resté un laps de temps assez conséquent en Crète, sa
description s'étend du chapitre12 au chapitre 20 du Premier livre
des Observations, ainsi, le récit de voyage de Belon commence par
transporter le lecteur sur une île pleine de vie et de diversité,
cette entrée en matière donne aux lecteurs de belles promesses
quant à la suite de ses pérégrinations orientales.
298 P. Belon, ch.13 du Premier livre, p.89.
299 Ch. 18, p.104 : « Quant aux serpents, j'en ai
observé en Crète seulement trois différences (...) Je veux
bien confirmer ce qui a été dit anciennement, qu'il n'y a point
de bête venimeuse en Crète. Car mêmement en pourchassant
l'un des serpents (...) notre guide en levant une pierre où il
s'était caché dessous, fut mordu dessus la main jusqu'au sang, et
toutefois il n'eut aucun autre mal que l'égratignure. ».
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