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Pérégrinations dans l'empire ottoman : récits & voyageurs français de la seconde moitié du XVI e siècle .

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par Paul Belton
Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance, Université François-Rabelais Tours - Master  2011
  

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3. Par delà la confusion des langues.

Sans cesse, Belon tente de démêler les confusions de termes, s'il s'en réfère souvent aux noms grecs et latins fixés par la tradition littéraire, il doit également prendre en compte les dénominations vulgaires pour identifier les produits ou les choses rencontrées. L'auteur est souvent amené à distinguer les espèces & les variétés et donc à multiplier les termes pour rendre compte de l'infinie diversité et complexité des choses naturelles. Mais dans un mouvement inverse, ce travail peut parfois passer par la mise en parallèle de termes divers, qui font référence à une seule et même chose. Par exemple, « la semence d'une espèce de pois » d'Alexandrie est nommée successivement dans les langues grecque, française, vénitienne et romaine242. Le travail de Belon consiste ici à faire correspondre des noms différents, il vise à réduire la diversité de noms à l'unité de la chose désignée, outre une grande érudition, cette tâche nécessite un certain polyglottisme de la part des auteurs. Le va et vient entre appellations modernes et anciennes est constant chez Pierre Belon ; il n'est donc jamais exclusivement plongé dans les livres classiques, ni totalement dans les langues vulgaires. De même que pour ce qui est de sa démarche générale, qui est sans cesse un mouvement entre les oeuvres des autorités et le grand livre du monde, Belon passe des livres en langues écrites & érudites au monde des langues parlées & vivantes. Celui-ci doit être très attentif aux étymologies pour retracer l'origine d'une appellation, par exemple, on apprend à propos de la « civette » : « ...le

239 Idem, p.108.

240 Idem. : « Je veux donner cet honneur au trafic de marchandise, que nous lui devons référer tout ce que nous avons de singulier des lointaines parties du monde. ».

241 Chapitre 21 du premier livre, p.108.

242 Ch.19 du second livre, p.266.

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nom dont nous l'appelons est emprunté des auteurs arabes, car nous avons délaissé son ancien. »243, Belon devient souvent un médiateur entre les connaissances passées et son monde contemporain, en faisant correspondre les mots anciens et modernes.

Mais les trois voyageurs étudiés ne sont pas comparables, quant à leurs facultés linguistiques, à un autre voyageur du milieu du XVIe siècle, Guillaume Postel, dont la maitrise des langues anciennes, mais surtout orientales, lui valurent de nombreux mérites244 et une mission officielle en Orient, au cours de laquelle il fut chargé, par le Roi de France, de trouver et de ramener des manuscrits rares et précieux. Malgré tout, les voyageurs français font des efforts, qui vont dans le sens d'une plus large connaissance des langues étrangères, en témoignage de ceci, nous avons, par exemple, le tableau de correspondances multilingues, que Palerne a ajouté à la fin de son oeuvre. Celui-ci met en parallèle des mots, des noms et même des expressions usuelles, dans six langues différentes : « le français, l'italien, le grec vulgaire, le turc, le moresque et l'esclavon », remarquons, avant tout, que ce sont là des langues vivantes que retient Palerne, des langues que le voyageur pourrait avoir à utiliser dans l'Empire ottoman. L'italien s'il rencontre d'autres Occidentaux, comme des commerçants ou des diplomates des grandes villes italiennes, le grec vulgaire lui sera utile à de nombreuses occasions en Grèce, mais plus généralement face à ces autres Chrétiens, que sont les Orthodoxes, l'esclavon, entendons le « slave », pourra servir dans la partie nord et européenne de l'Empire, le moresque est la langue parlée par les Arabes d'Égypte et de la Peninsule arabique, elle servira donc pour les pérégrinations le plus au sud de l'Empire, enfin, le turc pourra, bien entendu, être utile en permanence, que ce soit à Constantinople ou dans tout l'Empire, lorsque le voyageur rencontrera des représentants locaux du pouvoir ottoman. Les termes de ce tableau sont classés par grands thèmes : d'abord les « noms de lieux et de peuples », « nourriture, viandes, boissons, fruits », « nombres » & « partie du temps » et finalement « divers propos familiers ». Nous voyons à quel point ces catégories ont une visée pratique, elles renvoient à des termes dont on peut avoir un besoin quotidien sur place. Une fois de plus, le récit de voyage peut être utile à de futurs voyageurs, c'est un véritable outil, que l'auteur met entre les mains d'un lecteur, qui voudrait prendre sa suite (on ne peut manquer de penser ici, avec un peu d'exagération et beaucoup d'anachronisme, aux guides touristiques actuels, qui eux aussi livrent au lecteur quelques mots-clés et expressions indispensables, qui lui serviront pour se faire comprendre sur place). Bien sûr le tableau de Palerne est loin d'être complet ou exhaustif, mais il offre tout de même des informations qui peuvent devenir capitales une fois en Orient, par exemple on apprend que pour demander à boire à un turc

243 Chap.20 du second livre, p.267.

244 Parmi lesquels, la première chaire d'enseignement de langues orientales au collège de France (1539).

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on dit : « Veti chein » (la prononciation reste imprécise et sujette à interprétation, mais l'intention est là !). Ne nous faisons pas d'illusion sur la capacité de nos voyageurs à parler le turc ou le moresque, celle-ci est presque nulle et ils recourront sans cesse à des « truchements » 245 et des interprètes locaux, mais c'est plutôt une attitude qui ressort ici : le voyageur est ouvert à la langue de l'autre, de même qu'il cherche à déchiffrer sa culture, il s'intéresse à son langage. D'ailleurs, on peut considérer le voyageur qui se fait écrivain, comme une sorte de traducteur, il est, pour les Occidentaux, l'interprète de l'Orient. Il est celui qui va traduire le lointain par cet art subtil d'évoquer l'inconnu, d'en donner une idée et de l'éclairer par le connu. Outre la tâche de rendre compréhensible l'ailleurs et l'altérité, le voyageur va avoir la difficile mission de sélectionner parmi la diversité rencontrée et de rapporter ce qui lui parait digne d'être retenu, ces « choses mémorables » et ces « singularités », que promet Belon à son lecteur...

Illustration extraite des Observations de P. Belon, qui donne une idée de la complexité rencontrée pour identifier un certain type de marchandises : la terre sigillée ou scellée (dont les sceaux imposés prouvent l'authenticité).

D . La notion de « Singularité » dans les récits de voyage.

Sous quelles conditions une chose va t-elle passer au rang de singularité, quels sont les critères qui lui confèrent cette dignité particulière ? En quoi la singularité illustre t-elle cette fascination qu'exerce l'Orient sur les imaginaires européens ?

Du fait de la variété de matériaux pouvant retenir l'attention du voyageur, affirmons de

245 Voir première partie de ce travail. (I. A. 2. « Les voyageurs français en terres ottomanes »)

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prime abord, que la singularité est polymorphe, car le voyageur, qui a parcouru en partie l'immense territoire ottoman, s'est vu confronté à une extrême diversité d'animaux, de plantes, mais aussi de moeurs et de coutumes, qui lui étaient étrangères. Mais par rapport à ce monde si vaste, le livre est limité en espace : il y a disproportion spatiale entre l'ampleur des territoires visités et le peu d'espace qu'offre un livre de 300 ou 400 pages. Pour respecter ces contraintes, lorsqu'il se fait écrivain, le voyageur doit recomposer le voyage, il se retrouve face à la dure épreuve de sélectionner parmi la diversité rencontrée, parmi ses multiples souvenirs ou notes de voyage, il doit choisir ce qu'il juge le plus digne d'être raconté ou décrit, ce que l'Occident doit retenir de l'Orient. Alors, il accompli un travail de tri, pour présenter au lecteur une sorte de quintessence issue de ces multiples pérégrinations, qu'il nomme « singularités » pour insister sur le caractère à la fois inédit et intéressant de l'objet désigné comme tel. Ces dernières sont véritablement au coeur des préoccupations du voyageur, elles sont ce qu'il recherche en priorité, un peu comme si chaque lieu recélait quelques trésors, qui lui étaient propre et qu'il fallait s'ingénier à découvrir246. Un voyageur comme Pierre Belon, curieux des merveilles de la terre, se fait chercheur de ces trésors, qu'il récolte soigneusement et se propose de représenter aux lecteurs. En effet, « les singularités » sont l'élément que nous trouvons au fondement même de l'écriture du voyage ottoman, comme le prouve le titre de l'oeuvre de Pierre Belon, qui propose à ses lecteurs Les Observations de plusieurs singularités247, cette annonce excite la curiosité d'un lecteur ayant soif d'extraordinaire et d'inconnu. Ainsi, le voyageur devient, en quelque sorte, le collecteur de ces fleurs rares d'Orient, qu'il rapporte comme le fruit de ces voyages et qu'il consigne dans son livre : les singularités littéraires proposées par les récits de voyage sont, d'une certaine manière, le pendant des curiosités présentées dans les cabinets européens de l'époque. En effet, Belon à propos d'une plante nous affirme : « ...balais d'ambrosia, desquels ayant pris une poignée, l'ai montrée en France par grande singularité, car il n'en croit point en Europe »248, c'est donc bien avant tout le caractère inconnu et inhabituel, qui confère dans ce cas à la plante le statut de « singularité ». Relevons cette tendance à vouloir se saisir du singulier et à vouloir le montrer, la singularité n'est pas seulement un objet littéraire, elle est bien réelle et le voyageur, quand il le peut, la rapporte chez lui comme une sorte de trophée de ses pérégrinations,

246 Rappelons, comme nous l'avons déjà indiqué dans la première partie, que dans cette quête les habitants locaux sont une aide très précieuse : « Nous eumes des caloyers pour nous guider afin qu'en passant ils nous enseignassent toutes les choses singulières de ce mont. », Pierre Belon, chap.63, second livre, p.344. En effet, l'habitant local, fort de son expérience accumulée sur la durée et de sa connaissance approfondie des lieux, sera une source précieuse d'informations, qui fera gagner du temps au voyageur.

247 Remarquons que l'oeuvre de Palerne, dans son titre complet, comporte également ce terme spécifique : «

Pérégrinations du sr Jean Palerne, Forézien, secrétaire de Françoys de Valois, duc d'Anjou et d'Alençon, où est traité de plusieurs singularitez et antiquitez remarquées es provinces d'Egypte, Arabie Déserte et Pierreuse, Terre-Saincte, Surie, Natolie,Grèce et plusieurs isles, tant de la mer Méditerranée que Archipelague, etc..».

248 Ch.112, livre second, p.434.

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tout autant qu'un témoignage de son voyage et de l'altérité orientale. Aux sources de cette notion de « singularité », on retrouve donc cet attrait, particulièrement en vogue en Europe à la Renaissance, pour le bizarre et l'étrange249 ; la ménagerie du Caire, mentionnée par les voyageurs, est la manifestation concrète de l' attrait des Orientaux pour l'extraordinaire, de même que le récit de voyage est en quelque sorte la transposition littéraire de cet intérêt, également vif chez les Européens, que recouvre de nos jours la notion d'« exotisme ». Le caractère monstrueux, aux yeux de l'époque, de certains animaux va leur accorder une place de choix dans le récit, pensons par exemple, aux « serpents ailés », tellement frappant, qu'outre leur description, Belon fait ajouter un portrait de cet animal étrange dans son livre.

Portrait du Serpent ailé, Les Observations de Pierre Belon, chap.70 du second livre.

Par delà le caractère inconnu, c'est souvent l'étonnement provoqué par la rencontre d'un être vivant ou d'une chose, qui lui donne accès au rang de singularité. Par exemple, c'est le comportement stupéfiant « d'une bête d'Asie nommée adil », qui pousse Pierre Belon à lui faire une place dans son texte, en effet, il apprend à son lecteur, que cet animal se déplace en groupe et « dérobe tout ce qu'il peut trouver (...) il vient la nuit jusqu'aux gens qui dorment et emporte ce qu'il

249 Pierre Belon rappelle à l'occasion de l'évocation de la Ménagerie du Caire: « Il ne fut onc que les Grands Seigneurs, quelques barbares qu'ils aient été, n'aimassent qu'on leur présentât les bêtes étranges. » Chap.49, second livre, p.321.

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peut trouver, comme chapeaux, bottes, brides, souliers et autres hardes. »250. Cette rapacité orientée vers des objets est étonnante de la part d'animaux et rappelle étrangement un trait, qui d'habitude est proprement humain. Observons à quel point la « singularité » sort de l'ordinaire et défie l'ordre « normal » -ou attendu- des choses !

De même que pour la nature, l'observation de pratiques culturelles étrangères peut conduire le voyageur à un étonnement tel, qu'il ressent le besoin de partager avec ces compatriotes son expérience incroyable. Nous pensons par exemple, au rituel musulman pratiqués lors des fêtes de circoncision, les animaux sacrifiés pour l'occasion sont rentrés les uns dans les autres et cuits tous ensemble : « Nul ne pourrait croire qu'une si grosse masse de chair se pût cuire en rotissant, qui ne l'aurait vu. (...) Dedans le boeuf ils mettent un mouton tout entier et dedans le ventre dudit mouton une poule, et dedans le ventre de la poule un oeuf... »251. La première phrase de Belon nous rappelle à quel point la singularité apparait incroyable aux yeux du voyageur, et plus encore du lecteur, qui n'a pas expérimenté directement les faits relatés. Ce qui est singulier a quelque chose de si particulier, qu'il est souvent irréductible à toute classification, mais pas pour autant à l'énonciation. Ainsi, il apparait clairement, que cette notion de singularité participe grandement à l'idée d'infinie variété et diversité d'un monde, qui n'a de cesse d'étonner, le voyageur et le lecteur, par sa créativité, qui bien souvent dépasse l'imagination, pourtant riche et féconde, de l'homme du XVIe siècle. Dans ce cas, on retrouve un état d'esprit proche de la sage formule de Michel de Montaigne :

« Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l'est pas selon ce qui est croyable et incroyable à notre portée. » 252.

N'oublions pas que, dans les mentalités du XVIe siècle, cette diversité de la nature, si manifeste en Orient, est un reflet de l'omnipotence du Créateur, dont elle célèbre la sagesse et la créativité. L'écrivain se fait donc la plume, qui célèbre les merveilles de la Création divine, qui lui rend gloire à sa propre manière : en se penchant de près sur ses oeuvres et en rapportant les plus estimables & formidables d'entre elles à ses contemporains lettrés.

250 Pierre Belon, ch 108,second livre, p.423.

251 Pierre Belon, Chap.61, premier livre, p.194.

252 Essais II, 12. Dans cette perspective, les singularités ont cette vertu de nous ouvrir le champ des possibles, d'étendre nos conceptions sur les êtres et le monde, et par là même -le réel dépassant souvent l'imagination- elles invitent voyageur et lecteur à reconnaitre les limites de son savoir, de ses capacités à percevoir et à connaitre, face à l'immensité du monde et la diversité de la Création divine. Le voyage est une leçon d'humilité pour le voyageur, qui doit bien reconnaitre qu'il ne connaissait qu'une infime partie du monde avant son départ, de même qu'à son retour, il peut concevoir l'ampleur des mystères qui restent à découvrir....

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Voici le portrait d'un animal fort étrange aux yeux des hommes du XVIe siècle, qui se trouve être la dernière illustration des Observations de Pierre Belon du Mans.

Par ailleurs, c'est bien souvent le caractère rare, si ce n'est unique, d'une chose, qui lui donne ce statut de singularité ou de « chose mémorable », pour reprendre l'expression présente dans le titre des Observations. Par exemple, la terre scellée ou terra sigillata est estimée précieuse pour sa rareté253 et ses vertus thérapeutiques : « Cette terre est si singulière que les ambassadeurs qui retournent de Turquie en apportent ordinairement pour en faire présent aux grands seigneurs »254.

C'est comme si, paradoxalement, avec la singularité, le voyageur découvrait à quel point la nature est inclassable255, toujours étonnante, jamais totalement prévisible : pour l'oeil éduqué et observateur, elle présente toujours quelque chose de miraculeux. Pour illustrer cette idée, citons les propos de Belon sur le cèdre du Liban :

« C'est un arbre qui est le seul entre tous autres (excepté le sapin), qui porte sont fruit toujours élevé vers le ciel. »256.

253 Elle n'est extraite qu'une fois par an à une date et en un lieu biens précis.

254 P. Belon, Chap. 22, premier livre, p.109.

255 Cette remarque n'est pas totalement valable dans le cas de Pierre Belon, qui justement ne limite pas son travail aux singularités. Il cherche plutôt l'exhaustivité et ne va pas exclure une plante ou un animal de ses descriptions sous prétextes qu'ils sont connus ou communs. Comme le rappelle Alexandra Merle : « Belon refuse de se contenter de décrire des objets singuliers, manifeste une constante volonté d'identification et de classification des espèces et, surtout exprime ses doutes vis-à-vis de l'invraisemblable.(...) il cherche à relier les singularités entre elles, à leur trouver une parenté ou des dissemblances, à les ordonner enfin.» p.29 de l'Introduction aux Observations.

256 P. Belon, Second livre, chap.94, p.402. Relevons, la poésie discrète de Belon, qui, derrière cette remarque très sobre, dont l'objectivité est indéniable, offre au lecteur un magnifique symbole d'une nature, qui semblent vouloir rejoindre son Créateur, tel le fruit du Cèdre qui s'élance vers le ciel.

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La nature contredit sans cesse les règles générales que l'homme serait tenté de lui attribuer, en lui donnant à voir des exceptions, qui rappellent constamment l'irréductible singularité de chaque être et l'inépuisable créativité du Tout. Parfois, c'est le caractère tout simplement unique au monde d'une espèce végétale, poussant sur un territoire strictement délimité, qui la fait entrer dans le livre de voyage ; en effet, à propos du Mastic de l'île de Chio, Palerne affirme, comme pour justifier sa mention, que cette plante « ne croist en autre part du monde que là »257. En effet, la singularité a souvent quelque chose de très local, elle est alors un élément déterminant, si ce n'est constitutif, de l'identité d'un lieu, ce dernier se définit donc en grande partie par ce qui lui est propre et ce qui le distingue du « reste du monde », tout en lui conférant souvent une réputation qui dépasse ses frontières258. La réputation d'un lieu, et l'attention toute particulière du voyageur à son égard, peut être déterminée, outre par ses éléments naturels, par les oeuvres culturelles qui peuvent s'y contempler. Par exemple, certains vestiges archéologiques apparaissent mémorables aux voyageurs, notamment les pyramides d'Égypte, qui, bien que connues par la littérature, n'en étonnent pas moins les voyageurs, qui les rencontrent directement. Belon affirme qu'elles dépassent grandement tout ce qu'on a pu en écrire : « Véritablement, elles sont plus admirables que ne les ont décrites les historiens »259, de même, Palerne écrit à leur propos : « trouvasmes ceste fabrique beaucoup plus admirable qu'on nous l'avoit réputé. »260, ainsi, la connaissance au préalable ne va pas toujours annuler l'effet produit par un objet, à l'inverse, elle va même parfois exciter la curiosité du voyageur et amplifier sa perception de l'objet. Par ailleurs, c'est, outre l'immensité de l'oeuvre égyptienne, son caractère incompréhensible, qui va lui donner le titre prestigieux de singularité, si ce n'est, dans ce cas particulier, de « merveille du monde ». En effet, les pyramides sont un véritable défi lancé aux entendements des voyageurs, d'abord par leur conservation et leur résistance, ensuite par leur construction, Palerne illustre cette incompréhension, ou plutôt, ce mystère, qui entoure les pyramides et qui explique, en grande partie, l'intérêt qu'elles ont pu susciter au fil des siècles : « ...ne peut-on penser comm'on les [pierre] pouvoit monter et si bien joindre, qu'à peine y pourroit-on mettre la poincte d'un cousteau »261. Pourtant, avec ce cas des monuments du passé, nous apercevons déjà le grand paradoxe de ces singularités : si à l'origine elles sortent de l'ordinaire, elles peuvent rapidement devenir des clichés, des points inévitables à évoquer et se transformer ainsi en « lieux communs », au sens où les pyramides, par exemple, deviennent un passage obligé, attendu

257 Ch. XCIII, p.229.

258 Ici, la notion de singularité devient centrale dans la constitution d'une géographie mentale des espaces. Les lieux existent et sont retenus par les voyageurs -et au second degré, par les lecteurs-, car ils ont quelque chose de propre et d'étonnant.

259 Ch.42, second livre, p.312.

260 J. Palerne, ch.XXXVI, p.131.

261 Ch.XXXVI, p.134.

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par le lecteur, tout autant qu'un motif littéraire, qui risque, à terme, d'être plus inspiré de la représentation écrite et déjà lue que de l'expérience réelle.

Par ailleurs, un autre domaine, qui fascine les Européens, est celui des moeurs amoureuses ottomanes. Aux yeux d'un Occidental comme Jean Palerne, elles sont étonnement singulières. Il affirme, par exemple : « n'étant (...) la peine d'adultère que de cent coups de baston », nous soulignons ces deux petits mots, qui en disent beaucoup sur la différence avec les conceptions occidentales de l'époque, de même, il admire la capacité d'entente des concubines d'un même mari, qui « s'accordent cent fois mieux ensemble avec leur mary, que ne fera icy une seule femme. ». Ainsi, le voyage en Orient éveille la réflexion du voyageur sur les moeurs sociales de son pays d'origine, comme dans ce passage, où Palerne critique, ouvertement et avec humour, les querelles de couples en Occident, l'Ottoman est alors une sorte de miroir, qui permet au voyageur une mise à distance, puis une critique, ici explicite, de sa propre culture. Notons, au passage, que le caractère généralement merveilleux et attrayant de l'Orient aux yeux des voyageurs n'est pas sans rapport avec ces conceptions de l'amour différentes, qui s'y laissent entrevoir.

Pour finir, nous pouvons donc affirmer que la singularité est très « culturelle », au sens où elle se définit en négatif par rapport à ce qui est connu ou habituel aux yeux du voyageur, elle sort de l'ordinaire et de la norme : de ce fait, elle nous renseigne sur ce qui frappe le voyageur français du XVIe siècle. En effet, la singularité n'est pas neutre, d'autant plus fortement lorsqu'elle est en rapports avec les phénomènes « culturels » (autrement dit, lorsqu'elle traite des moeurs ou des croyances des peuples rencontrés), elle devient révélatrice des présupposés mentaux et culturels de l'auteur lui-même. En effet, les singularités s'accompagnent souvent d'un jugement -tacite ou non-sur les peuples ou les cultures, qui les donne à voir. Elles révèlent bien souvent les difficultés du voyageur à se mirer en l'autre : la singularité renvoie le voyageur à lui même, par un processus réflexif, que nous nous proposons d'analyser plus en détail à présent ...

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Illustration extraite des Observations de P. Belon.

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III. Le miroir des récits de voyage : reflets d'Orients et projections d'Occident.

Étudions, plus précisément, la représentation de l'Orient, que donnent les récits des voyageurs français. Cette représentation est double dans ses objets, elle concerne, d'un côté la nature (au sens large : animaux, végétaux, cadres et environnements géographiques, etc.), de l'autre les hommes & leurs sociétés, les habitants du Levant et leurs cultures respectives. Voici donc, les principaux pôles d'intérêts de l'écriture viatique, dans les deux cas, voyageur & lecteur se retrouvent face à la diversité (d'espèces et de variétés, comme de nations et de cultures) et face à l'altérité (caractère inconnu et inhabituel des réalités rencontrées). Nous verrons que ces deux pôles ne sont pas réellement séparés, ils s'entremêlent à plusieurs occasions262. Par ailleurs, que ce soit dans la représentation des hommes ou dans celle de la nature, on retrouve un même rapport équivoque, un même discours ambigu du voyageur. En effet, comme nous l'avons montré en première partie de ce travail, la nature peut être dangereuse et pleine d'embuches pour le voyageur, nous verrons à présent qu'elle est également pleine de merveilles et peut, au contraire, apparaitre sous un jour très idyllique. De même, les hommes qui vivent sur le territoire ottoman, et tout particulièrement les Turcs, sont représentés avec une ambigüité et une duplicité similaire : ils vont tantôt devenir un modèle digne d'admiration, tantôt faire peur et provoquer la répulsion chez le voyageur. Dans la représentation des merveilles de la Création, comme dans celle des sociétés étrangères, l'analyse des discours nous amène à retrouver la même fascination : ce même mélange antithétique d'attraction et de répulsion.

Il serait, en effet, réducteur et absurde de croire que les voyageurs ne donnent qu'une seule image de l'Orient, qu'un seul discours univoque. Au contraire, leurs points de vue sur l'Empire ottoman sont divers, ils impliquent autant de lectures de l'altérité orientale, l'Orient ottoman se présente, à la lecture des récits de voyage, comme une sorte de mosaïque, dont la diversité est difficilement épuisable. Dans le même temps, cette pluralité de perspectives sur l'Orient nous révèle différents aspects de la personnalité de nos voyageurs. En effet, dans leurs textes, ceux-ci prennent parfois plus le point de vue du « Chrétien », notamment lorsqu'il évoque la doctrine musulmane, d'autres fois, ils regarderont plutôt avec des yeux d'« occidentaux », notamment quand ils découvrent des moeurs différentes des leurs, à certains moments les voyageurs français laissent plutôt voir leur côté « humaniste » ou savant263, par exemple lorsqu'ils s'intéressent aux monuments,

262 Notamment pour ce qui est des « singularités », que nous venons d'étudier, qui, en effet, peuvent être, tant naturelles que culturelles.

263 Comme nous allons le voir, le savant lui même devient tour à tour archéologue, botaniste, ethnographe,

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aux traces du passé, ou à des objets naturels. Ainsi, tout autant qu'ils présentent la diversité de l'Orient et sa complexité, les récits de voyages témoignent de la variété des points de vue, qui peuvent coexister au sein d'un même homme et qui se révèlent d'autant plus, quand ce dernier est en situation de voyage ou de narration de son expérience.

Entre admiration et condamnation, entre attraction et répulsion, les terres ottomanes sont décidément sous le signe de l'ambigüité, nous montrerons que le discours sur l'Orient ne peut être univoque, il oblige le voyageur à faire preuve de nuance dans son écriture, de même qu'il offre au lecteur une perception assez subtile de l'altérité ottomane et des terres de l'Orient méditerranéen. Cette représentation de l'autre et du monde oriental n'est jamais totalement « objective », malgré l'importance de la « mimesis » et le primat de l'observation, malgré ce souci de rapporter des descriptions et informations authentiques (sur lequel nous avons insisté dans la partie précédente), l'homme, qui voyage & qui écrit ses expériences, projette dans son discours une part de lui-même. Comme l'écrit très justement E. Borroméo : « Certes, les relations de voyage informent plus sur la société d'origine et la mentalité des voyageurs-écrivains, que sur le pays visité... »264 , nous nous proposons donc, dans cette partie, d'étudier les récits de voyageurs français sous cet angle d'approche réflexif. La représentation et la définition de l'autre est toujours, de quelque manière, porteuse de révélations à propos de celui qui l'énonce. Par exemple, Belon, observant les cérémonies de Chrétiens d'Orient, écrit : « Ce n'est point leur coutume de s'assoir étant à la messe durant le service »265, cette remarque simple illustre bien l'effet de miroir à l'oeuvre dans le récit de voyage, en effet, cette phrase exprime tacitement le fait qu'en Occident, il est de coutume de s'assoir durant la messe. Certes, cette information n'a rien de capitale, mais nous avons cité cet exemple, car sur ce même schéma réflexif -que nous nommerons « miroir en négatif »266- les récits de voyages foisonnent d'informations tacites sur la société occidentale et sur les mentalités d'un voyageur du milieu du XVIe siècle. En effet, l'analyse de ses représentations de l'autre et de ses discours sur les territoires d'Orient va permettre de faire ressortir assez nettement les craintes, les intérêts, les préjugés, mais aussi, la culture et les références des voyageurs, les problèmes qui les préoccupent et « l'actualité » européenne - tous ces éléments seront perceptibles dans les textes de manière plus ou

zoologue, historien ou encore géographe, selon les objets qu'il évoque ; un peu à l'image d'un caméléon, le voyageur s'adapte et se transforme, le discours change de « couleurs », qui sont autant de perspectives différentes sur un même monde ou un même lieu.

264 Elisabetta Borroméo, Voyageurs occidentaux dans l'Empire ottoman (1600-1644), Maisonneuve & Larose, 2007.

265 À propos des caloyers maronites de Tor (rives de la Mer Rouge), Pierre Belon, chap.67, second livre, p.350.

266 « Miroir » pour mettre en avant le caractère réflexif de cette rencontre de l'altérité et la forte projection de l'écrivain dans ses discours sur ce qui lui est étranger ; « négatif » pour insister sur l'idée que les révélations sur le monde et les mentalités des voyageurs ne sont pas tant dans ce qui est exprimé positivement, que dans ce qui est tacitement sous-entendu, ce qui est omis, car allant de soi, pour l'écrivain-voyageur et son lecteur.

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moins explicite, en filigrane ou en allusions directes. En effet, à l'ambigüité de la perception de cette altérité, à la duplicité de la représentation, s'ajoute toujours, à un moment ou un autre, cette révélation de soi, particulièrement riche en informations sur les mentalités et les préoccupations du second XVIe siècle.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway