2. « Nommer correctement » : au coeur du projet
scientifique et de l'oeuvre de Pierre Belon.
Ainsi, Pierre Belon ne cesse de rattacher les animaux &
les plantes qu'il voit à une tradition livresque, qui est alors
considérée comme la source des noms authentiques. Ce souci de
nommer correctement est en rapport direct avec le projet
épistémologique233 de P. Belon, avec sa conception du
savoir et l'idée qu'il se fait de sa propre oeuvre. En effet, ce n'est
qu'à condition qu'il adopte les mêmes noms que les anciens, que
ses écrits peuvent faire progresser la connaissance
générale, car sans une certaine stabilité du nom, il n'y
aurait qu'un perpétuel recommencement dans la description des
créatures. Il ajoute sa pierre à l'édifice
millénaire de la connaissance des « choses naturelles », cette
possibilité de compléter et de perfectionner cette construction
lui est offerte par sa méthode et sa démarche innovantes. Pour
mieux comprendre ces dernières, disons quelques mots sur son oeuvre, qui
ne se réduit pas à son récit de voyage, mais se compose de
nombreux autres ouvrages, qui, contrairement à ses
Observations, traitent de manière systématique d' «
objets » particuliers, les titres sont significatifs à cet
égard : le Livre de l'Histoire de la Nature des Oyseaux (1555),
L'Histoire naturelle des estranges poissons marins (1551) et La
Nature et diversité des poissons (1555), De arboribus coniferis
resiniferis...(1553), pour ce qui est de l'oeuvre « naturaliste
», mais également le De Admirabile operum antiquorum
(1553) consacré aux monuments antiques et aux vestiges
archéologiques. Il est justifié d'évoquer ses autres
ouvrages, car à l'intérieur des Observations, Pierre
Belon y fait de nombreuses références, ou pour être plus
précis, de nombreux renvoies. Par exemple, à la fin du chapitre
65, il renvoie son lecteur, au livre, publié en 1553, dont
233 Nous préférons employer ce mot plutôt
que celui de « scientifique », car ce dernier terme nous est trop
familier et son sens contemporain diverge radicalement des intentions et des
présupposés d'un homme du XVIe siècle comme Belon. Par
ailleurs la notion d' « épistémologie » met en avant la
dimension réflexive de sa démarche, une oeuvre comme celle de
Belon rappelle, que la connaissance se doit de réfléchir sur elle
même et sur ses propres fondements.
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le titre original est De Arboribus coniferis resiniferis,
aliis quoque nonnullis sempiterna fronde virentibus... : « pource que
j'en ai fait plus long discours au livre des arbres toujours verts, je
n'en dirai autre chose en ce lieu. »234. Ce
procédé est d'abord littéraire, il permet de ne pas trop
s'étendre sur certaines descriptions, de renvoyer le lecteur curieux de
plus grandes précisions à un ouvrage plus
spécialisé. Ensuite, ce procédé «
d'auto-intertextualité » révèle à quel point
l'oeuvre de Belon tend à l'unité, elle a une cohérence
interne indissociable du projet de l'auteur, auquel il a consacré sa vie
: rendre compte de la Création toute entière.
Par ailleurs, ce souci de Pierre Belon (faire correspondre les
plantes avec leurs noms corrects) est primordial dans son activité
médicale. En effet, la pharmacopée naturelle ne peut être
utilisée à bon escient, que si on sait reconnaitre de
manière sûr les végétaux et leurs
propriétés. Sans quoi, il peut même y avoir quelque danger
pour le patient, sans dénomination exacte et rigoureuse, il ne peut y
avoir de bons médecins, d'après Belon, qui, contrairement aux
usages de l'époque en Europe, affirme l'unité du
pharmacien-botaniste et du médecin235. C'est pourquoi, il
essaye sans cesse, partout où il passe, de reconnaitre les plantes et
les « drogues »236 qu'il rencontre ou qu'il cherche. En
effet, si parfois, au détour d'un chemin, Belon tombe par hasard sur
quelque plante, de nombreuses autres fois, c'est de lui même, qu'il se
rend sur les marchés orientaux ou dans « les boutiques de drogueurs
» pour observer leurs produits et se renseigner sur ceux-ci. Ainsi, au
problème de l'identification des choses naturelles se superpose celui de
l'authentification des produits commerciaux et des remèdes
médicaux. Pour faciliter sa tâche, il eut l'excellente idée
de faire dresser par un traducteur une table de transcription des noms de
plantes de l'arabe en turc, pour ensuite compléter par lui même
l'équivalent en français, il consacre un chapitre entier à
nous décrire cette opération et ses
conséquences237, dont la principale est un travail plus
rigoureux et plus aisé grâce à ce tableau, que Belon
gardait toujours avec lui et qu'il montrait, au besoin, aux vendeurs de
plantes. Le voyageur remédie à son défaut de polyglottisme
par cet expédient efficace, selon lui : « ce fut l'une des choses
qui m'a le mieux instruit et aidé à savoir ce que je voulais
apprendre. »238.
234 op.cit. p.348.
235 Il l'affirme à la fois par son propre exemple, mais
aussi en représentant un Orient, où le médecin est
également celui qui connait bien les plantes (« il n'y aucun
apothicaire »p.108). Contrairement à ce qui prévaut en
Europe, la figure orientale du médecin n'est pas divisée en de
multiples fonctions (apothicaire, chirurgiens,...), qui lui font perdre son
efficacité plus qu'autre chose.
236 On peut distinguer les deux, au sens où la «
plante » reste dans son milieu naturel, alors que transformée en
« drogue », elle devient une marchandise (ou un médicament),
qui circule sur de plus ou moins grandes distances.
237 Chapitre 21 du premier livre, p.107 : «
...après que j'eus trouvé un savant turc, docte en arabe, je
convins de prix avec lui pour m'écrire une table de toutes les
espèces de marchandise, drogueries et autres matières qu'on vend
par les boutiques de Turquie... ».
238 Idem.
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Nous comprenons donc, que l'oeuvre de Belon n'a pas seulement
une portée théorique, il insiste sur les intérêts
pratiques, qui guident sa démarche. En effet, à plusieurs
reprises, il affirme sa volonté de faire redécouvrir à
l'Occident des plantes qui ont été oubliés ou qui lui sont
restées inconnues. À cet oubli ou à la perte d'usage, il
trouve deux causes, d'abord le manque de connaissance des
propriétés, ou même de l'existence, de certaines plantes,
ensuite l'arrêt de leur commerce : « Qui est cause que plusieurs
drogues singulières et choses excellentes qui étaient
anciennement tant connues, soient maintenant inconnues, sinon qu'elles ont
cessé d'être en cours de marchandise ? »239.
Alors, Belon fait l'éloge du commerce240 et devient le
promoteur de marchandises nouvelles, il affirme même, que ses
démarches ont déjà commencé à produire leurs
effets : « Étant au Levant j'en ai fait reconnaitre grand nombre
aux marchands, qui pour être à eux inconnues restaient là,
et maintenant commencent à être communes en vente, à Venise
et plusieurs autres lieux ... »241.
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