3. Des régions et terres d'Orient très denses
en Histoire : des lieux fortement empreints de références
mythiques et littéraires.
Contrairement aux Amériques nouvellement
découvertes, qui présentent une altérité radicale
pour les Européens, les territoires sur lesquels l'Empire ottoman exerce
son influence ne sont pas vierges de signes et d'Histoire. Bien au contraire,
l'Occident retrouve une partie de ses racines culturelles en
Orient312 -et plus encore dans l'Orient méditerranéen,
le voyageur Européen du XVIe siècle, au cours de ses
pérégrinations, est très souvent confronté à
des régions, des histoires ou des cultures, qui lui sont
familières, si ce n'est d'expérience réelle, au moins du
point de vue littéraire ou imaginaire. En effet, certaines
régions d'Orient visitées et décrites, comme la
Grèce ou la Terre-Sainte, accueillent facilement les évocations
mythologiques, historiques ou bibliques : à l'intérieur des
récits de voyage, certains lieux vont admirablement bien se prêter
à des références littéraires & culturelles.
C'est comme si, pendant quelques instants, les livres et les textes, qui
fondent la culture générale d'un lettré du XVIe
siècle, coïncidaient avec le grand livre du monde arpenté
par le voyageur. La culture humaniste et biblique, les références
littéraires et historiques vont modifier le regard que porte le voyageur
sur l'Orient313, certains lieux seront très réceptifs
à ces « projections culturelles » du voyageur, la
représentation de l'Orient qu'offre l'écrivain, dans son texte,
sera indissociable de ces éléments culturels, qui sont autant de
clés pour interpréter le grand livre du Monde oriental.
Les lieux visités par le voyageur prennent une
dimension merveilleuse ou admirable, avant tout, par les grands noms qui s'y
rattachent. En effet, le voyageur arpente des terres, qui ont été
foulées par des Anciens prestigieux, des lieux où ont vécu
de grands hommes. Par exemple, Pierre Belon nous décrit «
l'île de Cos, pays d'Hippocrate »314, de
même, Nicolay associe directement, dans le titre d'un de ses chapitres,
le nom d'une ville avec un grand nom de l'Occident chrétien : «
la
312 Du point de vue de l'Histoire, la séparation entre
ces deux entités abstraites (Orient et Occident) apparait un peu
arbitraire, alors qu'une étude des phénomènes et
interactions historiques à l'échelle
méditerranéenne parait mieux fondée et plus
féconde. Nous utilisons donc ces termes par commodités, conscient
des limites de leur pertinence.
313 La sensibilité du voyageur sera en grande partie
conditionnée par sa culture, qui lui offre des codes et des
références pour décrypter, ou même simplement pour
percevoir, tel élément spécifique ou tel détail
particulier. Ainsi, en filigrane, les récits de voyage offrent à
l'historien un aperçu de la culture du voyageur et des lecteurs de
l'époque, de même qu'ils sont, comme nous le soulignons durant
cette troisième temps de notre travail, un miroir des
préoccupations européennes de la seconde partie du
XVIe siècle.
314 Titre du chapitre 12 du second livre des Observations
(p.255).
104
Cité de Bonne, anciennement appelée Hippon
de laquelle Saint-Augustin à été évêque.
»315. Outre l'aura que confère au lieu
l'évocation de noms illustres, ce procédé
d'écriture permet de fixer les espaces dans la mémoire du
lecteur, d'introduire des endroits, peu ou pas connus, à partir de ce
qui est connu des Européens. La pérégrination devient
parfois un parcours de mémoire pour le voyageur, qui rencontre de
nombreux signes le renvoyant au passé, des lieux le ramenant à
l'Histoire, des régions lui rappelant des lectures. On imagine
l'émotion qu'un humaniste pouvait avoir, lorsqu'il parcourait les terres
d'origines de certains auteurs, qu'il admirait et respectait. Dans le texte de
Nicolay, les évocations géographiques sont très souvent
entremêlées avec des références littéraires
& historiques. Par exemple, Megare est associée à Euclyde, le
« prince des géométriens »316, de
même, que « la citée d'Amycle » est la « patrie de
Castor & Pollux ». De la même manière, dans la province
de « Béoce », différents lieux sont rattachés
à des éléments de la mythologie gréco-latine :
« En cette province est le mont Cythère, le fleuve
Isménée et les fontaines d'Irce et Aganippe ; et fut le lieu
natal des Muses au bois d'Hélicon, patrie d'Hercule et du père
Bacchus... »317. Dans le récit de Nicolay, cette
tendance à marier les références littéraires et les
évocations géographiques est tellement forte, qu'on a quelquefois
une impression de catalogue, à cet égard, on se rend bien compte
à quel point son discours relève plus de la recomposition
à postériori et de la synthèse cosmographique, que de
l'expérience vécue et particulière. En effet, comme nous
l'avons déjà souligné, le texte de Nicolay emprunte
beaucoup plus à ses lectures, ce qui explique que souvent, dans son
ouvrage, les descriptions anciennes priment sur les descriptions
contemporaines318.
Outre de grands personnages, certains lieux visités
invitent également les auteurs à évoquer des
évènements historiques mémorables, par exemple, la
description de Philippopoly est l'occasion pour Palerne d'évoquer la
fondation de cette cité par « Philippes Roy de Macédoine
»319, de même que l'évocation de Constantinople
est souvent l'occasion pour l'écrivain voyageur de raconter l'Histoire
mouvementée de la ville, jusqu'à ce qu'elle devienne la capitale
ottomane320 . Bien
315 Nicolas de Nicolay, Premier livre des Navigations &
Pérégrinations, p.71.
316 Idem, Quatrième livre des Navigations &
Pérégrinations, chap.XXIX, p.258.
317 ibid, chap.XXIX, p.257.
318 Son Quatrième livre est exemplaire
à cet égard, Nicolay y consacre beaucoup plus de chapitres
à l'Antiquité des territoires qu'il évoque, qu'à
leur situation présente, les titres de chapitres témoignent de ce
contenu fortement attaché au passé (et donc pouvant s'appuyer sur
des textes déjà publiés) : « XXVI. Moeurs, lois,
religion et manière de vivre anciennes de Thraces. », « XXVII.
Ancienne opinion des Thraces sur l'immortalité de l'âme. »,
« XXX. Moeurs et ancienne manière de vivre des Grecs », «
XXXI. Loi de Lycurgus données aux Lacédémoniens »,
« XXXV. Ancienne religion des Grecs », etc.
319 Palerne, chap. CCXV, p.305.
320 Voir, par exemple, au Second livre de Nicolay chap.XII
« De la fondation de Byzance, des modernes appelée Constantinople
», chap.XIII « Réédification de Byzance par le grand
empereur Constantin », également les chapitres suivants XIV, XV et
XVI «Antiquités de Constantinople ». Il est intéressant
de remarquer, que le
105
souvent, certains lieux trouvent place dans le récit de
voyage et existent dans la mémoire des hommes, parce qu'ils ont
été le théâtre d'évènements
historiques importants. Évidemment, le voyageur européen, qui se
rend dans l'Empire ottoman, ne peut manquer d'aller visiter la Terre Sainte,
région des évènements fondateurs de la religion
chrétienne, qui, de ce fait, ne laisse pas indifférents ces
derniers. En effet, si nos récits de voyage se détachent sur de
nombreux points du récit traditionnel du voyage en Orient - le
récit de pèlerinage, ils gardent plusieurs éléments
qui s'y rattachent. Ainsi, un voyageur comme Jean Palerne, est saisi
d'émotion à l'approche de Jérusalem : « Pour
l'honneur et révérence duquel lieu, tous les pélerins
mettent pied à terre, jusques à la ville, regardans &
contemplans avec larmes à l'oeil, le lieu, que l'on a tant
désiré de voir, n'y ayant celuy, qui ne se sente saisi de joye,
& esmeu de compassion ensemble, considérant les mistères qui
y ont esté faicts, le tout pour notre rédemption.
»321. Cet extrait relève pour une part du motif
littéraire hérité du récit de pèlerinage,
mais il renvoie également à une sacralisation bien réelle
de l'espace, à une émotion intense vécue par le voyageur.
Ainsi, des liens culturels et référentiels rattachent fortement
le voyageur français au monde oriental et participent grandement au
prestige de ces terres, qui, de ce point de vue, ne sont pas si lointaines pour
les Européens. Le voyage est en Orient est alors un retour aux racines
culturelles et religieuses du christianisme322.
Par ailleurs, les chapitres consacrés à la
Grèce seront l'occasion pour l'écrivain de montrer et d'utiliser
ses références humanistes et sa connaissance de
l'Antiquité. Nous trouvons, par exemple, dans le chapitre de Nicolay
consacré à la « Description de la Grèce
»323, quelques lignes assez élogieuses à propos
de la déesse Minerve : « Elle fut l'inventrice de tous les bons
arts et industrieuses sciences libérales, mère et nourrice de
plusieurs excellents philosophes, orateurs et poètes, qui par leurs
labeurs et oeuvres mémorables, ont acquis louange immortelle.
».Cependant, ne croyons pas pour autant que le discours de Nicolay sur
l'Antiquité soit univoque, certes, il manifeste son l'admiration dans
certains passages, mais il prend également de nombreuses
précautions, lorsqu'il touche au domaine religieux. En effet, comme s'il
craignait de passer aux yeux de ces contemporains pour un admirateur du «
paganisme », il ne manque pas de rappeler que les Grecs
développement de Nicolay sur ce point clé de
l'Empire ottoman et du voyage que constitue Constantinople, se déroule
d'un mouvement qui va du passé de la ville-plus littéraire et
culturel- au présent -plus fascinant- avec la description à
partir du chapitre XVIII « Du Sarail... », et donc d'une
Constantinople musulmane, plus contemporaine. Dans ce cas, le travail de
recomposition à postériori du voyage est clair et passe par une
réorganisation logique -ici plus encore « chrono »logique- du
contenu.
321 J. Palerne,op.cit., chap.LXI, p.173-174.
322 On sait à quel point cette idée de «
retour aux sources » a pu être prégnante dans l'esprit des
hommes de la Renaissance, le voyage au Levant en est probablement une des
manifestations, de même que peut l'être, la recherche des textes
religieux les plus « originels » possibles pour les philologues et
érudits de la même époque.
323 Titre du chapitre XXIX, Quatrième Livre des
Navigations & Pérégrinations.
106
« ...furent inventeurs de plusieurs manières
monstrueuses de superstition et d'idolâtrie... »324 un
peu plus loin, dans ce chapitre au sujet sensible (« XXXV. Ancienne
religion des Grecs »), il condamne « leur coeur plongé en
profonde erreur et abominable idolâtrie... »325, de
même qu'au chapitre suivant, il réitère cette idée,
lorsqu'il parle de « leurs faux dieux, qui si longtemps les avaient tenus
en obscures ténèbres d'idolâtrie et damnation...
»326.
Finalement, ces passages sur la Grèce glorieuse de
l'Antiquité sont l'occasion de découvrir certaines conceptions de
la civilisation et de l'Histoire, qui témoignent de la mentalité
d'un lettré européen du XVIe siècle. Nous
relevons, tout d'abord, le motif du « héros civilisateur » ou
« du sage éducateur de peuples », qui apparait à de
nombreuses reprises dans le texte de Nicolay, dès sa Préface,
mais aussi, lorsqu'il évoque les territoires de la Grèce,
où le lecteur voit renaitre « Prométhée, fils de
Japétus, lequel étant homme de profond savoir enseignait les
hommes rudes à vivre civilement. Il inventa les portraits au naturel
avec la terre grasse, et fut aussi le premier qui tira le feux d'un caillou et
qui enseigna l'astrologie aux Grecs. »327, et « Lycurgus
», le fondateur des lois lacédémoniennes, auquel Nicolay
consacre un chapitre spécifique328. De même, «
Zalmoxis » est présenté comme l'éducateur des Thraces
: « Zamolxis, fut le premier qui leur institua des lois pour les induire
à la civilité... »329. Cette idée d'un
homme providentiel, au savoir quelque peu « surhumain », qui instruit
les peuples et les conduit à la civilisation, est très
liée à une autre conception redondante dans le texte de Nicolay :
celle d'une progression historique du degré de culture des peuples, qui
passeraient de l'état de barbarie inculte à celui de civilisation
policée. Nous pouvons citer un extrait, qui illustre cette conception de
l'Histoire :
« Les Grecs, en leur ancienne manière de vivre
étaient forts rustiques et barbares, car ils vivaient et habitaient avec
les bêtes en toute oisiveté, n'ayant viandes plus délicates
pour leur nourriture que le fruit sauvage des arbres (...) Mais par longue
succession de temps, se vinrent tellement à cultiver et accommoder
à toute société humaine et bonne moeurs, qu'enfin furent
réputés entre toutes les autres nations plus civils, sages, et
belliqueux de l'Europe. »330.
Nicolay expose la même idée, deux chapitres plus
loin, lorsqu'il évoque les Athéniens : «
Premièrement, les hommes ne se nourrissaient que de gland, et n'avaient
pour habitation que petites logettes et cavernes. Mais Doxius fut le premier
qui édifia maisons en Athènes, etc. »331.
324 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des
Navigations & Pérégrinations, chap. XXXV, p.269.
325 Idem.
326 Idem, chap.XXXVI, p.270.
327 Nicolas de Nicolay, Quatrième Livre des
Navigations & Pérégrinations, chap.XXIX, p.259.
328 Idem, chap. XXXI « Lois de Lycurgus données aux
Lacédémoniens » p.263-264.
329 Idem, chap.XXVII, p.252.
330 Idem, chap. XXX « Moeurs et ancienne manière de
vivre des Grecs » p.262.
331 Idem, chap.XXXII, p.265.
107
Toujours sur le même schéma, il expose le
développement historique des Athéniens, qui partent du
degré de développement le plus rustre et inculte, pour aboutir
à une grande civilisation, dont la mémoire est encore
célébrée au XVIe siècle. Mais la vision
de l'Histoire de Nicolay n'est pas celle d'un progrès linéaire,
elle renvoie plutôt à une conception cyclique du temps, qui
implique, que même les plus grandes civilisations finissent par
disparaitre ou perdre leur puissance et prestige332...
Nous approchons alors d'une conception fondamentale, qui guide
l'écriture de Nicolay, véritable leitmotiv de son texte
: l'idée de la « décadence ». En effet, en comparaison
de la grandeur passée de certaines civilisations, que consignent des
livres et des vestiges (culturels ou matériels), le présent
apparait souvent bien terne aux yeux du voyageur. Tout le Quatrième
livre de Nicolay est construit sur ce principe de mise en parallèle
du passé et du présent, l'écrivain commence par
évoquer, dans son premier chapitre, les « Anciennes lois et
manières de vivre des Perses », avant d'évoquer, au chapitre
IV, la « Religion moderne des Perses ». Souvent, à
l'évocation de la grandeur passé succède la constatation
de la décadence présente, il affirme, par exemple : « Les
susdits Perses maintenant contre leurs anciennes coutumes, sont forts
adonnés à tous plaisirs et voluptés...
»333. Cette opposition du passé au présent est
presque systématique chez Nicolay, qui n'a de cesse de constater le
décalage entre la grandeur passé (facilement
idéalisée puisque cette grandeur est en grande partie disparue et
littéraire) et la décadence présente (rapidement
exagérée par l'effet de comparaison avec la représentation
idéale de l'âge d'or passé). Face à cette
impermanence, même des plus grandes civilisations, le voyageur cherche
des explications ou des causes. La première explication, que donne,
Nicolay est d'ordre « cyclique », il écrit, à propos
d'Athènes : « Mais par la mutation des temps et
instabilité de fortune, cette citée tant florissante a
été réduite à telle extrémité et
ruine que pour le jourd'hui, n'est qu'un petit château de peu d'estime...
»334. Cet écart est constaté à maintes
reprises dans son texte, que ce soit du point de vue politique, moral ou
culturel, il remarque souvent, que les plus grands d'hier sont les plus
asservis d'aujourd'hui, ce constat est très fort pour les Grecs
(descendants des grands auteurs classiques) non seulement chez Nicolay, mais
aussi dans le récit de Belon, qui insiste également sur cette
décadence présente de la Grèce. Selon le même
schéma que Nicolay, il rappelle la grandeur passée des Grecs pour
mieux souligner leur décadence présente :
« L'on trouvait anciennement de bons livres grecs
écrits à la main en ladite montagne, car les
332 Cette idée est plutôt séduisante et
rassurante vis à vis de l'Empire ottoman, dont la chute apparait,
à la lumière de ces conceptions, inéluctable et peut
être très prochaine, étant donné que celui-ci semble
être, en ce milieu de XVIe siècle, à son
apogée.
333 N. De Nicolay, Quatrième livre des Navigations et
Pérégrinations, chap.VI, p.215.
334 Idem, chap.XXIX, p.258.
108
Grecs des susdites monastère étaient le temps
passé beaucoup plus docte qu'ils ne sont pour l'heure présente.
Maintenant, il n'y en a plus nuls qui sachent rien, et il serait impossible
qu'en tout le mont Athos, l'on trouvât en chaque monastère plus
d'un seul caloyer savant. Qui en voudrait avoir des livres en théologie
écris à la main, on y en pourrait bien trouvé, mais ils
n'en ont ni en poésie, histoire, ni en
philosophie.»335.
Avec cet exemple de Belon, nous découvrons une
conception du savoir très « humaniste » et lettrée, au
sens où il ne suffit pas de connaitre les textes religieux et les
commentaires théologiques pour prétendre à la culture.
L'affirmation de Belon est d'autant plus frappante, dans sa dernière
phrase, que pour les Européens, les pères de l'Histoire, de la
poésie et de la philosophie, sont justement les Grecs de
l'Antiquité. Dans cette perspective, l'Europe occidentale devient la
gardienne des trésors des anciens, puisque leurs héritiers
directs n'en sont pas dignes et sont incapables de les conserver.
L'appropriation de l'héritage antique par les Européens du
XVIe siècle apparait alors d'autant plus légitime et
nécessaire, que les Grecs le délaissent et le rejettent, ou du
moins, le méconnaissent.
Par ailleurs, ces réflexions sur la décadence
culturelle ne sont pas cantonnées à la Grèce. En effet,
pour ce qui est de l'Égypte, Pierre Belon affirme à propos d'un
Palais du Caire : « Depuis que l'Égypte est rendue tributaire au
Turc, il a toujours continué tomber en décadence.
»336. Ici, le monument devient le symbole d'une destruction
plus générale, dont sont souvent victimes les peuples asservis.
En effet, comme le sous-entend cet exemple, outre son caractère
cyclique, la décadence peut être expliquée par des causes
historiques et politiques. Nicolas de Nicolay donne un exemple de ce type
d'analyse, lorsqu'il explique comment les Grecs, au sommet de leur puissance,
tombèrent à la fois dans l'orgueil, la dissolution morale et la
désunion, qui entrainèrent leur chute :
« après la déconfiture des Persans, par le
merveilleux accroissement de leur puissance, tombèrent en si grande
fierté et arrogance (ainsi que de tout temps orgueil et
présomptions ont de coutume d'accompagner les grandes
prospérités) qu'au lieu de très honnête gouvernement
qu'ils avaient en leur république, ils se mirent à une vie
très orde, corrompue et pleine de toute vilenie et abominable
dissolution. Dont advient que pendant le temps de cette monarchie, les Grecs
eurent ensemble plusieurs grandes et longues guerres, voire telles, qu'à
la fin, cette tant noble Grèce fut totalement ruinée et
détruite, car y faisant un chacun entrée de tous
côtés, fut à la parfin donnée en proie aux
étrangers. »337
335 P. Belon, Premier Livre, chap.39, p.139-140, il
développe de nouveau la même idée au chapitre suivant :
« Il faut que nous attribuons cette ruine des livres grecs à la
nonchalance et à l'ignorance qui a été entre les peuples
des pays de Grèce, qui se sont totalement abâtardis (...) Entre
tous les 6000 caloyers qui sont par la montagne en si grande multitude,
à peine pourrait-on trouver deux ou trois de chaque monastère qui
sachent lire et écrire, car les prélats de l'Église
grecque et les patriarches, ennemis de la philosophie, excommunièrent
tous les prêtres et religieux qui tiendraient livres et en
écrirait ou lirait autres qu'en théologie ; et donnaient à
entendre aux hommes qu'il n'était licite aux chrétiens
d'étudier en poésie et philosophie. » idem, ch.40, p.140.
336 P. Belon, Second livre, chap.40, p.309.
337 Nicolay, Quatrième livre des Navigations &
Pérégrinations, chap.XXXIV, p.269.
109
Implicitement, Nicolay invite son lecteur à tirer une
leçon de l'Histoire, cette décadence trouve sa cause dans la
désunion des Grecs et dans l'orgueil de leurs passions
égoïstes, comment ne pas voir à quel point ce passage fait
écho à des problèmes, qui sévissent en Europe de
manière de plus en plus inquiétante : derrière cette
évocation historique, Nicolay n'appelle t-il pas les Chrétiens
à l'unité ou les Français à la paix civile ? Il va
plus loin encore, au dernier chapitre de son livre, où, selon le
même schéma, il exhorte implicitement, par le contre-exemple
historique des Grecs, les Chrétiens à l'unité et à
la moralité :
« se trouvant riches et puissants tombèrent en si
grand orgueil et présomption, que ne pouvant plus nourrir paix les uns
envers les autres, eurent ensemble plusieurs longues et cruelles guerres, par
lesquelles s'en suivit la ruine, le saccagement et la désolation de leur
pays (...) pour comble de leur calamité par divine permission et
punition de leurs erreurs, vices et détestables péchés
(...) sont demeurés les calamiteux Grecs en la misérable
servitude des mécréants mahométistes, contraints à
tribus insupportables; jusqu'à payer la dîme de leurs propres
enfants... »338
Son ouvrage se termine par la phrase suivante, qui sonne comme
un avertissement destiné aux Européens : « Tels sont les
jugements de Dieu envers ceux qui le méconnaissent, et qui abusent de
ses grâces. »339 . Nous avons à faire ici à
une vision très moralisatrice de l'Histoire : la décadence des
Grecs est interprétée comme un signe de la désapprobation
divine. C'est l'idée de la désunion, qui rapproche le plus ce
passé des Grecs de la situation présente des Européens,
qui connaissent au XVIe siècle de nombreuses guerres civiles
et inter-européennes. La position finale de cette réflexion de
Nicolay n'est pas une simple coïncidence, elle est significative et on
peut supposer que l'auteur, conscient des problèmes de son temps, essaye
de transmettre à ses lecteurs un message fort340.
338 Idem, chap.XXXVI, p.273.
339 Idem.
340 Dans ce cas, c'est l'exemple, ou plutôt le
contre-exemple, historique qui tente de faire réfléchir les
Européens et d'exalter l'unité et la paix entre les hommes. Nous
retrouverons, un peu plus loin dans ce travail, cette même portée
didactique et moralisatrice du récit de voyage, avec l'utilisation des
Ottomans, en tant qu'ennemi commun, pour tenter d'exhorter les Chrétiens
d'Europe et de France à l'unité.
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