2.2. : LE PRINCIPE DE REPARTITION DES BIENS
On peut énoncer le principe de répartition des
biens de la manière suivante : « Les inégalités
économiques et sociales [...] doivent procurer le plus grand
bénéfice aux membres les plus défavorisés de la
société (le principe de différence)
»108. Ce principe a pour rôle fondamental de
répartir les biens entre les membres de la société, de
façon à ne laisser personne de côté, et cela de
manière juste et équitable. C'est pourquoi, admettre les
inégalités n'est pas une mauvaise chose en soi, à
condition que cela permette de maximiser le bien des plus
défavorisés.
La répartition est liée aux systèmes de
production, puisqu'elle traite des questions d'efficacité
économique et des inégalités socio-économiques.
Notre analyse du principe de répartition se déroulera à
partir de deux idées principales, à savoir : la prise en compte
des inégalités, la question de la justice distributive et
l'idée de réciprocité.
Pour ce qui est de la question des inégalités,
il est intéressant de souligner le système de production qui est
l'organe même de la prise en compte des inégalités. Les
deux ne peuvent pas être séparés car, dans un
système de production, régi par des règles publiques, on
retrouve les favorisés et les défavorisés. Ce
système étant défini par des règles publiques, tous
ceux qui y participent ont, en quelque sorte, l'obligation de les observer,
dans la mesure où ces règles elles-mêmes sont issues de la
coopération sociale. Leur première fonction est d'organiser la
vie économique et sociale au sein du groupe en assignant à chaque
membre de la société un rôle dans la distribution des
tâches. Cette organisation des systèmes de production tient, en
outre, compte du traitement des personnes, précisément à
travers les salaires qui leur sont attribués. C'est pourquoi, il n'est
pas possible de parler de salaire sans tenir compte de la production. Rawls
définit le système de production comme « la
manière dont ses règles publiques organisent l'activité
productive, spécifient la division du travail, assignent des rôles
variés à ceux qui y sont engagés et, ainsi de suite
»109. Tout traitement de salaire dépend de la
qualité de la production. Si l'on veut avoir des augmentations au niveau
du traitement, il est important de produire plus. Même dans les salaires,
les inégalités sont acceptables selon le principe de
différence. Ce qui est plus important, c'est que les personnes qui ont
des salaires élevés permettent à toutes les couches de la
société de bénéficier des services de tous et
même
108 Ibid., p. 70.
109 Ibid., p. 95.
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des personnes nantis. Certaines inégalités
salariales devraient permettre à ceux qui perçoivent des gros
salaires d'être capables de rendre la vie plus humaine. Par exemple, en
créant des structures qui tiennent compte des personnes
défavorisées. Ainsi, l'idée de justice équitable
dans un système d'inégalités économiques et
sociales qui soient à l'avantage de tous, pourra être
réalisée.
Pour John Rawls, eu égard aux disparités
sociales, la seule attitude justifiable, est celle où, malgré la
différence, les inégalités procurent un avantage aux
personnes les plus défavorisées. Cela voudrait dire, que «
si les attentes des plus favorisés diminuaient, les perspectives des
plus défavorisés diminueraient aussi. Des attentes encore plus
élevées augmenteraient les attentes des plus
désavantagés »110. Ce qui pourrait permettre
à chaque citoyen de maximiser ses attentes, du plus au moins
aisé, car même s'il existe des différences salariales, la
croissance dans une économie de marché améliore le niveau
de vie de chacun.
Rawls insiste aussi sur les risques de fracture sociale entre
les pauvres et les riches, car l'accentuation des différences entre les
classes sociales « transgresse le principe de l'avantage mutuel aussi
bien que celui de l'égalité démocratique
»111. Rawls voudrait ici montrer que, même s'il
existe des différences dans la possession des biens, elles doivent
être moindres. Sa thèse ne consiste donc pas à soutenir
l'idée que tous les citoyens doivent avoir les mêmes richesses,
car le principe de différence ne se rapporte pas à l'accession
aux avantages sociaux-économiques, de façon égalitaire,
mais plutôt à la possibilité, pour les citoyens d'obtenir,
au cours de leur vie, des biens. Et ce, grâce à la
diversité sociale existante. Ce principe suggère la prise en
compte des inégalités dans la distribution d'avantages sociaux.
Il est de ce fait nécessaire que les plus favorisés et les plus
défavorisés travaillent pour arriver à instaurer ce
système dans la répartition. De ce point de vue, la justice est
compatible avec l'efficacité, parce que l'amélioration de la
situation des uns engendre nécessairement l'amélioration de celle
des autres. Mais, il est important, pour Rawls, de noter qu'en dépit de
cette adéquation, la justice demeure supérieure et prioritaire
à l'efficacité, d'autant plus que le principe de
différence en lui-même n'exige pas une croissance
économique continuelle sur plusieurs générations dans le
but de maximiser à l'infini les attentes des plus
défavorisés.
Le principe de différence s'appuie également sur
la justice distributive. Du latin distributiva justitia signifiant : « le
juste dans les distributions », la justice distributive règle la
répartition des biens entre les membres de la société pour
le bien commun. Elle considère les
110 Idem., Théorie de la justice, p.
210.
111 Ibid.
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mérites des individus, et distribue les biens selon une
part proportionnelle à ceux-ci112. L'échelle des
mérites n'est pas universelle et varie en fonction du régime
politique et des valeurs qu'il proclame : la vertu pour l'aristocratie, la
richesse pour l'oligarchie, la liberté ou le mérite en
lui-même pour la démocratie. À la différence de la
justice commutative qui ordonne l'égalité des parts
échangées, la justice distributive est fondée sur une
égalité géométrique. Elle commande
l'égalité des proportions à raison des mérites. Et
le rôle de l'Etat est de les répartir.
A ce niveau, Rawls est redevable à Aristote. Mais, il
s'en distingue, lorsqu'il souligne qu'on ne peut pas uniquement distribuer les
biens, les honneurs, les charges dans une société objective et
hiérarchisée. On doit aussi distribuer les libertés de
base, les droits fondamentaux que la modernité a attribués
également à tous les individus. Car, pour que les honneurs, les
biens soient bien distribués et satisfassent les individus, ceux-ci
doivent être libres ou en santé. Comment un homme malade peut
jouir de ses biens ? L'Etat doit d'abord se soucier des biens premiers avec les
biens secondaires.
C'est pourquoi, c'est l'égalité qui est au
fondement de la justice distributive. Elle donne à chacun la part qui
lui revient. Mais elle s'inquiète aussi des démunis. C'est pour
cela, qu'avec Rawls, ce fait de donner à chacun ce qui lui revient sera
infléchi pour tenir compte des désavantagés. La
société juste sera donc celle qui réussit à
bâtir une équité minimale entre les individus, afin
d'éviter le pire si quelques uns possédaient tout et ne
laissaient rien aux autres. L'intérêt de la justice distributive
est qu'elle s'efforce de réfléchir sur les critères
nécessaires pour assurer le partage équitable des biens. Faut-il
se limiter aux besoins des individus ? Faut-il insister sur ce qu'il produit ?
Ou alors, tenir compte de ses droits ou de ses origines ?
La justice distributive de Rawls se fonde avant tout sur des
données sociologiques, en premier lieu le fait que les
inégalités se transmettent de père en fils et deviennent
des inégalités subies depuis la naissance, ce qui est un
état de fait injuste. Elle admet donc l'existence d'une
inégalité (en version originale anglaise : unfairness) originelle
qui est injuste. Il distingue ainsi la liberté commerciale qui
régule le marché, et la liberté personnelle où
réside le seul et unique concept de justice.
En effet, dans une société, il y a un conflit
d'intérêts et une identité d'intérêts entre
les individus; et, pour les régler, « Il faut donc un ensemble
de principes pour choisir entre les
112 Selon Saint Thomas d'Aquin, cité dans, Le droit
naturel, Que sais-je ?, Alain Sériaux, PUF, 1999
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différentes organisations sociales qui
déterminent cette répartition des avantages et pour conclure un
accord sur une distribution correcte des parts. Ces principes sont ceux de la
justice sociale. Ils fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs
dans les institutions de base de la société et ils
définissent la répartition adéquate des
bénéfices et des charges de la coopération sociale.
»113
Enfin, le principe de différence tient compte de la
réciprocité114. La réciprocité est en
contradiction avec l'utilitarisme qui privilégie les
individualités au profit des plus grands groupes. Cette notion est
introduite par Rawls pour contrer le principe utilitariste du plus grand
bonheur pour le plus grand nombre : « le fait que le principe de
différence comprenne une idée de réciprocité le
distingue du principe d'utilité restreinte »115.
John Rawls considère la réciprocité comme
un idéal dans la société démocratique qui constitue
la trame essentielle de la théorie de la justice comme
équité. Rawls souligne, en effet, que sa théorie est une
théorie pour les sociétés démocratiques. Ainsi
donc, tant qu'ils sont concepteurs de la société, les citoyens
doivent avoir comme idéal social de base la réciprocité,
d'autant plus que les principes de la justice ne doivent pas être
considérés comme des normes imposées de
l'extérieur, ou venant d'une autorité quelconque. Les principes
de la justice sont le fruit de la coopération sociale entre les
individus. L'idée de réciprocité, en tant qu'elle
reconsidère les hommes dans une dimension totalement « non
arbitraire » et symétrique (mutuelle), s'impose. C'est pourquoi,
l'idée de réciprocité aboutit nécessairement
à la justice comme équité. On pourrait même dire que
« l'idée de réciprocité se situe entre celle
d'impartialité (qui est altruiste et qui est motivée par le bien
général) et celle d'avantage mutuel. La
réciprocité, dans le cadre de la théorie de la justice
comme équité, est une relation entre citoyens exprimé par
les principes de la justice qui gouvernent le monde social
»116.
Nous l'avons vu, dans la position originelle, les partenaires
sont dans une position réciproque et sont conscients des
retombées des choix qu'ils devront faire. Par exemple, ils savent que
les principes qui seront adoptés prendront en compte les
réalités de la vie de tous les citoyens. De ce fait, le fait
qu'ils soient dans une situation symétrique les conduira à faire
des choix qui prendront en compte les dimensions sociales et économiques
de la société. La division égale est prise comme point de
départ ; dès lors maximiser le travail, c'est travailler pour
tout le monde tout en étant conscient que le plus important, est de
promouvoir
113 John Rawls, Théorie de la justice, pp. 30-31
114 Ibid., p. 97.
115 Ibid., p. 171.
116 Marie Bruno Borde, « Justice et
Démocratie. La philosophie politique de John Rawls », dans
Bulletin de Littérature Ecclésiastique, n°1,
(janvier-mars 2003), 43-60.
l'amélioration des conditions de vie des plus
défavorisés. On peut comprendre Rawls lorsqu'il affirme que, la
division égale étant comme le fondement de cette distribution,
« ceux qui ont acquis davantage doivent le faire en des termes
acceptables pour ceux qui ont acquis moins, et en particulier pour ceux qui ont
acquis le moins »117. Rawls ne sépare pas la
division égale de l'idée de réciprocité parce que,
pour lui, elles sont complémentaires, car comme idées de base,
elles permettent que les plus favorisés tiennent toujours compte des
défavorisés, au sens où leur pleine richesse ne peut
être effective que lorsqu'ils sont conscients que le moins
favorisé possède un minimum pour sa survie. Et l'idée
même de réciprocité vient du fait que, comme les deux
principes étudiés plus haut, elle s'applique à la
structure de base de la société. C'est donc ce lien avec la
structure de base qui donne à l'idée de réciprocité
son vrai sens et sa consistance, car les contingences ne doivent pas affecter
les structures sociales, que ce soit à l'avantage ou au détriment
des défavorisés comme des favorisés. L'idéal, c'est
de partir de la réciprocité, puisque les principes sont ceux de
la justice comme équité. L'équité repose
fondamentalement sur la réciprocité : il y a équité
entre citoyens lorsque tous prennent conscience qu'ils partagent les
mêmes droits et les mêmes libertés. Ces droits et
libertés vont de pair avec les devoirs à accomplir. Cette
idée de réciprocité nécessaire pour le choix des
principes est une des idées essentielles du principe de
différence de la théorie de la justice.
En guise de conclusion à ce deuxième chapitre,
nous pouvons retenir que les principes rawlsiens de la justice sont de deux
ordres : le principe d'égale liberté et le principe de
différence. Ces deux principes soulèvent des limites que nous
allons examiner dans la deuxième partie.
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117 John Rawls, La justice comme équité,
p. 172.
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DEUXIEME PARTIE :
LES PROBLEMES LIES A LA CONCEPTION
RAWLSIENNE DE LA JUSTICE
Cette partie est essentiellement évaluative. Dans cette
optique, nous allons relever les points d'ombre de la justice rawlsienne. En
effet, la conception rawlsienne de la justice s'appuie sur le « voile
d'ignorance » pour dégager des principes qui seront
respectés par tous les partenaires. Puisque les partenaires vont se
retrouver dans la vie pratique, se pose alors la question de la garantie de
l'accord initial. Autrement dit, comment être sûr que les choix
opérés par les partenaires ne seront pas violés par
eux.
Quel gage de sureté faut-il attendre des partenaires
sortis de la position originelle ?
La question de la juste égalité des chances
soulève le problème de la liberté : l'obligation à
la solidarité envers les défavorisés ne s'apparente-t-elle
pas à une forme de contrainte ?
Bien plus, la revendication de la liberté sans prise en
compte de l'environnement dans lequel elle doit s'exprimer ne court-elle pas le
risque d'être liberticide?
Notre critique dans cette partie aura deux volets : d'une
part, nous critiquerons le « voile d'ignorance » et le principe de
juste égalité des chances ; puis, nous dégagerons les
limites apportées à certains droits et libertés.
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