CHAPITRE III : LA CRITIQUE PORTANT SUR L'EFFICACITE
DU
« VOILE D'IGNORANCE » ET DE LA JUSTE EGALITE
DES CHANCES
Que ce soit la question du « voile d'ignorance » ou
de l'égalité équitable des chances, c'est la place de
l'individu qui est préoccupante : en tant que personne et non «
produit contingent »118, cet individu jouit-il encore
de sa liberté au sein d'un groupe ou d'un appareil étatique qui
lui dicte tout?
La réponse à cette question commande la critique
de la démarche procédurale rawlsienne, de même que sa
conception de la juste égalité des chances.
118 Marx/Engels, L'Idéologie Allemande, trad.
Hans Hildenbrand, coll. « Intégrales de philo », Nathan, 1989,
p. 92
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1 : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE ET DE
LA
JUSTICE DISTRIBUTIVE CHEZ JOHN RAWLS
Comment parvenir à une société juste si
les partenaires, en situation de « voile d'ignorance » n'ont pas tous
choisi les principes devant les guider dans leur future société ?
Ce qui est mis en exergue ici, c'est la démarche que Rawls adopte pour
construire sa société. Pour mieux le comprendre, nous devons nous
pencher sur sa démarche procédurale ainsi que celle de sa
conception de la justice distributive.
1.1. : LES LIMITES DE LA DEMARCHE PROCEDURALE DE JOHN
RAWLS Au début de Théorie de la justice, Rawls
précise:
« J'ai tenté de généraliser et
de porter à un plus haut degré d'abstraction la théorie
traditionnelle du contrat social telle qu'elle se trouve chez Locke, Rousseau
et Kant [...] L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes
de la justice valable pour la structure de base de la société
sont l'objet d'un accord originel. Ce sont les principes mêmes que des
personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres
intérêts, et placées dans une position initiale
d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient
les termes fondamentaux de leur association »119.
Mus, par l'idée de « choix rationnels »,
seules les personnes rationnelles sont en droit d'entrer dans la position
originelle. Rawls propose, en effet, de ramener le choix des principes à
un choix rationnel ainsi qu'il écrit dans Théorie de la
justice: « L'hypothèse particulière que je formule
est qu'un être rationnel ne souffre pas d'envie. Il ne considère
pas qu'une perte n'est acceptable pour lui-même qu'à la condition
que les autres perdent aussi. Il n'est pas découragé à
l'idée que les autres ont un plus large indice de biens sociaux premiers
»120.
Dans l'entendement de John Rawls, « les principes de
la justice sont des principes que des personnes libres et rationnelles,
désireuses de favoriser leurs propres intérêts et
placées dans une position initiale d'égalité,
accepteraient et, qui selon elles, définiraient les termes fondamentaux
de leur association »121.
119 John Rawls, Théorie de la justice , p. 20.
120 Ibid., p. 175.
121 Ibid., p. 37.
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Quand on lit ces assertions rawlsiennes, il est possible de
circonscrire ce qu'il entend par personnes rationnelles. Il s'agit des
personnes qui sont saines d'esprit.
En effet, la société étant faite de
toutes catégories de personnes, on se demande à quel niveau, il
place les « groupes des gens dépressifs, d'alcooliques, ou
encore des représentants des paraplégiques ?
»122. Ne sont-ils pas aussi des personnes à part
entière, capables d'opérer des choix décisifs pour la
future vie communautaire ?
Le refus d'admettre dans la catégorie des personnes
habilitées à opérer des choix rationnels, les
déficients, montre que Rawls n'a pas tenu compte de toutes les couches
sociales. En effet, les déficients ne sont pas tous incapables
d'activité mentale. On peut avoir des jambes cassées, un dos
amorti, mais être capable d'exercer sa raison et son esprit. Si Rawls
veut tendre à l'universalité, il ne saurait laisser au banc
certaines catégories de personnes et privilégier d'autres.
L'universalité ne se rapporte pas aux
déficiences physiques ou physiologiques ; elle se rapporte à
l'humanité des hommes. Or, Rawls reste malgré tout «
sélectif » et n'intègre pas les déficients dans
l'élaboration de sa société. Une telle fracture remet
déjà en cause, l'égalité qui devrait
prévaloir dans la vie civile.
La démarche procédurale est remise en question
à ce niveau parce qu'elle reste sélective : tous les partenaires
ne participent à l'élaboration des principes futurs devant guider
la société.
En rapport toujours avant le « voile d'ignorance »,
il serait intéressant de comprendre le rapport que Rawls établit
entre les individus et les groupes : pour Rawls, les choix opérés
avant la vie civile ont vocation à privilégier les groupes et non
pas les individus. Or, la philosophie politique rawlsienne vise à
protéger l'individu. Comment dès lors, concevoir le
bien-être de cet individu englué dans le groupe ? Comment
être sûr que l'amélioration du sort du groupe entrainera
aussi celui de l'individu ? Les classes sociales ne sont-elles pas le lieu de
luttes d'intérêts, de discriminations, de regroupements par
affinités tribales ou de positions sociales ? Au fond, l'individu ne se
perd-il pas dans la société ? La liberté qui lui est
offerte n'est-elle par essence, vide de contenu ?
Ces questions montrent que le choix opéré par
Rawls pour aménager le groupe et par effet induit, l'individu, ne cadre
pas avec son exigence de liberté. Pour Rawls, le bien-être de
122 Robert Nozick, op.cit., p. 237.
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l'individu provient du groupe. L'homme est un être pour
le groupe. Son essence est de se rapprocher sans cesse des autres membres de
l'espèce. Comme le relève, Feuerbach : « L'homme pour
soi ne possède en lui l'essence de l'homme ni au même titre
d'être moral, ni au titre d'être pensant. L'essence de l'homme
n'est contenue que dans la communauté dans l'unité de l'homme
avec l'homme »123.
Affirmer que ce n'est que dans la communauté que
l'homme trouve son plein épanouissement, c'est oublier que ce n'est pas
toujours le cas. Dans le groupe, l'individu est embrigadé. Le moi
s'exprime à peine. Et la naissance des classes sociales isole les
individus pour créer des blocs contraires aux intérêts du
départ.
L'idée de réciprocité, sensée
garantir la coopération entre les partenaires est mise à mal, par
les intérêts égoïstes et les regroupements,
tantôt tribaux, tantôt intéressés.
De même, au sujet des rapports individu-groupe, quelle
garantie les accords passés dans la situation du « voile
d'ignorance » peuvent-ils nous donner, lorsqu'on connait la psychologie
humaine. En effet, Rawls, dans sa foi en l'homme, évacue les
possibilités de trahison et de violation des accords passés. Et
pourtant, l'histoire des hommes nous montre, des cas de trahison entre des
membres de famille ou de groupes, où pourtant, semblait régner
une confiance totale ?
Chez un auteur comme Max Stirner, l'homme est redoutable. Il
est impossible de lui faire confiance. En cet homme, se cache, une
infinité d'hypocrisies et d'escroqueries.
« L'Homme est le dernier des mauvais esprits, le
dernier fantôme et le plus fécond en impostures et en tromperies ;
c'est le plus subtil menteur qui se soit jamais caché sous un masque
d'honnêteté, c'est le père des mensonges.
L'Egoïste qui s'insurge contre les devoirs, les
aspirations et les idées qui ont cours comment impitoyablement la
suprême profanation : rien ne lui est sacré. »124
L'homme ainsi mis à nu, chez le penseur allemand,
apparait comme un danger pour l'individu. En effet, il est le prolongement de
l'Etat et proclame un discours porté sur les valeurs. Or, les valeurs se
présentent comme le « voile » qu'utilisent les hommes pour
masquer leur égoïsme, leur haine à l'endroit des autres.
123 Feuerbach, Principes de la philosophie
de l'avenir, (1843), in Althusser, Textes choisis, p. 198.
124 Max Stirner, L'Unique et sa propriété,
trad. R-L-Reclaire, éd. Stock, 1978, p.435.
52
C'est pour quoi, il n'est pas toujours garanti que, dans un
état comme celui de la position originelle, les gens choisissent des
principes qu'ils respecteront une fois engagés dans la
société. En face d'un conflit d'intérêts, les
partenaires choisiront toujours ce qui peut leur procurer un maximum de
plaisirs.
Prenons l'exemple de deux personnes qui discutent un terrain.
Personne ne sait que le terrain litigieux a un sous-sol riche. Une fois
l'accord passé, voici nos personnes sur le terrain. Si à
l'instant T, on dit à l'un que le terrain que tu vas perdre regorge de
minerais inestimables, nous ne voyons pas comment cet individu respecterait
encore les accords passés. C'est dire que la garantie reposant sur les
accords antérieurs est fragile. Et, tant que les intérêts
ne sont pas encore en jeu, il est difficile de conjecturer sur la bonne
volonté et la bonne foi des partenaires au contrat.
Ainsi, la démarche procédurale de Rawls comporte
donc de nombreux écueils qui se répercutent dans la justice
distributive.
1.2.: LA CRITIQUE DE LA JUSTICE
DISTRIBUTIVE
La justice distributive chez Rawls concerne essentiellement
les questions de justice sociale et de partage équitable. Rawls nous a
montré à travers la prépondérance du groupe sur
l'individu, que ce dernier devait tout au groupe. En relevant les dangers
d'asservissement de l'individu par le groupe, nous envisageons poser le
problème de la perte de la liberté chez cet individu. En effet,
la justice distributive, dans l'entendement de Rawls s'accompagne d'une
obligation individuelle de respecter les règles formulées par le
groupe. Ainsi, c'est le groupe qui organise et « distribue » les
libertés : liberté de partager, quantum de l'offre individuelle.
Le groupe fonctionne exactement comme l'Etat qui coupe à la source
bancaire, les prélèvements destinés à soutenir les
plus démunis, sans l'avis du propriétaire du compte. Ainsi, le
droit à la solidarité ne s'exerce plus sous la gouverne de la
libre volonté de l'individu, mais comme une imposition subie. On
comprend pourquoi pour Nozick, la justice distributive n'est pas neutre, car,
« dans ce processus de distribution de parts, il se peut que certaines
erreurs se soient glissées »125.
125 Ibid., p. 187.
53
Les erreurs en questions dont fait allusion Nozick se
comprennent, dans l'oubli même du respect de la vie privée des
individus. Or, l'atteinte à la vie privée est une violation des
droits de l'homme et une atteinte à sa dignité.
Or, la distribution, ou mieux le partage des richesses, doit
être un acte volontaire, c'est-à-dire, qu'il doit être le
résultat d'un échange ou encore l'expression d'un cadeau. Mais en
aucun cas, le partage ne doit relever d'une obligation.
Le problème de la justice distributive pour Rawls,
« réside dans la façon dont ces bénéfices
de coopération devront être distribués ou alloués
»126, et c'est ce qu'il affirme dans Théorie de
la justice : « Les principes de la justice sociale fournissent un
moyen de fixer les droits et les devoirs dans les institutions de base de la
société et ils définissent la répartition
adéquate des bénéfices et des charges de la
coopération sociale »127.
S'il n'y avait pas de coopération sociale, le
problème de la justice distributive ne se poserait pas, et on n'aurait
même pas besoin d'une théorie de la justice justifiée par
des principes, puisque chacun devrait avoir le fruit de son travail. Pour
illustrer cela, appuyons-nous sur un exemple qui montre comment la
coopération crée la dépendance et des obligations envers
les autres, même lorsque certains ont travaillé et obtenu plus que
d'autres.
Partons de cette métaphore : s'il y avait dix
personnes, chacun travaillant seul pendant deux ans sur des terres
séparées, qui découvraient l'existence des autres et de
leurs différentes acquisitions grâce à des communications
par radio transmises vingt ans après, ne pourraient-ils pas revendiquer
les uns envers les autres, à supposer qu'il soit possible de
transférer des biens d'une île à l'autre?
Ils le feraient naturellement. C'est dire que, on n'a pas
besoin de coopération sociale pour appliquer un principe de la justice
sociale. Redistribuer les biens serait un acte injuste.
Dans la logique rawlsienne, dans une coopération
sociale, il serait bon de faire une juste distribution de tous les biens pour
que personne ne manque de rien. Mais, la distribution, qu'elle soit juste ou
pas, ne va-t-elle pas créer une certaine dépendance des
défavorisées vis-à-vis de l'agent organisateur ? Et ceux
qui travaillent, n'auront-ils pas le sentiment de travailler pour les autres ?
C'est pourquoi, la distribution ou la revendication des biens des autres ne
peut pas avoir d'objet, parce que « chaque individu mérite ce
qu'il obtient sans aide, par ses propres efforts, ou plutôt personne
d'autre ne peut, dans cette situation, déterminer qui a droit
126 Ibid., p. 230.
127 John Rawls, Théorie de la Justice, pp.
30-31.
à quoi, et de voir qu'aucune théorie de la
justice n'est requise »128. Ainsi, la coopération
sociale apparait comme une violation des droits des individus et une
collectivisation des talents, en obligeant des individus à
transférer leur bien à d'autres.
En fin de compte, comme le mentionnait déjà
Nozick, « la coopération sociale crée des
problèmes spéciaux de justice distributive qui, autrement,
n'apparaissent pas ou restent vagues, sinon mystérieux
»129. C'est dire que, Rawls formule le principe de juste
distribution sans regarder l'origine des biens.
54
128 Ibid., p. 231.
129 Ibid., p. 235.
55
2 : LA CRITIQUE DE LA JUSTE EGALITE DES CHANCES CHEZ
JOHN
RAWLS
Dans son principe de différence, Rawls
présuppose une juste égalité de chances et une
possibilité de privilégier les inégalités
lorsqu'elles sont à l'avantage du plus défavorisé. Ce
choix soulève le problème des rapports entre les principes de la
justice et la valeur prioritaire de la liberté. Nous critiquerons donc
cette juste égalité des chances à partir deux angles.
2.1. : LE PREMIER ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE
EGALITE DES
CHANCES
John Rawls souligne que « le principe de
différence représente, en réalité, un accord pour
considérer la répartition des talents naturels comme une dotation
commune et pour partager les bénéfices de cette
répartition, quelque forme qu'elle prenne »130. Ici
Rawls voudrait simplement démontrer que personne ne mérite les
talents innés ni un point de départ dans la
société. Position qui confirme son rejet du système des
libertés naturelles, car cette façon de faire favorise
l'arbitraire et donc les inégalités.
En plus, pour John Rawls, la répartition actuelle des
revenus et de la richesse est l'effet cumulatif de répartitions
antérieures des atouts naturels - c'est-à-dire des talents et des
dons naturels - en tant que ceux-ci ont été
développés ou au contraire non réalisés, ainsi que
leur utilisation, favorisée ou non dans le passé par des
circonstances sociales ou des contingences bonnes ou
mauvaises131.
Ce qu'on peut comprendre encore dans cette pensée,
c'est que Rawls écarte simplement du principe de l'égalité
des chances l'idée de mérite, et, fait en sorte que les plus
favorisés, par le biais de l'État, donnent aux pauvres une part
de leur bien.
Or, peut-on dire qu'une personne mérite ses talents, et
en demeure propriétaire ? Demander de les mettre à la disposition
des autres ne constitue-t-il pas une violation de sa liberté et de son
intégrité morale ? N'est-ce pas là, considérer
l'humain comme un instrument ?
130 Ibid., p. 132.
131 John Rawls, Théorie de la justice, p. 103.
56
Dans nos sociétés, la question du partage de ce
qu'on a reçu naturellement fait problème : car, les dons et les
talents font l'objet d'exacerbation et de culte de l'ego qu'il passerait mal de
voir, les plus intellectuels prendre du temps à réfléchir
sur le sort des plus faibles. Au coeur de ce problème, il y a le fait de
se demander, d'où provient le talent ou le don de tel ou de tel
autre.
Rawls ne nous dit pas comment on acquiert ces dons et ces
talents. Et si tel est le cas, on se retrouve face à un double
degré d'arbitrarité : un premier, par rapport aux dons que nous
recevons ; un second, relatif à l'obligation que nous avons à
partager ce qui n'est pas de nous. Le fait pour Rawls de souligner que les
biens acquis naturellement devraient être partagés, pose encore le
problème de la propriété. Celui qui acquiert par donation
ou par legs doit-il le partager sous prétexte que, ce qu'il
reçoit en legs n'est pas le fruit de ses efforts ? Où placer la
règle de la bonne gestion de l'héritage reçu ? Or, la
propriété est fondée sur la sauvegarde jalouse du
patrimoine reçu. Elle repose aussi sur la préservation des biens
pour les générations futures. Dès lors, le legs, parce
qu'il transmet aussi la personnalité du donateur, mérite
d'être entretenu avec jalousie. Il y a même un mérite,
indicible dans l'acte de donation, car, gérer les biens en « bon
père de famille » engage soi-même et la communauté.
On peut alors comprendre la critique des libertariens
anglo-saxons à l'endroit de Rawls. Pour eux, cette idée de la
manière dont les individus doivent s'organiser dans la
société en utilisant leur actif naturel n'est pas
explicitée dans les écrits de Rawls, car à voir de plus
près, l'auteur de Théorie de la justice n'explique pas
comment l'on peut mettre les qualités morales au service de la structure
de base. Son argumentation offenserait la dignité humaine, parce qu'en
excluant l'idée de mérite et de respect des talents et dons
innés, la théorie rawlsienne de la justice va à l'encontre
de la conception de la dignité humaine, laquelle est censée
incarner le respect des droits, des devoirs et des libertés. Rawls
considère qu'il y a dans le sens commun, une tendance à croire
que le revenu et la richesse et les bonnes choses dans la vie, d'une
manière générale, devraient êtres répartis en
fonction du mérite moral. La justice, c'est le bonheur selon la vertu.
Bien que l'on reconnaisse que cet idéal ne peut jamais être
complètement réalisé, il passe pour être la
conception correcte de la justice distributive, du moins comme première
approximation, et la société devrait essayer de la
réaliser, dans la mesure où les circonstances le permettent. Or
la théorie de la justice comme équité rejette ce point de
vue. Un tel principe ne serait pas choisi dans la position
originelle132.
132 John Rawls, Théorie de la justice, p.
348.
57
Plus clairement, on comprend pourquoi Nozick juge que la
théorie de Rawls viole la liberté individuelle : « Ainsi
dénigrer l'autonomie d'une personne et lui nier la responsabilité
première de ses actions, c'est une voie douteuse pour une théorie
qui souhaite par ailleurs conforter la dignité et le respect de soi des
êtres humains; en particulier, pour une théorie qui se fonde
à ce point sur le choix des personnes »133. Pour
Nozick, Rawls remet ici en cause sa référence à Kant qui
consiste à considérer la personne non pas comme moyen, mais comme
une fin.
La critique de Nozick s'entend comme le refus, même pour
des motifs moraux, de justifier le sacrifice de certaines personnes au profit
d'autres. Bien plus, faire travailler les plus favorisés au
bénéfice des moins favorisés conduit à
considérer les premiers comme des instruments. C'est ce que nous
pourrons ici nommer, l'utilitarisme de John Rawls, puisqu'en fin de
compte, il reproche aux théories utilitaristes leur dimension
sacrificielle, qui permet de sacrifier quelques personnes pour le plaisir du
plus grand nombre alors qu'il le valide au sujet des favorisés pour le
bien des défavorisés.
Poursuivant, Nozick pose la question suivante à Rawls:
« Comment pouvez-vous à la fois adopter cette stratégie
d'argumentation en faveur de vos principes de justice distributive et
présenter votre théorie comme donnant la priorité au
respect de la personne et de la liberté individuelle ?
»134? Le système rawlsien des principes de la
justice affaiblit les dimensions d'autonomie et de responsabilité
à l'égard des actes des êtres humains. De ce point de vue,
souligne Nozick que, les deux principes de justice de Rawls sont
incohérents, car : « aucun acte de compensation morale ne peut
avoir lieu entre nous ; une de nos vies ne peut peser d'un poids moindre que
d'autres de manière à conduire à un bien social plus
grand. Il n'y a pas de sacrifice justifié de certains d'entre nous au
profit d'autres »135. Ainsi, Rawls, dans sa proposition,
reprend plusieurs idées qu'il reproche aux utilitaristes : utilisation
des talents individuels pour le bien des plus défavorisés,
aliénation de leur liberté, considération des talents
comme dotation collective.
C'est dire que, la question des dons et des talents est une
affaire personnelle. Puisque personne ne saurait dire comment il possède
tel talent ou tel autre. Dès lors, le seul système acceptable
reste celui qui consiste à accepter le fait que les individus
méritent leurs atouts naturels.
133 Robert Nozick, op.cit., p. 265.
134 John Rawls, Théorie de la justice, pp.
3-4.
135 Véronique Munoz Darde, La Justice sociale, Le
libéralisme égalitaire de John Rawls, Paris, Fernand Nathan,
coll. philosophie, 2000, p. 103.
58
Dans une société de compétition, le
discours de Rawls pourrait être considéré comme un appel
à la paresse. Car, en obligeant les individus à soutenir les
autres, Rawls valide par-là, l'assistanat et ne permet pas
l'émulation. En favorisant ainsi, les moins avantagés, ceux qui
travaillent et atteignent les positions sociales au biais du travail, se
sentiront moins motivés, parce que leurs efforts ne sont pas reconnus et
leurs chances de jouir de leurs biens sont amenuisés au nom de la
solidarité.
Ce qui fait problème à ce niveau, c'est le
sentiment de contrainte et d'obligation qui animeraient les personnes
appelés à aider les autres. S'il est de coutume que, la
manière de donner, vaut mieux que ce qu'on donne, comment garantir que
la charité qui est faite, sous contrainte, rendrait des services aux
nécessiteux. Il est donc nécessaire de laisser les individus agir
comme ils le pensent.
2.2. : LE DEUXIEME ANGLE DE LA CRITIQUE DE LA JUSTE
EGALITE DES
CHANCES
Dans ce deuxième versant de la critique de la juste
égalité des chances, nous allons nous intéresser à
deux aspects : le premier aspect consiste à obliger des individus d'un
groupe à donner leur temps à un autre groupe. Le deuxième
aspect demande à ceux qui travaillent de se priver des dépenses
prévues pour leur détente afin de le donner aux
nécessiteux.
La solidarité dans le premier aspect apparait comme un
acte injuste, parce que prendre les gains d'une personne donnée pour les
transférer à une autre personne, est une forme d'injustice. C'est
ce que l'on observe dans les entreprises où certains travailleurs
doivent travailler pour d'autres. Par exemple, prendre le salaire des heures
d'une personne équivaut à prendre les heures de cette personne.
Il n'y a pas, de ce fait d'autres comparaisons de ce genre de travail où
l'on travaille pour les autres, que la comparaison des « travaux
forcés »136. C'est pourquoi, il est injuste de
prendre sur les heures des personnes qui donnent de leur temps pour travailler
et de donner cela à ceux qui sont dans le besoin. Il y a des personnes
qui, bien que leur quota d'heures soit établi, travaillent pendant des
heures supplémentaires pour pouvoir financer des bonnes vacances ou un
bon souvenir. Pour Rawls, faire des heures supplémentaires pour se payer
des vacances ne serait pas bien, lorsque, à côté des gens
qui meurent de faim.
136 Ibid., p. 211.
59
Il est donc difficile d'envisager cette solidarité
lorsqu'il faut pénaliser des personnes pouvant satisfaire leur plaisir,
afin de prendre en compte la misère des personnes les moins
favorisées. Or, le plaisir est un aspect dans la réussite du
travail. La détente permet en effet au travailleur de jouir de son
travail et de ne pas sentir le poids de celui-ci. En effet, lorsque le
travailleur est absent de son travail, les résultats escomptés
sont mitigés. Car, ce n'est plus l'individu qui compte, mais le travail
qu'il fait. C'est pourquoi, les défenseurs du jeu dans le travail
pensent que, un travail sans épanouissement du travailleur,
l'aliène et ne produit pas des résultats.
Et puis, quelle conscience peut avoir le travailleur,
lorsqu'il sent que les efforts qu'il fournit sont destinés aux autres ?
On peut aujourd'hui observer avec regret, le nombre de demandeurs d'emploi dans
les pays organisés, qui refusent les offres d'emploi qui leur sont
faites, pour se contenter du revenu minimal que l'Etat leur offre. En effet, la
liberté s'acquiert par le travail. Et c'est par le travail que
l'humanité de l'homme se définit. C'est pourquoi Marx
relève : « l'homme est doué de forces naturelles, de
forces biologiques ; ces forces existent en lui sous forme de dispositions,
d'aptitudes, de penchants »137. Si tel est donc le cas, il
devient dangereux de laisser des personnes dans l'assistanat, car, c'est leur
humanité qui s'avilit. A travers le travail, les hommes communiquent
entre eux. Le travail permet la rencontre des individus. Cette rencontre est
d'autant plus plausible que, les hommes sont sans cesse mus par des
intérêts.
« Ainsi, précise Marx, apparait de prime abord
un rapport matérialiste des hommes entre eux, rapport conditionné
par les besoins et le mode de production et qui est aussi vieux que les hommes
eux-mêmes, rapport qui donne lieu à des formes sans cesse
nouvelles, et, par conséquent à une histoire, sans qu'il soit
besoin qu'un mystère quelconque, politique ou religieux, vienne encore
relier les hommes entre eux d'autre façon. »138
Si le travail permet de relier les hommes, l'assistanat
devient un danger. Or, Rawls valide l'aide aux défavorisés qui,
à la fin, s'achève par une forme d'assistanat et par un
contentement de la situation précaire. On comprend dès lors, les
dangers de la pensée solidariste de Rawls : en voulant satisfaire les
défavorisés, il oublie que le travailleur doit être le
premier à sentir le travail, moins pesant et moins contraignant. Et,
cela n'est possible que par le plaisir.
137 Karl Marx, Manuscrits de 1844, trad. Bohigelli,
Paris, éd. Sociales, 1972, p. 136
138 Marx/Engels, L'idéologie Allemande, trad.
Bohigelli, Paris, éd. Sociales, 1976, p. 164
60
Un individu qui sait qu'à la fin du mois, il aura de
l'argent, n'a plus besoin de chercher du travail. C'est dire que la
solidarité n'est pas mauvaise, mais, si elle risque d'entrainer d'autres
conflits (chômeur se contentant de son aide mensuelle, travailleur sans
épanouissement dans son travail), il y a des chances que cette
solidarité ne soit qu'un leurre.
Parvenus à la fin de ce chapitre, nous avons
montré que le « voile d'ignorance » ne garantit pas la
sincérité des partenaires, une fois rentrés dans la vie
civile. Les individus sont mus par de nombreux intérêts au point
où les accords passés sont souvent violés. Bien plus, ces
mêmes individus perdent leur liberté lorsque, du groupe ou de
l'Etat, ils sont contraints de participer à l'effort de
solidarité communautaire. Ainsi, dans le groupe, chaque membre traite
les autres comme un objet. Par conséquent, au lieu d'une
société régie par les lois spécifiques et rigides,
il en résulte plutôt un groupe d'individus qui s'emploient
à renforcer leur volonté de puissance et de jouissance.
La liberté qui a été mise à rude
épreuve à travers la solidarité rawlsienne va être
examinée dans le chapitre suivant pour voir si elle peut tout
revendiquer sans tenir compte de l'environnement dans lequel, elle doit
s'exercer.
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