II.1. 2: LA SIGNIFICATION DU PRINCIPE D'EGALE LIBERTE
La position originelle nous a présenté des
individus, recouverts du « voile d'ignorance », et n'ayant aucune
idée des positions sociales les uns des autres, puisqu'ils ignorent
jusqu'à leur propre situation. La seule chose qu'ils connaissent, c'est
la liste des biens premiers qu'ils possèdent et que Rawls définit
comme « des conditions sociales et des instruments polyvalents
variés qui sont généralement nécessaires pour
permettre aux citoyens de développer et d'exercer pleinement leurs deux
facultés morales77 de façon adéquate, et de
chercher à réaliser leur conception déterminée du
bien »78. Ce qui veut dire que chaque personne a besoin des
biens premiers en ce sens qu'ils sont nécessaires dans la structure de
base de la société. Ces biens sont à penser dans le
contexte d'une conception politique de la justice qui considère les
personnes comme des « citoyens et des membres pleinement coopérants
de la société, et non pas simplement vus indépendamment de
toute conception normative »79.
Deux idées découlent de cette citation au sujet
de la liberté. D'abord il faut noter que cette liberté, dans le
contexte de Rawls, ne consiste pas à nuire à autrui, mais
plutôt à le
De cette façon, les instances telles les cours de
justice, les ministères et les administrations, créées au
départ pour défendre les intérêts des citoyens,
deviennent, sans doute sans le vouloir, des obstacles à la
démocratie. Cela prouve, disent les communautariens, que la
démocratie, en tentant de résoudre les conflits au départ
d'un centre et surtout au départ d'un système de droit fortement
charpenté, butte sur ses propres limites et provoque une crise
d'identification entre le citoyen et l'État.
76 Ottabah Cugoano, Réflexions sur la
traite et l'esclavage des nègres, éd. La Découverte,
Paris, 2009, p. 41
77 Rawls fait allusion aux deux facultés
morales signalées plus haut : le sens de la justice et la
capacité du bien.
78 John Rawls, La justice comme
équité, p. 88.
79 Ibid., 89.
32
considérer comme un autre soi-même80.
Ensuite, cette idée de liberté rejoint ce que dit l'adage :
« Ma liberté s'arrête là où commence celle
des autres ». Ce qui voudrait dire que, dans l'exercice de sa
liberté, l'individu doit savoir que tous les autres membres qui
partagent la vie sociale avec lui doivent jouir des mêmes droits que lui.
C'est pourquoi, en présence des autres, c'est-à-dire de la
société, il doit toujours savoir ses limites.
De plus, Rawls insiste sur le fait que les libertés
forment un ensemble de droits compatibles 81 entre eux. Ce qui
voudrait dire que les libertés et les droits forment un système
uni et qu'aucun droit ni aucune liberté ne peut prétendre
être au-dessus des autres libertés ou droits. Chaque être
humain doit disposer de la même liberté que les autres. C'est
pourquoi, introduisant l'idée des libertés de base, il les
définit comme des libertés fondamentales que possède tout
être humain et qui en aucun cas ne peuvent dépendre d'une
réalité autre que la liberté, car elles ne peuvent
être limitées qu'au nom de celle-ci. Dans Libéralisme
politique, Rawls pose la question fondamentale qui détermine ce
qu'il entend par libertés de base : « Quelles sont les
libertés qui constituent des conditions sociales essentielles permettant
le développement adéquat et le plein exercice des deux
facultés de la personnalité morale au cours d'une vie
complète ? ». On pourrait dire à la suite de cette
interrogation que les libertés de base, ce sont des libertés
liées à des individus au point qu'elles ne peuvent être
violées ni par les autres, ni par l'État. Pour ces raisons, Rawls
s'emploie, au début de la deuxième partie de La Justice comme
équité, à dresser la liste des libertés de
base en s'appuyant sur les dimensions historique et analytique.
S'appuyant sur ces deux aspects, Rawls voudrait montrer
qu'aucune conception de la liberté n'a été inventée
par lui et qu'il se fonde sur la tradition historique (philosophes et
politique, constitutions et déclarations universelles des droits
humains) pour préciser sa conception de la liberté. Ensuite il
voudrait montrer que toute société dans son organisation devrait
prendre en compte la notion de liberté en tant qu'elle constitue un
ensemble de libertés susceptibles de participer à l'organisation
de la structure de base de la société. Puis de faire comprendre
que les libertés doivent aboutir au « respect de soi », car
les deux capacités morales dont il est question ici sont le sens de la
justice et la conception du bien82.
80 Ottabah Cugoano dit : « Ecoutons les vrais
préceptes de la raison et nous apprendrons qu'aucun homme ne peut
légitimement priver son semblable de la liberté. », in
Réflexions sur la traite et l'esclavage des nègres,
éd. La Découverte, Paris, 2009, p. 49.
81 John Rawls, Libéralisme politique,
p. 349.
82 Dans La justice comme
équité, John Rawls souligne que les personnes libres et
égales sont les personnes engagées dans la coopération
sociale tout au long de leur existence. Ces personnes possèdent les
« deux facultés morales » qu'il décrit de la
manière suivante : la capacité d'un sens de la justice :
comprendre, appliquer, et agir selon (et non seulement en conformité
avec) les principes de la justice politiques qui spécifient les
termes
33
Finalement, un individu ayant ces deux capacités ne
peut en aucun cas sacrifier le respect de soi pour un intérêt
économique ou social quelconque, car, il est prédisposé,
grâce à ses facultés, à s'engager dans la
coopération sociale bénéfique pour lui et pour les autres
membres de la structure de base de la société.
Ce principe d'égale liberté est celui qui
concerne les aspects du système social chargé de définir
les libertés fondamentales telles qu'elles doivent se donner libre cours
dans la structure de base. Pour bien définir ces libertés de
base, Rawls part de la position originelle, où les personnes ignorent
leur situation personnelle et sociale dans la société : «
Nous partons d'une situation de non-information, et nous n'introduisons que
des informations nécessaires pour que l'accord soit rationnel, mais
suffisamment indépendant des circonstances historiques, naturelles et
sociales »83. Néanmoins, bien au-delà de
leur particularité, les personnes ont une idée de ce qui est
utile et nécessaire pour l'accomplissement de leur vie en
société. Les normes devant régir la structure de base
commencent par énoncer un premier principe susceptible de garantir leurs
libertés civiles.
Pour justifier ce choix, Rawls relève que leur statut
spécial de libertés de base leur confère une
priorité, et c'est ce qui fait que, parmi les libertés de base,
on ne retrouve que les libertés fondamentales. Les autres
libertés non contenues dans les libertés de base sont prises en
compte, une fois les principes de la justice satisfaits.
»84.
Ce qui ressort de cette analyse, c'est que, Rawls lie
intimement le deuxième principe au premier qui est la condition
même de sa réalisation. Le second principe ne découle pas
de la violation de la liberté humaine. Il est un droit fondamental qui
oblige à la structure de base de la société de
répartir équitablement les ressources. Ce qu'il faut retenir ici,
c'est que « dans l'analyse qui dissocie la garantie des droits
auxquels la liberté donne lieu et la valeur de la liberté, ma
liberté est bien la même que pour les autres membres de la
société (elle m'est garantie comme aux autres)
Ce qui donne des charges à l'Etat : Pour Rawls,
l'État a des obligations envers chaque individu. Mais c'est la
coopération sociale qui est responsable de l'application des principes
de la structure de base, principes résultant du choix et de la
participation de tous. C'est la structure de base qui donne à la
liberté son sens réel, la démarquant ainsi d'une
liberté formelle se trouvant dans des textes. La structure de base est
le lieu de l'exercice de la liberté.
équitables de la coopération sociale » ;
la capacité d'une conception du bien : avoir, réviser et
chercher à réaliser rationnellement une conception du bien.
», La justice comme équité, p. 39.
83 Idem., Justice et
démocratie, p. 54.
84 Véronique Munoz Darde, La justice
sociale, p. 26.
34
Aucune liberté n'est au-dessus des libertés
fondamentales, elles sont toutes égales. Aucun individu n'a plus de
liberté que d'autres. La liberté ne peut être
sacrifiée à un avantage en revenus, richesse ou autorité.
Il est en outre important de ne pas perdre de vue que les libertés
fondamentales font partie des biens premiers. Dans cet ordre d'idées, ce
principe voudrait simplement signifier que la liberté de chaque individu
est fondamentale dans le choix de son avenir et des valeurs qui lui
conviennent, tout en sachant qu'il y a une valeur universelle de
l'intégrité des personnes qui existe et dont il faut toujours
tenir compte. Ceci implique que, dans l'idée des libertés
fondamentales de base, il n'est pas possible d'exclure l'idée de respect
de soi qui fait également partie des biens premiers, car le respect de
soi comporte le sens qu'un individu a de sa propre valeur, la conviction
profonde qu'il a que sa conception du bien, son projet de vie valent la peine
d'être réalisés. Ensuite, le respect de soi-même
implique la confiance en sa propre capacité à réaliser ses
intentions, dans la limite de ses moyens. Quand nous avons le sentiment que nos
projets ont peu de valeur, nous ne pouvons plus les continuer avec plaisir ni
être satisfaits de leur exécution. Tourmentés par le
sentiment de l'échec et traversés de doutes à
l'égard de nous-mêmes, nous abandonnons nos
entreprises85.
L'idée de respect de soi (self respect, self
esteem) a été introduite ici pour souligner le
caractère incontournable de la liberté qui est comme le levier de
la mise en pratique du respect de soi, parce qu'elle transcende les classes
d'origines et toute autre forme de discrimination. Mais Rawls précise
dans La justice comme équité que ce bien n'est pas une
attitude, mais fait partie des biens premiers sociaux qui aident les citoyens,
membres de la structure de base, à prendre en compte leur dimension de
personne, pouvant réaliser ses fins en société et d'y
développer ses dons naturels. Mais tout cela n'est réalisable que
lorsque, en amont, chaque citoyen possède une liberté suffisante
pour être maître de lui-même et de ses projets, car c'est
quand ses projets sont reconnus, valorisés et acceptés par
autrui, et que la structure de base la rend réalisable, que le respect
de soi est possible. De plus, il est important de ne pas oublier qu'une
liberté solitaire n'est pas valable, c'est pourquoi Rawls parle de
libertés de base au sens où elles forment un ensemble de droits
et libertés les plus importantes à respecter ou même
à répartir.
Dans l'esprit de Rawls, lorsque les partenaires sont en
position originelle pour le choix des principes, ils sont amenés
à choisir en premier le principe d'égale liberté. C'est
pourquoi, en fonction de ce premier choix, la priorité lexicale ici
voudrait aussi dire que le deuxième principe de la justice ne peut
être pris en compte que lorsque le premier est complètement
85 John Rawls, Théorie de la justice,
pp. 479-480.
35
satisfait. C'est ce que voudrait dire, « cette
priorité accordée à la liberté garantit donc
qu'elle ne doit jamais être mise en balance avec les autres biens
premiers »86.
Mais Rawls établit cependant une distinction entre la
liberté et la valeur de la liberté : « la liberté
et la valeur de liberté sont distinguées de la façon
suivante : la liberté est représentée par le
système complet des libertés incluses dans
l'égalité des citoyens, tandis que la valeur des libertés
pour les personnes et les groupes, dépend de leur capacité
à favoriser leurs fins dans le cadre défini par le
système. La liberté en tant qu'égale pour tous est la
même pour tous ; et il n'est pas question de donner une compensation pour
une liberté moindre. Mais la valeur de liberté n'est pas la
même pour tous. Certains ont plus d'autorité et de fortune et donc
des moyens plus importants pour mener à bien leurs objectifs
»87.
Une telle affirmation nous pousse à cette question :
pourquoi certaines personnes ont une liberté de moindre valeur que les
autres ? Rawls donne cette réponse : « La valeur moindre de la
liberté est, cependant, compensée ; en effet la capacité
des moins avantagés à mener à bien leurs objectifs serait
encore diminuée s'ils n'acceptaient pas les inégalités
existantes chaque fois que le principe de différence est
respecté. Mais il ne faut pas confondre compenser la valeur moindre de
la liberté et réparer une inégalité de
liberté. En prenant en compte les deux principes à la fois, la
structure de base doit être organisée de manière à
maximiser, pour les plus désavantagés, la valeur du
système complet des libertés égales pour tous. Telle est
la définition du but de la justice sociale. »88
De cette citation, on retient que, pour Rawls, il n'y a pas de
compensation à une inégalité de liberté. Mais, il
peut y avoir compensation à une inégalité de valeur de
liberté ; et cette compensation consiste dans la conviction rationnelle
qu'aucune autre organisation sociale ne favoriserait davantage la
capacité des moins favorisés à réaliser leur
idée du bien.
Après avoir analysé le premier principe de
justice qui est celui d'égale liberté, John Rawls passe au second
principe qui est un principe bidimensionnel, au sens où son premier
volet concerne l'égalité équitable des chances, tandis que
le second, appelé principe de différence s'intéresse
à la question des inégalités. C'est dans l'analyse du
second principe que nous comprendrons au mieux les règles de la
répartition des richesses ou des revenus et les conditions
d'accès aux fonctions d'autorité et de responsabilité.
86 Véronique Munoz Darde, La justice
sociale, p. 86.
87 John Rawls, Théorie de
la justice, p.240.
88 Idem.
36
2 : LE PRINCIPE DE DIFFERENCE
Après avoir dégagé le premier principe
d'égale liberté, il faut maintenant examiner le deuxième
principe de la justice, reformulé par Rawls de la sorte : « les
inégalités sociales et économiques doivent être
organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l'on
puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à
l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des
positions et à des fonctions ouvertes à tous. »89
Relativement au principe de différence, celui-ci met
l'accent sur l'intérêt des plus désavantagés :
« Le second, lui, pose que des inégalités
socio-économiques, prenons par exemple des inégalités de
richesse et d'autorité, sont justes si et seulement si elles produisent,
en compensation, des avantages pour chacun, et en particulier pour les membres
les plus désavantagés de la société »
Plus loin, il ajoute : « il n'y a pas d'injustice dans le fait qu'un
petit nombre obtienne des avantages supérieurs à la moyenne,
à condition que soit par là-même améliorée la
situation des moins favorisés.»90
A la page 341 de Théorie de la justice, cette
orientation est plus nette : « Les inégalités
économiques et sociales doivent être telles qu'elles soient : a)
au plus grand bénéfice des plus désavantagés, dans
la limite d'un juste principe d'épargne, et b) attachés à
des fonctions et à des positions ouvertes à tous,
conformément au principe de la juste égalité des
chances. »
Cette formulation rejoint celle de Justice et
démocratie, à la page 156 : « Les
inégalités sociales et économiques doivent procurer le
plus grand bénéfice aux membres les plus
désavantagés de la société. »
Dans La justice comme équité, Rawls
souligne: « Les inégalités économiques et
sociales doivent remplir deux conditions : elles doivent d'abord être
attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous
dans des conditions d'égalité équitable des chances ;
ensuite, elles doivent procurer le plus grand bénéfice aux
membres les plus défavorisés de la société
(principe de différence) »91.
L'équité dont il est question ici désigne
la situation des partenaires choisissant, dans la position originelle, les
principes de justice, régissant la structure de base du
système
89 John Rawls, Théorie de la justice,
p.91.
90 Idem, p. 41.
91 John Rawls, La justice comme équité,
pp. 69-70.
37
coopératif qu'ils vont former. Cette position
originelle est une « position initiale d'égalité
»92 « Il semble raisonnable de penser que, dans la position
originelle, les partenaires sont égaux »93 Et
« comme tous ont une situation comparable et qu'aucun ne peut proposer
des principes favorisant sa condition particulière, les principes de
justice sont le résultat d'un accord ou d'une négociation
équitable »94
On comprend ainsi, ce qui distingue égalité et
équité. L'égalité qualifie la situation des
partenaires. L'équité qualifie la procédure de
délibération qui conduit au choix des principes de justice, et la
justice désigne le contenu des principes choisis. La justice comme
équité signifie qu'il n'y a pas de justice, si ce n'est à
partir d'un accord équitable, en situation d'égalité, sur
les principes de justice. La justice dans la situation de
délibération, c'est-à-dire, l'équité, est
censée se transférer au résultat de la
délibération. C'est parce qu'il y a une procédure de
délibération que les principes organisant la structure de base
sont des principes de justice.
Pour comprendre l'idée générale de ces
principes, cette partie s'attachera à étudier tour à tour
le principe de l'égalité équitable des chances et le
principe de différence.
2. 1. : LE PRINCIPE D'EGALITE EQUITABLE DES
CHANCES
Faut-il laisser les démunis, les
défavorisés, les minorités à leur sort parce qu'ils
n'ont ni mérite et ne méritent pas d'être pris en
considération ? La justice doit-elle s'appuyer toujours sur le droit ou
la loi pour répartir ?
En effet, face à la persistance des
inégalités sociales, il faut agir pour réduire la fracture
sociale. Et, c'est en cela que l'égalité des chances est
admise.
Ce qui est en question, c'est l'égalité :
l'égalité des ressources disponibles pour les agents ;
l'égalité de leur bien-être ou leurs « utilités
» ; l'égalité de leurs chances ou des résultats
auxquels ils parviennent.
Les chances désignent, en effet, tout ce qu'un individu
reçoit en matière de ressources matérielles.
92 John Rawls, Théorie de la justice,
p.37.
93 John Rawls, idem, p.46.
94 John Rawls, Théorie de la justice, p.38.
38
Chez Rawls, les chances renvoient à l'accès
à la formation et à l'emploi avec des talents donnés.
Dès lors, l'égalité des chances «
signifie une chance égale de laisser en arrière les plus
défavorisés dans la quête personnelle de l'influence et de
la position sociale. »95
Elle est une exigence qui veut que le statut social de chaque
individu d'une génération actuelle ne dépende en rien du
statut des générations précédentes ; en un mot,
elle exclut le fait des contingences sociales, économiques, religieuses
et même ethniques dans la société.
Chez Dworkin96, les chances consistent en un
ensemble de « ressources » personnelles et impersonnelles, dont
chaque individu est bénéficiaire. Chez ce même auteur, il
faut faire la différence entre l'égalité des chances
(ressources) et égalité des résultats. Ce dont on doit
tenir compte, c'est l'égalité des ressources, des dotations
initiales et laisser l'égalité des résultats aux choix
individuels. Rawls s'intéresse alors à l'égalité
des ressources. Si les ressources et les richesses sont mal distribuées,
il y a risque que les résultats attendus ne soient pas escomptés.
Rawls ne dit pas que l'égalité des résultats est au
même titre que l'égalité des ressources. Puisque
l'égalité des résultats est la marque de la vie
déjà en société, elle y dépend de tout un
chacun. Mais, au préalable, il faut assurer l'égalité des
ressources. Ce sont les choix rationnels qu'on se fait avant notre
entrée en société qui déterminent le reste, et non
pas, les choix que nous faisons une fois entrés en association.
La notion d'égalité des chances, apparaît
aux yeux des populations, des politiques ou bien des penseurs en philosophie,
comme l'option la plus juste pour supprimer les inégalités dans
la société. Cette considération vient simplement du fait
que, en apparence, l'égalité des chances semble garantir «
que le sort des individus est déterminé par leurs choix
plutôt que par leurs circonstances »97 L'idée
générale de l'égalité des chances tient au fait
qu'on ne peut la séparer du mérite, car l'échec ou la
réussite de celui qui vit dans une société prônant
l'égalité des chances, dépendra davantage de ses
compétences que des contingences le caractérisant, comme la race,
le milieu d'origine et le sexe. La réussite y est
considérée comme un gain, non pas comme quelque chose qui est
donné au départ, si bien que les grandes inégalités
sont très remarquables, parce que finalement le mérite est mis en
avant.
95 John Rawls, Théorie de la justice,
p. 137
96 Il faut citer deux articles de Dworkin de 1981,
« What is Equality ? Part 1 : Equality of welfare ; Part 2 : Equality of
Resources », Philosophy and Public Affairs, 10, 185-246 et « What is
Equality ? Part 2 : Equality of Resources » Philosophy and Public Affairs,
10, 283-345. Dworkin fait la différence entre l' «
égalité des ressources » et l' « égalité
des chances », telle qu'elle est habituellement entendue dans ce qu'il
nomme la starting gate theory. Pour celle-ci, il ne faut égaliser que
les ressources externes, alors que pour Dworkin, il faut égaliser
doublement les ressources externes et les ressources internes,
c'est-à-dire les talents.
97 Will Kymlicka, Les théories de la
justice, p. 67.
39
Mais, cette notion d'égalité des chances nourrit
une polémique qui lui vaut beaucoup d'interprétations. Si, pour
certains, l'égalité des chances est une question à
régler au niveau de l'accès à l'éducation et au
travail pour tous, pour d'autres, il est nécessaire de mettre en place
des programmes de discrimination positive98 (affirmative
action), au niveau économique et social, et ce, à la faveur,
des groupes culturels les plus désavantagés, afin de leur
permettre d'atteindre le niveau d'autres groupes avantagés.
C'est la thèse défendue par John Rawls.
L'égalité des chances en termes d'égalité
équitable des chances est judicieuse dans un contexte de
coopération sociale, car les principes de la justice ne peuvent pas
êtres conçus en dehors des dispositifs institutionnels.
La juste égalité des chances apparait alors
comme un système de coopération sociale assis sur les deux
principes de la justice et, à travers lesquels, les institutions doivent
permettre aux plus défavorisés de tendre vers un
mieux-être. Elle est aussi une notion de politique publique qui
s'applique à plusieurs domaines dans la société, en ce
qu'elle prône les chances d'accès pour tous, à toutes les
positions sociales. Cette notion vaste implique également la lutte
contre toute forme de discrimination, à l'échelle de la
société.
En effet « il n'existe pas de critère d'une
attente légitime ou d'un titre en dehors des règles publiques qui
spécifient le système de coopération
»99. C'est donc la dimension publique qui confère
aux principes de justice leur validité en tant que principes de la
justice comme équité. Par conséquent « toutes
revendications naissent au sein du contexte d'un système de
coopération équitable »100, c'est pourquoi,
en dehors de la structure de base, il n'est pas possible de parler de
mérite, des attentes légitimes ou des titres.
Rawls souligne qu'il n'est pas contre l'idée de
mérite: « affirmer que la justice comme équité
rejette le concept de mérite moral est inexact
»101, car elle intègre certains de ses aspects. En
réalité l'égalité des chances se contente de parler
d'égalité, sans pourtant se poser la question s'il existe dans
les sociétés, des sources d'égalités, non
méritées. Personne, selon Rawls ne mérite une
inégalité, c'est pourquoi, ce serait injuste que de marquer
l'existence d'une personne de cette inégalité. En terme
d'inégalité, Rawls prend en compte toute forme
98 Discrimination positive: principe qui consiste
à instituer les inégalités pour promouvoir
l'égalité. Principe américain à comprendre dans
deux sens : d'abord comme instrument de lutte contre les pratiques sexistes et
racistes ; ensuite comme correction des inégalités
sociaux-économiques. C'est ce deuxième aspect qui concerne notre
étude.
99 John Rawls, La justice comme
équité, p. 107.
100 Ibid., p. 107.
101 Ibid., p. 107.
40
d'inégalité, que ce soient les
inégalités que l'on pourrait qualifier de naturelles,
c'est-à-dire les handicaps (physique ou mental) ou encore les
inégalités culturelles ou raciales.
Ainsi, récuser l'idée du mérite, dans le
contexte de la justice sociale signifie, pour Rawls, « non seulement
cesser de considérer comme justifiés les avantages
supérieurs de ceux qui sont plus talentueux, mais également
considérer la position du plus défavorisé, non pas comme
une égalité résultant de ses seules décisions, mais
comme une responsabilité collective »102. Rawls
engage donc la responsabilité collective pour le bien des plus
défavorisés et repousse l'idée qui veut que depuis des
générations, ce soit toujours les mêmes qui aient
accès aux avantages sociaux. Personne ne choisit de venir au monde dans
telle classe sociale ou dans telle autre. Aussi, est-il important de tenir
compte de la dimension sociale de la justice pour que tous aient la chance
équitable d'accéder aux mêmes positions dans la
société. Selon Rawls, « les inégalités
existantes doivent contribuer à améliorer le sort des gens les
plus défavorisés de la société
»103.
Critiquant la méritocratie, Rawls relève qu'elle
est un « type d'ordre social (qui) obéit au principe qui ouvre
les carrières aux talents et utilise l'égalité des chances
comme un moyen de libérer les énergies dans la poursuite de la
prospérité économique et de la domination politique. Il y
règne une disparité marquée entre les classes
supérieures et inférieures, à la fois dans les moyens
d'existence et dans les droits et les privilèges de l'autorité
institutionnelle. La culture des couches les plus pauvres est appauvrie tandis
que celle de l'élite gouvernementale et technocratique est solidement
basée sur le dévouement aux objectifs nationaux de puissance et
de richesse...Ainsi, la méritocratie est un danger...Il s'ensuit qu'il
faut chercher à donner aux plus défavorisés l'assurance de
leur propre valeur et que ceci limite les formes de hiérarchie et les
degrés d'inégalité que la justice autorise.
»104
En somme, pour Rawls, les inégalités ne peuvent
pas se justifier par le mérite. C'est pourquoi nul ne doit s'arroger le
droit d'occuper telle ou telle autre position dans la société, en
vertu de ses qualités propres. Par conséquent, Rawls pense qu'au
sein de la structure de bases, les citoyens doivent avoir les mêmes
chances d'accès et les mêmes chances de succès
égales, peu importe leur situation de départ dans la
société. Par exemple, les enfants des favorisés, comme les
enfants des moins favorisés devraient tous avoir les mêmes chances
dans la société. Les classes sociales ne devraient, en principe,
avoir aucune influence dans l'organisation de la société. En
parlant de ce qui peut réduire l'influence des origines, Rawls
102 Catherine Audard, Qu'est-ce que le
libéralisme, pp. 448-449.
103 John Rawls, La justice comme équité,
p. 97.
104 John Rawls, Théorie de la justice, p. 137
mentionne « la prévention d'une accumulation
excessive de la propriété et de la richesse chez certains, et la
garantie de chances d'éducation égales pour tous
»105.
Donc, « puisque les inégalités de
naissance et de dons sont immérités, il faut en quelque
façon y apporter des compensations. Ainsi..,pour traiter toutes les
personnes de manière égale, pour offrir une véritable
égalité des chances, la société doit consacrer plus
d'attention aux plus démunis quant à leurs dons naturels et aux
plus défavorisés socialement par la naissance. L'idée est
de corriger l'influence des contingences dans le sens de plus
d'égalité..,on pourrait consacrer plus de ressources à
l'éducation des moins intelligents qu'à celle des plus
intelligents, du moins pendant un certain temps, par exemple les
premières années d'école. »106
Critiquant l'égalité des chances qui s'appuie
sur le droit, tout en risquant de ne pas tenir compte des
défavorisés, Aristote fait cette remarque :
... L'équitable, tout en étant
supérieur à une certaine justice, est lui-même juste et ce
n'est pas comme appartenant à un genre différent qu'il est
supérieur au juste. Il y a donc bien identité du juste et de
l'équitable et tous deux sont bons, bien que l'équitable soit le
meilleur des deux..,L'équitable est un correctif de la justice
légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de
général et qu'il y a des cas d'espèces pour lesquels il
n'est pas possible de poser un énoncé général qui
s'y applique avec rectitude. Telle est la nature de l'équitable : c'est
d'être un correctif de la loi où la loi a manqué de statuer
à cause de sa généralité..,c'est qu'il y a des cas
d'espèce pour lesquels, il est impossible de poser une loi..,Le
décret est adapté aux faits. »107
Cette assertion d'Aristote qui valide la juste
égalité des chances, ouvre la porte à l'examen de la
répartition des biens.
41
105 Emmanuel Picavet, Théorie de la justice,
première partie. John Rawls, coll. philo-textes, Paris, Ellipses,
2001, p. 53.
106 John Rawls, Théorie de la justice, p. 131
107 Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre V, Chap.
XIV, Vrin, 1990, p. 266-267.
42
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