1.2. LA CONCEPTION CONSEQUENTIALISTE DE LA JUSTICE
Le conséquentialisme est redevable à
Gensler18. Dans l'acception du philosophe américain, le
conséquentialisme s'entend comme le fait d'accomplir l'action qui
entraîne les conséquences les plus favorables. Dans le
conséquentialisme, il faut accomplir les actions qui maximisent les
bonnes conséquences, en l'absence de toute action ayant une importance
en soi.
Gensler distingue quatre formes de conséquentialisme :
- L'égoïsme qui consiste à accomplir les
actions qui entrainent les meilleures conséquences uniquement pour
soi-même.
- L'utilitarisme qui renvoi à l'accomplissement des
actions qui entrainent les meilleures conséquences pour toutes les
personnes.
- L'hédonisme tendant à évaluer les
conséquences en fonction du plaisir ou de la souffrance seulement.
- Le pluralisme qui vise à évaluer les
conséquences en fonction d'une variété de bienfaits.
Des quatre formes de conséquentialisme, le travail de
ce mémoire s'attachera à relever les implications de
l'utilitarisme, objet de la critique de John Rawls. Au sujet de la doctrine
utilitariste, Rawls laisse entendre : « En particulier, je ne pense
pas que l'utilitarisme puisse fournir une analyse satisfaisante des droits et
des libertés de base des citoyens en tant que personnes libres et
égales, ce qui est pourtant une exigence absolument prioritaire d'une
analyse des institutions démocratiques »19.
Avant d'approfondir la critique rawlsienne au sujet de
l'utilitarisme, il serait judicieux d'en expliciter le contenu. En effet,
l'utilitarisme est le courant de pensée en vogue aux Etats-Unis au
moment où Rawls exerce sa pensée. Il a été
préfiguré par Hume (1739), fondé par Bentham (1789),
baptisé et popularisé par Mill (1861) et
systématisé par Sidgwick (1874) dans son livre The Methods of
Ethics (Londres, 1907).
Bentham, reprenant à son compte dans Introduction
aux principes de morale et de législation de 1790, les acquis
contenus dans le « principe d'utilité » (The
principle of utility)
18 Harry J. Gensler, Questions
d'éthique, Une approche raisonnée de quelques
perspectives contemporaines, Chenelière/McGraw-Hill,
Montréal/Toronto, 2002, trad. Marie-Claude Désorcy, p. 183
19 John Rawls, op.cit., p. 10
11
de Hume et De l'esprit d'Helvétius, adoptera
finalement cette formule : par utilitarisme, on entend « le plus grand
bonheur pour le plus grand nombre »20 (The greatest
happiness of the greatest number).
Les principes qui commandent l'utilitarisme sont donc ceux qui
tendent à obtenir les meilleures conséquences. Chez les
utilitaristes, la justice devient une grandeur économique. Gensler,
rappelant John Stuart Mill dans son livre L'utilitarisme de 1861,
relève que: « L'éthique de l'utilité est tout
entière comprise dans la règle d'or de Jésus de Nazareth.
Faire comme nous voulons qu'il nous soit fait et aimer notre prochain comme
nous-mêmes, telle est la moralité utilitariste dans sa pure
expression. »21
Le conséquentialisme en oeuvre dans la logique des
utilitaristes renie du même coup, la dignité humaine. L'individu
n'a plus de valeurs propres ; il est au service de la satisfaction
générale ; et même si la liberté ou la
dignité de cet individu sont sacrifiées pour le bonheur de la
société, cela ne saurait affecter la morale.
C'est contre cette doctrine morale qui dénie à
l'homme sa dignité, que Rawls va s'insurger et présenter son
programme : « Mon but est d'élaborer une théorie de la
justice qui représente une solution de rechange à la
pensée utilitariste »22, parce que, un tel
régime est en contradiction avec « certaines idées
fondamentales implicites dans la culture politique publique d'une
société démocratique. »23
Cette critique du conséquentialisme fait de Rawls un
non-conséquentialiste. Le non-conséquentialisme condamne les
actions (le meurtre d'un innocent, par exemple) en elles-mêmes, non pas
forcément parce qu'elles ont des conséquences
défavorables.
Chez les utilitaristes, la priorité est accordée
à la maximisation du plaisir. Bien plus, la priorité de la
justice apparait comme une « illusion socialement utile
»24 ou victime « des marchandages politiques...
(et) des calculs d'intérêts sociaux. »25 Chez
Rawls par contre, la priorité est accordée à la
justice.
20 Cette formule était
déjà employé par Beccaria et surtout par Hudchison dans
Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la
vertu (1711), Deuxième traité, Vrin, (1991), p. 179.
21 Harry J. Gensler, idem, p. 185
22John Rawls, Théorie de la justice,
p. 49
23 John Rawls, Libéralisme politique, p. 32 et
p.38
24 John Rawls, op. cit., p. 54
25 John Rawls, Théorie de la justice,
ibid.
12
A la fin de cette partie, nous pouvons retenir que John Rawls
est redevable à de nombreuses conceptions de la justice. Ces conceptions
l'ont présentée comme quête d'une harmonie ou maximisation
du plus grand bonheur. C'est à partir des lacunes de ces conceptions et
surtout de la conception utilitariste, que Rawls va fixer les modalités
d'élaboration des principes de sa société juste.
13
2. LES PREALABLES RAWLSIENS D'IMPLEMENTATION
DES PRINCIPES DE LA JUSTICE
Contre les anciens (Platon et Aristote), qui ramenaient la
justice à une tension vers le bien, validant ainsi, l'unicité
conceptuelle, Rawls, quant à lui, se demande comment, à partir
d'une multitude de conceptions d'idées de justice et de sens de la
communauté, on peut arriver à les fédérer pour
avoir une base commune et acceptable pour tous. C'est pourquoi, estime-t-il, il
faut concevoir les critères de la coopération sociale. Ces
critères, ne reposent pas sur une hiérarchisation
institutionnelle, mais plutôt, sur un élan commun, qui place tous
les individus au même niveau de départ : c'est la métaphore
de la position originelle.
2. 1. : LES CRITERES DE LA COOPERATION SOCIALE ET LES
FACULTES MORALES DES INDIVIDUS
Dans Justice et démocratie26, Rawls
donne sa définition de la société : « la
société est un système de coopération sociale
équitable entre des personnes libres et égales ». Pour
qu'une telle société vienne à l'existence, deux faits sont
attendus: d'une part, il est opportun de déterminer les critères
de la coopération sociale et d'autre part, les citoyens qui vont entrer
en société doivent être doués de
personnalités morales, manifestes par les facultés qu'ils ont.
2. 1. 1. LES CRITERES DE LA COOPERATION
SOCIALE
« L'unité de la société et
l'allégeance des citoyens à leurs institutions communes ne sont
pas fondées sur le fait qu'ils adhèrent tous à la
même conception du bien, mais sur le fait qu'ils acceptent publiquement
une conception politique de la justice pour régir la structure de base
de la société. »27
Ces règles de la coopération sociale
débouchent sur l' « unité sociale stable, garantie par
un consensus sur une conception politique raisonnable de la justice
»28
26 John Rawls, Justice et démocratie,
p. 213
27 Idem, p.239.
28 John Rawls, idem, p.246.
14
Mais, elle doit résulter d'un consensus par
recoupement. Pour Rawls, « il s'agit de la base la plus raisonnable
d'unité politique et sociale dont disposent les citoyens d'une
société démocratique. Philosophiques, religieuses et
morales, raisonnables mais antagonistes qui embrassent de nombreux citoyens et
qui perdurent au cours du temps d'une génération à la
suivante. »29
La société, en tant que système
équitable de coopération, « est élaborée
autour de deux idées fondamentales complémentaires :
l'idée des citoyens (les agents qui sont engagés dans la
coopération sociale) considérés comme libres et
égaux, et l'idée d'une société bien
ordonnée, c'est-à-dire une société effectivement
régie par une conception publique de la justice. »30
Une telle affirmation dévoile la psychologie de Rawls :
une psychologie qui est contre la hiérarchisation des rôles dans
la fondation de sa société politique. Pour lui, les citoyens
étant libres et égaux, c'est eux-mêmes qui fixent leurs
règles et les procédures qu'ils devraient tous suivre pour
arriver à la construction de la société idéale. On
assiste ainsi, à une agrégation de voeux formant un tout
cohérent et liant chaque membre.
Cette association est la matérialisation de la
coopération sociale. Elle montre que, c'est uniquement, à travers
la communauté que l'individu s'épanouit. La sociabilité en
action ici n'est pas contingente. Elle est raisonnable. Il y a une force qui
pousse les individus vers les autres. Et c'est cette force qui permet de croire
que, les décisions prises communément ne pourront pas être
violées. La personne humaine, comme citoyen, c'est-à-dire, en
tant que membre pleinement actif de la société toute sa vie
durant, ne peut l'être que parce qu'il est doué des
facultés morales.
2. 1. 2. LES FACULTES MORALES DES INDIVIDUS
Les individus sont doués de facultés morales
leur permettant de bien négocier les règles procédurales
de la fondation de la société. Pour que les critères de la
coopération sociale aient des chances de réussite, il faut que
les acteurs soient rationnels et raisonnables. John Rawls dégage trois
facultés morales ramenées en deux: les sens de la justice et la
conception du bien.
29 John Rawls, La justice comme
équité, Une reformulation de théorie de la
justice, éd. La Découverte, 2003, p. 57.
30 John Rawls, idem, p. 22-23
15
Le sens de la justice « est le désir efficace
d'appliquer les principes de la justice et d'agir selon eux, donc, selon le
point de vue de la justice. »31
C'est aussi « la capacité de comprendre,
d'appliquer et de respecter dans ses actes la conception publique de la justice
qui caractérise les termes d'une coopération équitable.
»32
Les deux définitions que nous relevons du sens de la
justice peuvent s'entendre ainsi : d'une part, ils conduisent à accepter
les institutions justes dont nous et nos proches avions
bénéficié : nous désirons participer efficacement
au maintien de ces institutions ; nous avons tendance à nous sentir
coupables lorsque nous ne remplissons pas nos obligations, même si nous
ne sommes pas liés à ceux dont nous tirons avantage par un
quelconque sentiment de sympathie. La culpabilité, à cet
égard, n'est pas seulement un sentiment moral dû à notre
attachement à des personnes ; elle est aussi un sentiment politique
associé au non-respect de nos devoirs. Rawls insiste sur le fait qu'en
général, le corps politique n'est pas uni par des liens de
sympathie personnelle, mais par la reconnaissance de principes publics de
justice.
Rawls propose un second critère de reconnaissance du
sens de la justice : celui-ci suscite le désir de travailler à
l'établissement d'institutions justes et à la réforme des
institutions existantes lorsque la justice l'exige. Le sens de la justice se
traduit dès lors par l'aptitude à sortir de l'égoïsme
étroit pour chercher à étendre les bienfaits de la justice
à une communauté plus vaste33. Indépendant de
la crainte de la sanction et des mécanismes de coercition, le sens de la
justice est donc un désir de coopération équitable,
irréductible à l'intérêt éclairé.
De ce fait, être capable d'une conception du bien,
« c'est pouvoir former, réviser et poursuivre rationnellement
une conception de notre avantage ou bien. Dans le sens de la coopération
sociale, ce bien a trait à tout ce qui a de la valeur dans la vie
humaine. C'est pourquoi une conception du bien consiste à un
système plus ou moins déterminé de fins ultimes,
c'est-à-dire de fins que nous voulons réaliser pour
elles-mêmes, ainsi que de liens avec d'autres personnes et engagement
vis-à-vis de divers groupes et associations.
»34.
Les membres de la société doivent dès
lors tous avoir une certaine idée de la justice pour que celle-ci puisse
être possible. Ce qui induit inévitablement à la
réalisation du bien. Réaliser le bien, c'est faire de son
semblable, un sujet digne et contribuer à son bien-être.
31 John Rawls, op. cit., p. 608.
32 John Rawls, Justice et démocratie,
p.218.
33 Ibid., p. 514-515.
34 John Rawls, Justice et démocratie, trad.
française par Cathérine Audard, p.218-219.
16
Cette solidarité qui se dégage de la
pensée de Rawls était déjà partagée et
défendue par Thomas More. En effet, l'avocat anglais disait ceci :
« La vertu la plus noble et la plus humaine en quelque sorte consiste
à adoucir les souffrances du prochain, à l'arracher au
désespoir et à la tristesse, à lui rendre les joies de la
vie, ou, en d'autres termes, à le faire participer à la
volupté. »35
La solidarité ainsi envisagée prend sa source
dans le sentiment naturel que nous avons du bien et de la justice. Et, la
coopération sociale n'est possible que, si au départ, les acteurs
choisissent de façon équitable, les règles futures. Et ce
choix, se fait à travers la métaphore de la position
originelle.
2.2: LA METAPHORE DE LA POSITION ORIGINELLE
Dans cette partie, nous analyserons la position originelle
comme source de l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles
communes et comme fondement de la justice comme équité.
2.2.1. LA POSITION ORIGINELLE ET L'OBLIGATION MORALE
DES CITOYENS DE SE PLIER AUX REGLES COMMUNES
En lisant Théorie de la justice, on comprend
que la position originelle est « utilisée pour
déterminer le contenu de la justice, les principes qui la
définissent. Ce n'est que plus tard que la justice est
considérée comme une partie de notre bien et qu'elle est
reliée à notre sociabilité naturelle. »36
Cette explicitation de la position originelle montre que, les
individus sont appelés, non pas à formuler, mais à choisir
dans une liste d'options alternatives, leurs principes de la justice. C'est ce
que Rawls souligne à la page 156 de Théorie de la
justice, lorsqu'il laisse entendre que, les partenaires, devant cette
liste, procéderont par « comparaisons par paires »,
en opposant d'une part l'utilité qui s'offre par la maximisation du
bien-être du plus grand nombre et d'autre part, par la justice comme
équité.
35 Thomas More, L'Utopie, 1516, traduction
française 1842 par Victor Stouvenel, p. 53
36 John Rawls, op. cit., p. 625.
17
C'est à ce niveau que Rawls valorise les acquis de la
tradition « contractualiste » pour introduire cette idée de
position originelle. Plaçant le consentement au centre de cette
idée, il s'interroge pour cela sur la situation initiale qui serait la
meilleure et qui pourrait avoir l'assentiment de tous et requérir
l'obéissance aux principes qui seront adoptés. Il forge ainsi un
instrument heuristique équivalent à l'état de nature dans
les théories du contrat social, à savoir la position originelle.
Celle-ci renouvelle, la pensée de l'état de nature qui imagine
une société sans Etat, mais avec pour objectif de penser une
forme d'Etat qui prenne en compte les intérêts de tous. Rawls
comme ses prédécesseurs37, insiste sur les dimensions
imaginaire et hypothétique de sa théorie, dans la mesure
où il ne considère pas la position originelle comme un premier
stade de développement. Pour sa part, « Il faut la comprendre
comme étant une situation purement hypothétique, définie
de manière à conduire à une certaine conception de la
justice. »38 Mais cette définition est mieux
explicite dans La Justice comme équité : « La
position originelle généralise l'idée familière du
contrat social [...]. La position originelle est également plus
abstraite : l'accord doit être considéré comme
hypothétique et non historique »39. Il fait donc
appel à la clause de l'ignorance qui va définir les partenaires,
afin qu'ils ne sachent pas quelle sera leur place, ou bien quels seront leurs
attributs dans la future société ; d'où l'insertion de
l'hypothèse du « voile d'ignorance » qui cache à chacun
sa situation et derrière lequel sont choisis les principes de la
société. Le « voile de l'ignorance » «
répond donc à la nécessité de
débarrasser le contrat de toutes les partialités qui
l'empêcheraient de produire l'effet que l'on attend de lui, à
savoir fonder l'obligation morale des citoyens de se plier aux règles
communes »40.
Cependant, ce serait limitatif de concevoir la
société comme telle. Il faut, selon Rawls, pouvoir en
délimiter les contours, pouvant mener la société à
son organisation et aux choix des principes susceptibles de régir la
structure de base. Face à cette demande, Rawls s'interroge sur le type
de personne habilitée à déterminer les termes
équitables de la société :
37 Nous précisons ici que contrairement
à Hobbes ou Locke, Rawls et Rousseau considèrent l'état de
nature comme un état social sans loi. De plus, Rawls rejoint Rousseau
qui, dans L'Origine et les fondements de l'inégalité parmi les
hommes, avait déjà relevé le caractère
hypothétique de l'état de nature.
38 John Rawls, Théorie de
la justice, op. cit., p. 38.
39 Ce caractère hypothétique de la
position originelle peut s'expliquer par cette affirmation de Rawls : « il
nous faut imaginer que ceux qui s'engagent dans la coopération sociale
choisissent ensemble dans un acte commun les principes destinés à
assigner les droits et les devoirs de base et à déterminer la
répartition des bénéfices sociaux », John Rawls,
La justice comme équité, op. cit., pp. 36-37. Le mot «
imaginer » signifie que la position originelle n'existe pas
réellement et n'a jamais existé dans l'histoire. Elle peut
être assimilée à l'état de nature des philosophies
du contrat (Rousseau), puisqu'elle signifie égalité et donne le
sens direct de l'équité des principes de la justice, à
travers sa dimension hypothétique.
40 Jean Fabien Spitz, « John Rawls et la
question de la justice sociale », dans Études, tome
414 n° 4141, janvier 2011, p. 57.
18
Doivent-ils être fixés par une autorité
distincte des personnes qui coopèrent, par exemple par la loi divine ?
Ces termes sont-ils reconnus par tous comme équitables en
référence à un ordre moral de valeurs, au moyen de
l'intuition rationnelle, ou en rapport avec ce que certains ont qualifié
de « droit naturel »? Sont-ils fixés par un accord auquel
parviennent les citoyens libres et égaux engagés dans la
coopération, qu'ils passent en référence à ce
qu'ils considèrent comme leur avantage ou leur bien
réciproque41?
Pour Rawls, c'est la dernière proposition qui est
valable. Pour lui, ces termes doivent être fixés par tous les
citoyens en tant qu'ils sont des personnes rationnelles et qui doivent choisir
des principes pour le bien et à l'avantage de tous et avec l'accord de
tous. Il faut par ailleurs comprendre par personne rationnelle ici, une
personne qui place ses intérêts en premier. Pour ne pas virer
à l'égoïsme, Rawls se rattrape en imposant, à cette
idée de rationnel, une condition : le désintérêt
mutuel. Celui-ci est la clause qui fera que chaque personne, dans la position
originelle, voulant favoriser ses propres intérêts en bien,
cherchera à les maximiser, d'autant plus qu'elle doit se mettre
elle-même à l'abri du besoin. Ce choix rationnel conduira à
un choix objectif, puisque recouvert du « voile d'ignorance », les
partenaires choisissent chacun ce qui sert leur intérêt. Mais il
est important de noter que, grâce au sens du bien dont ils sont
dotés, les partenaires sont à même de prendre une
décision valable pour tous. C'est pourquoi l'idée de rationnel
explique le fait que ce choix qui découlera de la position originelle ne
sera influencé par aucune doctrine morale, ni aucune vision du bien.
Une fois cette idée posée, Rawls passe à
la phase du cadre dans lequel les principes doivent être choisis. Il
tient à ce que les principes équitables choisis soient libres de
toute influence issue des doctrines englobantes, comme la religion, la morale
ou quelque autre doctrine qu'il appelle « pluralisme raisonnable
»42. Cependant, Rawls tient à préciser, dans
ses écrits ultérieurs que les citoyens sont des êtres
rationnels et raisonnables. Il met au clair par là les rapports entre le
rationnel et le raisonnable.
Pour y arriver, Rawls intègre l'idée de
rationnel car, de son avis, ce sont des personnes libres et rationnelles qui
doivent participer au choix des principes. Cette dimension rationnelle
intègre la connaissance de la psychologie de l'humanité quant
à ses besoins et motivations
41 John Rawls, La justice comme
équité, p. 34.
42 « Le fait du pluralisme raisonnable implique qu'il
n'existe pas de doctrine, qu'elle soit complètement ou partiellement
englobante, sur laquelle tous les citoyens s'accordent ou peuvent s'accorder
pour organiser les questions fondamentales de la justice politique »,
La justice comme équité, op. cit., p. 56.
19
fondamentaux. En tant qu'ils sont rationnels, les partenaires
cherchent ce qui est le meilleur pour eux d'abord, et c'est ce qu'ils
choisissent : « ils sont rationnels , c'est-à-dire qu'ils
cherchent les meilleurs moyens pour atteindre les fins posées par les
individus qu'ils représentent, sans porter des jugements sur elles, ce
qui exclut les passions irrationnelles, et en particulier l'envie
»43.
Rawls estime aussi que les partenaires ne doivent pas ignorer
que, toute personne raisonnable souhaiterait être mise en possession des
biens premiers sociaux qui intègrent l'exercice de la liberté.
Par conséquent, les personnes raisonnables sont celles qui sont
prêtes à proposer, ou à accepter lorsque la proposition
émane des autres. En un certain sens, les personnes raisonnables ont une
attitude d'ouverture non seulement aux propositions d'autrui, mais elles ont
aussi le sens de ce qu'elles doivent choisir pour elles et pour la
postérité. Ces propositions doivent tenir compte du bien d'autrui
et elles doivent être choisies en fonction des autres individus qui
doivent être eux aussi capables de les honorer.
Dès lors, le seul moyen pour les principes de la
justice d'être purs, c'est d'être fondé sur un accord
où toutes les parties représentées sont couvertes d'un
« voile d'ignorance » qui les mette à égalité
les uns les autres de manière à choisir librement les principes.
Aussi en précisant l'idée de position originelle, Rawls affirme
que :
« Dans la position originelle, les partenaires ne
sont pas autorisés à connaître les positions sociales ou
les doctrines englobantes particulières des personnes qu'ils
représentent. Ils ne connaissent pas non plus la race, le groupe
ethnique, le sexe, ou les dons innés variés [...]. On exprime
toutes ces limites sur l'information disponible de manière
figurée, en disant que les partenaires sont placés
derrière un voile d'ignorance »44.
Egaux, semblables aux autres, grâce à ce «
voile d'ignorance » dont ils sont recouverts, les partenaires pourront
aboutir à un accord unanime. Le « voile d'ignorance » apparait
en définitive comme une condition prioritaire, parce qu'il a pour
objectif de situer équitablement les personnes qui doivent
décider du choix des principes.
43 Catherine Audard, « Principes de justice
et principes du libéralisme : la neutralité de la théorie
de Rawls », « Individu et Justice sociale »
Catherine Audard (dir), p. 170.
20
2.2.2. LA POSITION ORIGINELLE COMME FONDEMENT DE LA
JUSTICE COMME EQUITE.
La position originelle est un procédé de
représentation dans l'entendement de Rawls. C'est pourquoi, l'importance
de la position originelle tient en ce qu'elle est un procédé de
représentation ou encore une expérience de pensée
menée dans un but de clarification personnelle et publique. Cette
représentation, il la conçoit selon deux aspects. D'une part, la
position originelle représente les conditions du choix des principes
susceptibles de régir la structure de base de la société.
D'autre part, elle représente ce qu'il est possible de choisir ou de ne
pas choisir pour le bien de la société. Ainsi, c'est grâce
à la position originelle que l'on peut trouver des bases sociales pour
la direction d'une société. On pourrait ainsi dire que
l'idée de position originelle ouvre la voie à la justice comme
équité, comme étant une conception non pas
métaphysique, mais politique, parce qu'elle transcende tout ce qui est
de la sphère du religieux ou du moral pour aboutir à des termes
équitables n'ayant connu aucune influence extérieure. Pour donner
force à ses idées, Rawls souligne que « comme le contenu
de l'accord porte sur les principes de justice de la structure de base,
l'accord dans la position originelle spécifie les termes
équitables de la coopération sociale entre les citoyens.
D'où l'expression : la justice comme équité
»45.
Précisons néanmoins que, chez Rawls, la question
de la justice concerne d'abord, ce qu'il appelle la « structure de base
» : « Pour nous, l'objet premier de la justice, c'est la
structure de base de la société ou, plus exactement, la
façon dont les institutions sociales les plus importantes
répartissent les droits et les devoirs fondamentaux et
déterminent la répartition des avantages tirés de la
coopération sociale. »46 La structure de base
correspond à la notion d'institution. Une institution est « un
système public de règles qui définit des fonctions et des
positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs
immunités et ainsi de suite ».47 Cette insistance
sur la structure de base est due au fait que, la structure de base est le lieu
fondamental où se jouent égalité et
inégalité, c'est-à-dire la possibilité même
de la justice. Et, c'est dans les institutions que les humains sont
traités avec justice ou injustice. Ces individus donc, qui recherchent,
pour leur propre intérêt, les principes de justice devant
organiser la structure de base de la société, sont
supposés être placés dans une situation
d'égalité.
45 Ibid., p. 36.
46 John Rawls, op. cit., p. 33.
47 John Rawls, idem, p. 87.
21
Bien plus, dans la position originelle ainsi définie,
les partenaires s'accorderaient nécessairement sur « un
principe de justice qui exige une répartition égale pour tous sur
« un principe qui exige des libertés de base égales pour
tous ainsi qu'une juste égalité des chances et un partage
égal des revenus et de la fortune. »48
De façon générale, il apparaît
clairement que c'est la position originelle qui donne à la justice comme
équité son nom, puisque le mot anglais fairness qui
signifie « impartialité » en français, a un
sens beaucoup plus développé en anglais en ce qu'elle comporte
des notions centrales comme honnêteté, impartialité,
justice et équité49. Or, c'est
précisément l'impartialité et l'unanimité qui
caractérisent la position originelle, à travers le « voile
d'ignorance » où les personnes sont toutes semblables et ont une
idée des besoins que peuvent avoir les autres, du fait même de
leur similitude. Dans la première partie de Théorie de la
justice (section 3), John Rawls, parlant de l'idée conductrice de
la théorie de la justice, au sujet des principes de la justice affirme
:
« Ces principes doivent servir de règle pour
tous les accords ultérieurs ; ils spécifient les formes de la
coopération sociale dans lesquelles on peut s'engager et les formes de
gouvernement qui peuvent être établies. C'est cette façon
de considérer les principes que j'appellerai la théorie de la
justice comme équité »50.
Que retenir de ce premier chapitre ? Nous pouvons retenir que,
pour fonder les principes de la justice, il nous a fallu au préalable
fixer les modalités de sa détermination et relever les
conceptions devancières de la justice avant John Rawls. A travers la
position originelle, John Rawls a montré que, pour adopter les principes
de la justice, il faut écarter les aspirations individuelles, et faire
en sorte que les individus aient tous les mêmes droits dans la
procédure du choix des principes. C'est à partir delà, que
les principes adoptés peuvent satisfaire tous les individus. Et c'est
aussi à partir delà que s'enclenche le processus dynamique
d'ajustement entre les principes retenus et les convictions dont
l'aboutissement à terme sera un état final d'équilibre
réfléchi. Ces principes peuvent être simples ou complexes ;
mais l'accord originel établit les limites dans lesquelles les personnes
sont prêtes à faire des compromis et des simplifications afin
d'établir les règles de priorité nécessaires
à une conception commune de la justice.
48 John Rawls, idem, p. 182.
49 Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire
européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris,
Le Seuil, 2004, P. 439.
50 John Rawls., Théorie de la
Justice, p. 37.
22
CHAPITRE II : LES PRINCIPES DE LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS
Il faut partir d'une double interrogation:
« Quelle est la conception politique de la justice la
plus acceptable pour spécifier les termes équitables de la
coopération entre des citoyens considérés comme libres et
égaux, comme raisonnables et rationnels, et (nous ajoutons) comme des
membres normaux et pleinement coopérants de la société
pendant toute leur vie, d'une génération à la suivante ?
»51
et, « Quelle est la conception de la justice qui
convient le mieux pour préciser les termes de la coopération
sociale entre des citoyens considérés comme des personnes libres
et égales, et comme des membres normaux et à part entière
de la société durant leur vie. »52
Ces deux questionnements éclairent la « charte
régulatrice » du fonctionnement d'une société juste
chez Rawls. En effet, ce dont il est question ici, c'est de surmonter les
contradictions relatives pouvant surgir ou exister entre la liberté et
l'égalité, d'une part ; celle, d'autre part, au sein de la
sphère socio-économique, entre la justice et l'efficacité
économique. La théorie de la justice de John Rawls
débouche de ce fait sur deux principes de justice : le premier a trait
au domaine des libertés, le second, quant à lui, porte sur la
détermination des positions sociales et de la répartition des
biens économiques.
Pour comprendre ces principes de la justice, certaines
questions et réponses méritent d'être exposées.
Qui sont les destinataires des principes ?
Ce sont les institutions politiques, socio-économiques,
seules aptes à rétablir les conditions de justice.
Que faut-il répartir ?
Il s'agit de répartir des « biens premiers »,
c'est-à-dire, prioritairement les libertés, puis, les positions
sociales, les revenus, les biens.
51 John Rawls, La justice comme
équité, Une reformulation de théorie de la justice,
p. 25
52 John Rawls, Justice et démocratie,
trad. Cathérine Audard, p.219.
23
Quelle méthode de détermination des principes de
justice faut-il adopter ?
La méthode en question est celle de la position
originelle. Pour Rawls, à travers cette démarche
méthodologique, les partenaires dans la position originelle devraient
parvenir à s'accorder sur certains principes. L'accord de ces principes
procède d'une analyse du principe d'égale liberté (premier
principe) et du principe de différence (second principe).
24
1 : LE PRINCIPE D'EGALE LIBERTE : ENTRE PRESENTATION
ET SIGNIFICATION.
La question de la liberté occupe une place importante
dans la philosophie politique de Rawls. Il n'est pas étranger à
la place qu'elle occupe dans l'esprit de tout américain : aucune
restriction n'est admise. Et s'il y a un domaine où l'ingérence
politique n'est pas tolérée, c'est justement celui relatif aux
libertés des citoyens. Etre libre, c'est-à-dire, le fait d'agir
sans contrainte interne ou externe apparait comme le prédicat
ontologique de l'homme. C'est dans la liberté que s'exprime justement
l'humanité de l'homme. Et cette liberté est déterminante
chez Rawls car, les choix rationnels opérés par les individus
émanent d'eux, sans influence extérieure. C'est pourquoi, face au
débat opposant les Modernes aux Anciens, Rawls prend le parti des
Modernes. Pour lui, les libertés civiles sont prioritaires par rapport
aux libertés politiques. Car, s'il n'y a pas de droit à
l'expression, il ne saurait avoir de droit de vote. Grâce aux
libertés, on se libère des oppressions, de la pauvreté, de
la faim, des guerres ou des inégalités.
Aussi, pour mieux cerner le principe d'égale
liberté, nous devons d'abord le présenter; ensuite comprendre sa
signification.
1.1. : LA PRESENTATION DU PRINCIPE D'EGALE
LIBERTE
Le principe d'égale liberté fonde le statut de
la personne ou du sujet de droit. Rawls en donne une première formule :
« Chaque personne doit avoir un droit égal au système le
plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit
compatible avec le même système pour les autres. »53
Pour que la liberté existe réellement, Rawls
nous dit que chaque personne devrait jouir de toutes formes de libertés.
Et, pour que la liberté s'exerce au mieux, Rawls, donne-t-il quelques
lignes de la condition d'exercice de cette liberté :
« J'étudierai la liberté en rapport
avec les restrictions constitutionnelles et légales [...] Dans ce
contexte, des personnes ont la liberté de faire quelque chose si elles
sont libres vis-à-
53 John Rawls, Théorie de la justice,
p. 91.
25
vis de certaines contraintes soit de le faire, soit de ne
pas le faire et quand leur action (ou leur abstention) est
protégée de l'ingérence d'autres personnes
»54.
L'exercice de la liberté s'accorde avec l'idée
de système chez Rawls : « Il faut garder présent
à l'esprit que les libertés de base doivent être
évaluées comme un tout, comme un seul système. La valeur
d'une forme de liberté normalement dépend de la définition
des autres libertés. »55 Il revient donc aux partenaires
de définir les « diverses libertés de façon à
produire le meilleur système total de libertés »56
Ainsi, les « libertés de base » ne sont pas
les libertés en tant que telles, mais celles absolument
nécessaires au fonctionnement démocratique pour un degré
de développement social donné57. Ces libertés
de base comprendraient, selon une liste indicative de Rawls : les
libertés liées aux droits de l'homme, comme elles sont
exposées dans la Déclaration Universelle des droits de l'homme du
10 décembre 1948. Ce qui importe dans ces principes, c'est
l'égalité de tous devant les libertés de base (cas de
l'égalité du cadre d'entreprise et du chômeur face au choix
de leur emploi, par exemple).
On peut dès lors dresser une liste des libertés
de base de deux manières. L'une est historique et consiste à
passer en revue des régimes démocratiques variés pour
mettre au point une liste de droits et de libertés qui semblent
fondamentaux et qui sont efficacement protégés dans ce qui
apparaît historiquement comme les meilleurs régimes. Une seconde
manière de procéder est analytique : nous cherchons quelles
libertés fournissent les conditions politiques et sociales qui sont
essentielles pour le développement adéquat et le plein exercice
des deux capacités morales caractérisant les personnes libres et
égales58.
En effet, il y a « la liberté de pensée
et la liberté de conscience, les libertés politiques (par exemple
le droit de voter et de participer à la vie politique) et la
liberté d'association, de même que les droits qui correspondent
à la liberté et l'intégrité (physique et
psychologique) de la personne »59. En, substance de quoi
s'agit-il dans ces libertés ? Chez Rawls, la liberté de
conscience a une fonction paradigmatique, au sens où elle «
fournit le modèle de raisonnement qui permet de déterminer
toutes les autres libertés de base »60. Rawls
rattache la liberté de conscience à l'idée de
rationalité. C'est la capacité à former, à
promouvoir et à
54 John Rawls, Théorie de la justice,
pp. 238.
55 John Rawls, op. cit., p. 238.
56 John Rawls, idem, p. 239.
57 Simon Wuhl, L'égalité,
Nouveaux débats, PUF, 2002, pp. 67 à 91.
58 John Rawls, La justice comme
équité, p. 74.
59 Ibid., p. 72.
60 Ernest-Marie Mbonda, John Rawls, Droits de
l'homme et Justice politique, p. 34.
26
réviser une conception du bien à l'abri de toute
contrainte extérieure de la conscience. Chaque partenaire porte en lui
une certaine référence ou bien des références du
point de vue moral, religieux et culturel, des convictions qu'il n'accepterait
pas de voir absorbée par une autre doctrine que la sienne. C'est
pourquoi, conscient que sa référence à l'État peut
constituer une menace pour la réalisation de la liberté de
conscience, Rawls fait appel à la notion de « publicité
» dans la justice. C'est en effet à partir de l'esprit «
public » que les principes de la justice sont admis par tous les
partenaires. L'État ne peut pas intervenir dans la vie privée des
personnes, comme leur religion, leur morale.
Pour ce qui est des libertés politiques, elles
consistent, pour le citoyen, à agir selon sa propre volonté, tout
en respectant le droit et sans être entravé par autrui. C'est une
forme de liberté liée à l'autodétermination, au
sens où le citoyen porte en lui le souci, non seulement pour
lui-même, mais pour l'avenir de son pays. C'est ce qui explique la
considération du vote comme liberté politique. En la
plaçant parmi les libertés de base, Rawls signifie que ces
libertés, quoique politiques, sont importantes parce qu'elles prennent
en compte le caractère social et public de l'individu.
Ces libertés politiques peuvent encore être
comptées comme fondamentales même si elles ne sont que des moyens
institutionnels essentiels pour protéger et préserver d'autres
libertés fondamentales. Lorsque l'on refuse à des groupes
politiquement faibles et à des minorités, le droit de vote, et
qu'on les exclut du service politique et du jeu politique, ils sont
susceptibles de voir leurs droits et leurs libertés restreints sinon
niés. Cela suffit à inclure les libertés politiques dans
n'importe quel système exhaustif des libertés
fondamentales61.
A la fin, Rawls parle de la liberté de la personne et
de son intégrité. Il insiste sur les dimensions physiques et
psychologiques de la personne. La liberté de la personne ici est
entendue non pas comme une action, mais comme une protection de
l'intégrité physique et psychologique de la personne. Dans la
mesure où elle tient compte du physique et du psychologique, la
liberté de la personne implique sa vulnérabilité et une
sensibilité qui peut porter atteinte à son
intégrité. Cette liberté implique le respect physique,
moral et psychologique de la personne. Considérer la personne toujours
comme un être humain, jamais comme une chose ou un quelconque objet de
satisfaction. On peut ajouter plusieurs aspects comme l'interdiction de toute
forme de violence verbale ou physique. Il est à remarquer que
61 « The political liberties can still be counted as
basic even if they are only essential institutional means to protect and
preserve other basic liberties. When politically weaker groups and minorities
are denied the franchise and excluded from political office and party politics,
they are likely to have their basic rights and liberties restricted if not
denied. This suffices to include the political liberties in any fully adequate
scheme of basic liberties» John Rawls, Justice as fairness, p.
42.
27
Rawls sort toujours la personne de son contexte moral ou
dépendant de quelque doctrine englobante, pour mettre en avant la
dimension sociale et politique de sa théorie qui est
élaborée indépendamment d'une doctrine morale, religieuse
ou philosophique. Cela est dû à l'importance qu'il accorde
à l'idée de coopération sociale. De tradition
libérale, Rawls place la liberté au coeur de sa pensée. Il
donne à ce mot une grande valeur, mais ne sépare pas son exercice
des conditions adéquates à son exercice. Sans certaines
ressources la liberté est littéralement sans valeur. C'est
pourquoi en parlant de la liberté, deux idées principales doivent
être prises en compte.
Dans un premier sens, parler de personnes libres suppose que
celles-ci ont conscience qu'elles possèdent de même que les autres
citoyens la capacité d'avoir une conception du bien. Thèse qui ne
signifie pas que ces personnes font passer l'idée du bien avant celle du
juste, mais plutôt qu' « elles sont considérées,
en tant que citoyens, comme capables de réviser et de changer cette
conception sur des bases raisonnables et rationnelles, et qu'elles peuvent le
faire si elles le désirent »62. Autrement dit, les
personnes libres, dans le cadre de l'organisation de la société,
peuvent agir, indépendamment de leur conception du bien, pour
éviter que celle-ci n'influence la structure de base et que, au cas
où elles changeraient de conception du bien, la société
n'en pâtisse pas.63C'est à partir de cette idée
que Rawls juge nécessaire l'idée d'un consensus par
recoupement64.
Dans un second sens, Rawls pense que l'idée de
personnes libres tient à ce que les citoyens « s'envisagent
eux-mêmes comme des sources auto-validantes de revendications valides
»65. Ce qui veut dire que les citoyens, en tant qu'ils
sont membres de la coopération sociale, ont le droit de faire des
revendications à l'endroit des institutions pour la prise en compte de
leur conception du bien, sans pourtant porter atteinte à la conception
politique de la justice. Le plus important, c'est que les conceptions du bien
des individus, de même que leurs doctrines morales soient compatibles
avec la conception politique de la justice. De cette manière, il y a
auto validation.
62 John Rawls, La justice comme
équité, p. 43.
63 Par exemple, dans le cas des religions.
Aujourd'hui, on peut appartenir à un tel groupe religieux qui a des
principes valorisant le droit des femmes, et demain on peut se convertir dans
un tel autre groupe religieux qui appelle la femme à la soumission
totale à l'homme. À supposer que les décisions d'un
citoyen vivant ce genre de situation ait influencé sa participation
à la construction d'une conception de la justice, quelle pourrait
être la suite ?
64 Le consensus par recoupement est un concept que
Rawls introduit notamment dans Libéralisme politique, en le
considérant comme un moyen servant à favoriser les ententes entre
les citoyens des sociétés pluralistes : « l'idée de
consensus par recoupement est introduite afin de rendre l'idée d'une
société bien ordonnée plus réaliste et de l'ajuster
aux circonstances historiques et sociales des sociétés
démocratiques, qui incluent le fait du pluralisme raisonnable »,
La Justice comme équité, 56.
65 Ibid., p. 45.
28
En plus de ces libertés de base, il faut ajouter le
droit de détenir « une propriété individuelle et
d'en avoir un usage exclusif »66. Posséder ce droit
et l'exercer constitue selon Rawls, « l'une des bases sociales du
respect de soi-même »67. En réalité,
Rawls voudrait montrer que la liberté constitue une
réalité incontournable si l'on veut prendre en compte tous les
autres biens premiers. Sans liberté, les autres biens n'auraient aucune
valeur. Une fois dans la position originelle, la première
préoccupation des partenaires serait de choisir un principe qui
garantirait les libertés de base, nécessaires pour le bien de la
personne dans la structure de base. Ensuite ces partenaires
s'intéresseraient à la manière dont on pourrait faire
usage de ces libertés pour pouvoir assurer la survie de tous les
citoyens. C'est pourquoi, la liberté serait l'idéal. Ainsi, le
rôle des institutions est de garantir les libertés de base aux
citoyens comme il le souligne, lorsqu'il parle de système de
liberté les plus étendues (ceci voudrait dire que les
libertés doivent être compatibles avec la possession de ce
même système par tous).
Si on se réfère à la page 156 de
Justice et démocratie, Rawls formule le premier principe
autrement. Il n'y parle plus du « système le plus étendu des
libertés » comme dans Théorie de la justice, mais
de « système pleinement adéquat » de libertés.
Cette reformulation souligne que la liberté se réalise seulement
par un accord raisonnable sur les restrictions qui doivent limiter les
libertés, de telle sorte que leur exercice conjugué soit
effectivement possible. Le système adéquat des libertés
est celui dans lequel les restrictions constitutionnelles ou légales
garantissent aux individus une faculté d'agir conforme à leur
nature rationnelle.
La question qui nous vient à l'esprit interroge
l'origine éventuelle des restrictions à la liberté. Elles
viennent d'abord du conflit des libertés. Les libertés de base
sont en conflit avec les autres et se limitent réciproquement. Rawls
parle ainsi d'un conflit entre les Modernes et les Anciens. Les Anciens,
représentés par Rousseau optent pour une priorité
accordée aux libertés politiques, égales pour tous et aux
valeurs de la vie publique et considère les libertés civiles
comme subordonnées. Les Modernes, avec Locke, estiment qu'il faut mettre
l'accent sur la liberté civile, et en particulier la liberté de
conscience et de pensée, les droits de base de la personne, les droits
de propriété et d'association68.
Rawls accorde ses faveurs aux Modernes, mais souhaite
néanmoins que les deux groupes soient profondément
enracinés dans les aspirations humaines69. Il y a donc une
66 Ibid., p. 160.
67 Ibid., p. 160.
68 Lire dans Justice et démocratie, p.
79 et 197.
69 John Rawls, Théorie de la justice,
p. 237.
29
égalité du droit aux mêmes libertés
dites fondamentales, telles que la liberté d'expression, de
réunion, de pensée et de conscience, la liberté
politique...La preuve en est que, dans les différentes constitutions
dans le monde, toutes ces libertés sont consacrées. Mais, on est
d'avis avec Locke et Rawls, qu'il faut au préalable, garantir les
libertés civiles. Pour voter par exemple, il faut jouir de ses droits
civiques. De plus, il n'y a pas de vote dans un Etat où il n'y a pas de
liberté d'expression ou de conscience. C'est dire que, la liberté
civile est prioritaire à la liberté politique.
Cette critique de Rousseau devrait être
modérée. Pour Rousseau, le fait pour un citoyen d'avoir transmis
une parcelle de sa liberté à un représentant, fait de lui
le souverain, dont le vote, c'est-à-dire la liberté politique,
lui permet de sanctionner le représentant inefficace. Rousseau
considérait la liberté civile comme allant de soi ; et insistait
surtout sur le respect du citoyen qui est représenté et qui ne
peut sanctionner l'abus de confiance que par l'exercice de sa liberté
politique. Rousseau faisait cette remarque : « Dans l'état de
nature, où tout est commun, je ne dois rien à ceux à qui
je n'ai rien promis, je ne reconnais pour être autrui que ce qui m'est
utile. Il n'en est pas ainsi dans l'état civil où les droits sont
fixés par la loi. »70
Du coup, les principes de la justice sur lesquels tous
s'accordent apparaissent comme des lois : « Alors la matière
sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui
statue. C'est cet acte que j'appelle une loi. »71
La volonté générale est donc cette
délibération des individus dans la position du « voile
d'ignorance ». Les principes de la justice qu'on choisit « ne
sont que des registres de nos volontés. »72
Cet intérêt pour la liberté justifie la
place que ce principe occupe par rapport à d'autres valeurs. C'est elle
que les partenaires commenceront par choisir comme premier principe de la
justice.
Nous devons, avant de considérer la valeur de la
liberté, donner une idée de ce que Rawls entend par
égalité lorsqu'il l'inclut dans le premier principe de justice,
alors qu'elle semble liée à des questions d'ordre
économique. Rawls affirme :
70Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social
(1762), livre II, Chap. VI, Hatier, Coll. « Les classiques de la
philosophie », 1999, p.44-46
71 Ibid.
72 Ibid.
30
« On peut les concevoir comme égaux dans la
mesure où ils sont tous considérés comme possédant,
au degré minimum essentiel, les facultés morales
nécessaires pour s'engager dans la coopération sociale pendant
toute leur vie, et pour prendre part à la société en tant
que citoyens égaux. Nous tenons la possession de ce degré de
facultés pour la base de l'égalité entre les citoyens
conçus comme des personnes »73.
En fait, si les individus n'étaient pas égaux,
en vertu des facultés morales et du « voile d'ignorance »,
comment arriveraient-ils à s'accorder sur les principes devant
régir leur vie en communauté ? Pour cerner l'idée sous
jacente de cette affirmation de Rawls, il est important de ne pas oublier que
la théorie de la justice comme équité est une
théorie conçue pour une société
démocratique. Ce qu'il précise à partir de 1987. Son
souhait, en outre, est de fonder une base morale pour ce type de
société car, il estime que la base de l'égalité
constitue un minimum de capacité morale pouvant permettre aux citoyens
de participer à la vie de la société. C'est pourquoi, dans
la situation de départ, tous les partenaires devraient participer au
choix des principes qui ont pour base l'égalité des droits. Cette
idée d'égalité, au sein du premier principe se comprend
davantage en lien avec la liberté.
L'égalité et la liberté,
revendiquées par les opprimés sont représentées par
deux courants de pensée dans les Etats-Unis des années 1970 : la
doctrine qui magnifie la liberté, les idéologies
libertariennes74 au sens large (des libertarians), et celle qui
prône l'égalité, les idéologies
communautariennes75 (des communitarians). Pour concilier les deux
doctrines,
73 Ibid., p. 41 (Cette idée de
citoyens conçus comme personnes est déjà présente
dans Théorie de la Justice, Paragraphe 77).
74 Le libertarianisme est une philosophie politique
prônant, au sein d'un système de propriété et de
marché universel, la liberté individuelle en tant que droit
naturel. La liberté est conçue par le libertarianisme comme une
valeur fondamentale des rapports sociaux, des échanges
économiques et du système politique.
Les libertariens se fondent sur le principe de non-agression
qui affirme que nul ne peut prendre l'initiative de la force physique contre un
individu, sa personne, sa liberté ou sa propriété. De
fait, ses partisans, les libertariens, sont favorables à une
réduction, voire une disparition de l'État (Antiétatisme)
en tant que système fondé sur la coercition, au profit d'une
coopération libre et volontaire entre les individus.
75 Le courant de pensée dit communautarien
(Charles Taylor, Stanley Hauerwas, Michael Sandel, etc.), né en
Amérique du Nord au début des années 80, s'est beaucoup
intéressé au statut des communautés religieuses, ethniques
ou culturelles dans la vie publique. Il s'agit avant tout, dans le cadre d'une
anthropologie sociale, d'interroger le rapport entre pluralité
culturelle et cohésion sociale.
Les communautariens ont développé au cours de
ces 15 dernières années une critique sociale, actuelle, de cette
société libérale dominante et établie qui devient,
elle, toujours plus incompréhensible, impénétrable,
toujours plus abstraite dans ses lois et ses règlements pour l'individu
moyen. L'aliénation croît sans cesse entre le citoyen et
l'État, disent les communautariens, car la société se
présente au citoyen moderne comme toujours plus médiate et
éloignée : elle ne se présente plus en effet sous la forme
d'une communauté solidaire vécue au quotidien mais comme un flot
ininterrompu de lois, de règlements, de directives qui réduit le
sentiment d'appartenance de beaucoup de citoyens au niveau d'un univers de
papiers abstrait. La société n'est plus une forme de gestion
autonome concrète, surtout locale ou régionale, mais le reflet
monochrome d'un centre éloigné émettant les
décisions des cours suprêmes ou celles d'organes administratifs
qui n'ont pas grand' chose à voir avec la vie locale.
31
John Rawls est persuadé que la démocratie
libérale peut être juste, qu'elle peut connaître la justice
sociale. La justice ne peut pas résulter d'un calcul utilitaire ; elle
est nécessaire au maintien de la stabilité sociale. C'est
pourquoi, elle doit permettre de résoudre les conflits
égoïstes qui menacent la cohésion de toute
société. Elle doit protéger ce qui est fondamental
à l'humanité, à savoir le principe de la liberté de
l'individu: « Cependant, la liberté...privilège de tous
les hommes est un droit légitime, imprescriptible et conforme aux
principes de la justice divine et humaine. »76 rappelle
Ottabah Cugoano.
Ainsi présenté, le concept de liberté
apparait comme un cadre global qui mérite d'en cerner la
signification.
|