CHAPITRE I : LES MODALITES D'ELABORATION DES PRINCIPES
DE
LA JUSTICE CHEZ JOHN RAWLS
La conception de la justice chez Rawls apparait comme
l'achèvement d'un long processus qui précède la
présence d'un ensemble d'attitudes ou de structures. Pour ce qui est de
la structure, celle qui est au coeur de son système de philosophie
politique, c'est la structure de base, c'est-à-dire, toutes les
institutions politiques et socio-économiques mises en place au moyen de
la Constitution et des textes ordinaires pour garantir les droits et
libertés des citoyens, et assurer la stabilité de la
démocratie. Cette structure de base est le lieu de déploiement de
la praxis humaine, c'est-à-dire, des attitudes caractéristiques
des personnes, libres et égales, devant construire la future
communauté. Ce sont ces attitudes que nous allons analyser dans le
chapitre premier, car, elles balisent la voie pour la mise en oeuvre des
principes de la justice.
Pour cela, nous examinerons les préalables rawlsiens
d'implementation des principes de la justice, tout en rappelant les conceptions
philosophiques de la justice.
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1 : LES CONCEPTIONS PHILOSOPHIQUES DE LA
JUSTICE
L'usage du terme « justice » en philosophie est
variable mais complémentaire. Il peut être utilisé pour
désigner le caractère de ce qui est soit conforme au droit, soit
impartial ou alors considéré comme bien sur le plan moral.
L'analyse des conceptions de la justice avant John Rawls
portera sur la conception ancienne et consequentialiste.
1.1. LA CONCEPTION ANCIENNE DE LA JUSTICE : LA JUSTICE
COMME
HARMONIE.
Nous n'exposerons ici que la pensée de Platon et celle
d'Aristote, car, Rawls s'en inspire directement.
Dans la philosophie morale antique, la justice est
essentiellement une vertu. Elle participe de l'ordre de l'univers et de
l'homme. Elle y est vue comme une harmonie8, comme un principe de
concorde et comme une vertu partagée9. Les sophistes seront
les premiers à briser cette union en affirmant que les lois sont
artificielles, qu'elles n'existent que pour assurer la conservation de la
communauté et la satisfaction de ses intérêts. Leur
conception de la justice comme instrument de pouvoir sera critiquée par
Socrate.
Les critiques de Socrate sont exposées par Platon, dans
La République, dialogue sous-titré « De la justice
», dans lequel, il établit un parallèle entre la justice de
l'âme et la justice politique par lequel le microcosme (l'homme et ses
vertus) est en phase avec le macrocosme (le cosmos et la Cité),
ordonné et harmonieux. L'idée de justice, qui permet le maintien
de l'ordre, procède de ce parallèle. Dans la
société, la justice platonicienne repose sur l'équilibre
de trois parties sociales décrites dans La République :
les philosophes qui dirigent la Cité, les guerriers qui la
défendent et les artisans qui veillent à sa
prospérité. Mais elle est aussi un état de faiblesse
lorsqu'on la réclame : dans le Gorgias, il est dit que les
esclaves, en réclamant justice, expriment par là même leur
condition inférieure. Au final, « Il s'agit pour
Platon,
8 Harmonie qui est synonyme d'un autre concept central
dans la pensée rationaliste grecque : le Bien.
9 À la différence de vertus
individuelles comme la sagesse ou le courage.
8
dans sa réflexion sur la justice, de sortir d'une
simple logique de la rétribution - c'est-à-dire, au fond, de
sortir d'une simple logique morale »10.
Quant à Aristote, on lui doit une distinction
essentielle entre deux aspects de la notion de justice : une justice relative,
individuelle, qui dépend d'autrui et une justice globale et
communautaire. La première est une vertu ; la seconde concerne les lois
et la constitution politique et relève de la raison. D'idéale, la
justice devient ainsi politique. Aristote dit de la diké
(« justice » en grec) qu'elle est l'ordre objectif de la
communauté politique. Dans le livre
V de son ouvrage l'Éthique à Nicomaque,
il distingue l'injuste du juste par le fait que ce dernier est « ce
qui produit et conserve le bonheur et ses parties pour la communauté
politique »11.
Cependant, Aristote ne se contente pas de reprendre
l'idée de Platon selon laquelle la justice est la vertu principale. Pour
lui : « La vertu de justice est la vertu par laquelle l'être
humain accomplit sa finalité éthique »12.
Contrairement à Platon, il fait dépendre cette vertu d'une
situation et, en conséquence, d'éléments extérieurs
à l'action de l'homme vertueux. Si pour Platon la justice consiste
à donner à chaque partie (et à chaque homme) la place qui
lui revient dans le tout, pour Aristote, elle consiste à conformer nos
actions aux lois afin de conserver le bonheur pour la communauté
politique: « le juste est le bien politique, à savoir
l'avantage commun »13.
La justice dans l'entendement de Platon et Aristote est
téléologique, c'est-à-dire que les institutions
sensées l'assurer sont justes dans la mesure où elles favorisent
efficacement « le bien unique et rationnel
»14.
S'intéressant à cette justice
téléologique, John Rawls précise à la page 50 de
Théorie de la justice que : « Les théories
téléologiques exercent une attraction profonde sur l'intuition
puisqu'elles semblent incarner l'idée de rationalité. Il est
naturel de définir la rationalité par la maximisation et, en
morale, par la maximisation du bien. »
A l'opposé de cette conception
téléologique, se pose la conception déontologique du juste
qui s'inspire de Kant. La conception déontologique définit le
juste indépendamment du bien par l'exigence rationnelle
d'universalisation de la maxime. En outre, le juste est d'emblée compris
comme une limite imposée à chacun dans la recherche de son bien.
« Dans
10 Ibid.
11 Aristote, Éthique à
Nicomaque, 1129b, 17-19.
12 Idem, 1129b, V, 10, 1143a24-b2.
13 Idem , 1129b, V, 10, 1143a24-b2.
14 John Rawls, Justice et démocratie, Ed. Seuil,
1993, éd. Française, p. 237
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la théorie de la justice comme
équité, le concept du juste est antérieur à celui
du bien. »15 Mais, les biens en question, ce sont les «
biens premiers»16 dont la distribution est l'objet des
principes de justice. Kant justement relève que : « Est juste
toute action qui permet ou dont la maxime permet à la liberté de
l'arbitre de tout un chacun de coexister avec la liberté de tout autre
selon une loi universelle »17. John Rawls par opposition
à Kant, avec qui, il partage l'idée de positionnement de la
justice avant le bien, accorde sa préférence au régime
d' « humanité », alors que Kant
accorde la sienne au régime de « personnalité ».
Là où Kant voyait l'implication du régime d' «
humanité » à celui de « personnalité »,
Rawls relève que le premier régime n'implique pas le second. La
conséquence de cette non implication est que, pour fonder la
société juste, il est louable de faire appel au régime d'
« humanité » de la raison, c'est-à-dire
à la capacité d'employer les moyens les plus efficaces pour
atteindre les fins désirées.
Pour revenir aux philosophes de l'Antiquité, soulignons
que, contrairement à Platon et à Aristote, Rawls estime que les
partenaires choisissent les principes sous le « voile d'ignorance »
car, elles sont des personnes libres et rationnelles, désireuses de
favoriser leurs propres intérêts et placées dans une
position initiale d'égalité. De son point de vue, la justice ne
saurait se limiter au partage des richesses et des honneurs. Elle doit tenir
compte des défavorisés.
Bien plus, vouloir d'abord le bien avant la justice pose le
problème de la distribution de ce bien : puisqu'il n'y a pas de
règles préalables dictées pour le partager, celui-ci ne
peut que créer des injustices dans la société. Pour que le
voeu de Platon se réalise, à savoir, la réalisation de la
Cité idéale avec l'avènement des « philosophes-rois
» ou des « rois-philosophes », il est opportun de fixer les
règles de partage, à savoir les principes de la justice avant de
procéder à toute forme de partages de biens.
Chez les philosophes antiques, c'est le bien qui est premier.
Chez Rawls, c'est le juste qui occupe la première place.
Cette conception ancienne de la justice nous permet d'entrer
dans l'analyse de la conception conséquentialiste.
15 John Rawls, idem, p. 57
16 John Rawls, idem, p. 290
17 Kant, Doctrine du droit, section C
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