L'amour et l'écriture, entre Soi et l'Autre
Dans l'article précédent, nous avons
parlé de l'espace dans le texte comme lieu d'interactions verbales,
où les mots tendent à se caresser, à s'affronter, à
prendre corps, et où des séries verbales s'opposent dans une mise
en scène érotique, entre le dialecte maternel et la langue de
l'Autre. Ecrivant en langue française, Berkane nous confie dans sa
première lettre à Marise comme dans un journal intime, son
attachement à celle-ci ainsi que la nostalgie de l'avoir perdue. Ecrire
la perte pour retrouver son absence. Son attachement à Marise est aussi
son attachement à la langue française dont il n'a pas perdu le
ton, lui, de retour au pays. Cependant, dans la seconde partie du roman,
Berkane entretient un journal dans l'illusion de saisir les moments
passionnés et charnels avec Nadjia : « Je n'écris que
pour entendre ta voix : ton accent, ta respiration, tes râles
»21. Le temps d'un soliloque en écriture de l'amour,
Berkane nous offre à lire un récit mettant en scène une
tentative, dans l'amour, d'une fusion qui se faisait dans la confusion de leurs
deux dialectes mais aussi de l'arabe et du français. Ce tumulte et
confusion linguistiques, deviennent dans l'espace du texte, de
véritables agents d'une scène érotique.
De fait, il s'agira dans ce titre d'aborder l'amour et
l'écriture comme « espaces du texte », pour revenir à
Henri Mitterrand qui, dans son ouvrage Le discours du roman,
opère une distinction entre : « l'espace du texte » et «
l'espace dans le texte ». D'abord l'espace de l'amour. Nous le retrouvons
dans l'expression de l'attachement à Marise, dans les souvenirs de la
Casbah et de la camaraderie à l'école française, ainsi que
dans la nostalgie. L'amour devient un espace central entre Soi et l'Autre,
l'espace qui les unit, qui les sépare, et parfois paradoxalement, espace
de confusion mais qui demeure, malgré la séparation et ce retour
douloureux au pays.
Par ailleurs, c'est grâce à l'amour et la chaleur de
Nadjia que Berkane retrouve son enracinement, son dialecte, l'intimité
du souvenir et les chemins tortueux d'autrefois. En somme, Soi.
Plus loin, des lettres pour Marise, des écrits sur
Nadjia (stances pour Nadjia), l'espace de l'amour s'étend d'avantage
pour constituer le lieu propice, choisi par Djebar, où la rencontre de
Soi et de l'Autre, est possible. Nous remarquons ainsi que cet espace est
créé par l'écriture, la seule activité qui permet
à Berkane de fuir la solitude et de retrouver l'absence et caresser
cette perte de Nadjia. Par conséquent, écrire l'amour de l'Autre,
c'est aussi tenter de retrouver le bonheur à la Casbah des années
50, de retrouver l'harmonie des deux langues, en somme la place de l'Autre en
Soi. Berkane se sert de l'écriture pour tenter, dans une certaine
réminiscence et plongée rétrospectives, de retrouver cette
complicité perdue et de compenser par là, un vide laissé
par Marise et tout l'Ailleurs. Ici, l'illusion dans l'écriture est
également création d'un tiers espace. A ce propos, Lucien
Goldmann écrit : « on écrit des romans par compensation
et pour assouvir au plan de l'imaginaire des frustrations de la vie
réelle »22.
Dans la première partie divisée en trois sous
parties titrées et datées, Berkane écrit deux lettres
à Marise dans lesquelles il explique son retour de l'exil. Plus loin, il
évoque les souvenirs de celle-ci, dans un attachement terrible mais
également un regret et une nostalgie de l'avoir perdue. Une façon
pour lui, dès son arrivé, de partir comme à la recherche
d'un temps perdu, à la recherche de l'absence, de l'absente. Dans la
seconde partie, Berkane reprend l'écriture d'un journal sur Nadjia comme
pour l'empêcher de partir, et par là, se purger de la solitude et
da la mélancolie. L'écriture devient ainsi une lutte contre la
solitude. Dans ce sens, Maurice Blanchot écrit : « le recours
au journal indique que celui qui écrit ne veut pas rompre avec le
bonheur, la convenance [...] »23.
20- Ibid, p. 108-109.
21- Ibid, p. 127.
22- GOLDMANN Lucien, cité in, SIBLOT Paul, op.
cit, p. 74.
23- BLANCHOT Maurice, L'espace littéraire. Paris
: Gallimard, 1955, p. 25.
Force est de constater qu'Assia Djebar tente, dans La
Disparition..., de donner corps au sentiment de la double appartenance et
au flottement dans l'entre-deux des cultures, auteure algérienne de
langue française qu'elle est. Elle transcrit donc, ce double amour
paradoxal, dans la fiction pour échapper à la solitude et
l'angoisse de vivre dans cet Ailleurs qu'elle situe nulle part, où
plutôt, dans le tiers exclu de la fiction. Pour ce, M. Blanchot
écrit : « Le journal - ce livre appartenant tout à fait
au solitaire - est souvent écrit par peur et angoisse de la solitude qui
arrive à l'écrivain [...] »24. Pour situer
ce nulle part, Djebar cite en intertexte, des propos de Mathilde dans Le
Retour au désert de Bernard Marie Koltès : « En
Algérie, je suis une étrangère et je rêve de la
France ; en France, je suis encore plus étrangère et je
rêve d'Alger. Est-ce que la patrie, c'est l'endroit où l'on n'est
pas ? [...] »25. Nous assistons sous la plume de Djebar,
à la naissance de l'espace de l'écriture, un espace où les
rencontres : de Soi et de l'Autre, de la langue maternelle et de la langue
française, du Je avec le Nous, de l'histoire et de la
réalité, sont possibles. Dans l'illusion qui génère
cette prolifération des fictions chez Djebar, l'utopie d'une
réconciliation avec l'Autre, est à l'horizon du texte comme
projet idéologique, pour une ouverture, qui demeure possible dans
l'écriture, malgré le divorce, l'échec de l'amour et la
disparition de Berkane. Ainsi, ce retour n'est-il pas l'illusion, pour Djebar,
d'un retour douloureux, voire impossible au pays natal ? L'illusion de Djebar
est, ici, vouloir dépasser son être pour accoucher d'un personnage
qui serait dans l'écriture, ce qu'elle ne peut être dans la
réalité. A ce propos, Jean-Paul Sartre écrit : l'homme
n'est pas ce qu'il est, il est ce qu'il n'est pas26 . De fait,
Djebar tente une transcendance, dans l'entreprise romanesque, par l'illusion
d'un retour tragique qui finit par la disparition de Berkane. Dans cette suite,
Blanchot écrit :
Nous n'écrivons pas selon ce que nous sommes ; nous
sommes selon ce que nous écrivons. Mais d'où vient ce qui est
écrit ? De nous encore ? D'une possibilité de nous-mêmes
qui se découvrirait et s'affirmerait par le seul travail
littéraire ? Tout travail nous transforme, toute action, accomplie par
nous, est action sur nous : l'acte qui consiste à faire un livre nous
modifierait-il plus profondément ? 27
Enfin, dans cette fiction, Djebar exprime à l'instar de
toute son oeuvre, son déchirement entre les deux langues, les deux
cultures, qui ne sont en dernier ressort, que composantes irréductibles
de Soi. Ainsi, l'Autre n'est-il qu'une partie, encore une fois,
irréductible de Soi ?
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