L'exil et /ou la nostalgie
Comme nous pouvons le lire dans sa biographie, Assia Djebar
est une femme écrivain à la croisée des deux, culture et
histoire d'un occident et d'un orient ; ayant beaucoup voyagé en aller
et retour, et en quête interminable qui la conduit jusqu'aux Etats-Unis.
Elle devient cette femme écrivain de langue française et
cinéaste arabe qui, d'exil en exil, finit par trouver son ancrage
assumé, dans l'errance. Ainsi, la nostalgie devient pour elle un
sentiment nécessaire s'inscrivant en thème permanant dans son
oeuvre.
Elle est également femme écrivain militante dans
la culture occidentale qui lui appartient, désormais, non moins que sa
culture d'origine. Mais ses écrits concernent presque toujours
l'Algérie, celle d'hier et d'aujourd'hui, lieu d'amour, de l'enfance et
des ancêtres. Le fait de vivre entre deux cultures, deux mémoires
et deux langues, a fait jaillir en elle un métissage imparfait
surgissant dans son oeuvre en constant sentiment d'exil et de nostalgie. Double
fidélité ou double trahison ? Entre les deux cultures, ou en
marge des deux ?
Dans l'ensemble de son oeuvre, elle donne à lire comme
en témoigne Laura Restuccia : «L'image d'une identité
morcelée [...] dans laquelle les différentes composantes
donnaient lieu à un rapport de solidarité, mais une
solidarité pleine de conflits »28. Au- delà
de son sentiment de double étrangeté exprimé dans La
Disparition de la langue française, Djebar se sent exilée
partout et sa patrie devient territoire où elle n'est pas, pour revenir
au passage cité en exergue de Bernard Marie Koltès : «
[...] est-ce que la patrie, c'est l'endroit où l'on n'est pas ?
»29.
Il s'agit dans ce passage de discuter les deux thèmes
à savoir, celui de l'exil et de la nostalgie qui, pour très
présents qu'ils soient dans le récit, s'imposent en laissant
transparaître les rapports entre Soi et l'Autre.
Avant de quitter la France, Berkane vivait en compagnie de
Marise auprès de laquelle il a connu l'amour et la tendresse. Quand
celle-ci lui déclare le quitter, malgré qu'elle l'aimait, Berkane
est pris par une sorte de
24- BLANCHOT Maurice, op. cit, p. 25.
25- KOLTES Bernard Marie, cité in, DJEBAR Assia,
op.cit, p. 181.
26- formule propre à Sartre Jean-Paul, explicitée
dans son ouvrage intitulé : L'existentialisme est un
humanisme.
27- BLANCHOT Maurice, op. cit, p.109.
28- RESTUCCIA Laura, « Assia Djebar ou l'orient seuil de la
mémoire ».
29- DJEBAR Assia, La Disparition de la langue
française. Paris, Albin Michel, 2003, p.181.
nostalgie du pays natal et en même temps, un mal de
l'autre pays, la France, qui le saisirent dans la tourmente et la
déception. Une semaine après, Berkane comme en témoigne la
narratrice : « [...] eut des veillées à la fois de
tendresse et de nostalgie »30, et décide deux mois
plus tard de quitter la France et de rentrer au pays, en faisant comprendre
à ses collègues de travail : « Je vais me remettre
à écrire ! J'aurais besoin alors de tout mon temps
»31. A cet événement Berkane était saisi
par un malaise et un sentiment d'étrangeté comme d'un «
répudié ». Dans son demi-sommeil, la patrie, « l'autre
patrie », sa ville natale le réclamait. Ici, l'Autre par la figure
de Marise, assurait à Berkane l'ancrage dans cet ailleurs, et à
la perte de celle-ci, la nostalgie et le sentiment d'être exilé se
réveillent en lui comme un mal, un désarroi le taraudant dans la
solitude.
De retour au bercail, il s'installe face à la mer,
à proximité d'Alger. Lui l'enfant de la Casbah ne reconnaît
plus sa terre natale, elle n'a rien à voir avec celle de sa
mémoire, celle d'il y'a vingt ans, encore ses proches ont presque tous
disparu. Il observe le présent et égrène les souvenirs
d'autrefois : son enfance, l'école française, les
événements, la torture, et dans cette longue réminiscence,
Berkane est à nouveau pris aux lacets de l'étrangeté.
Est-il exilé en terre natale ?
A ce double sentiment d'étrangeté et
d'exilé en terre natale, Berkane entreprend d'écrire à
Marise deux lettres qu'il n'envoie pas, et dans lesquelles il lui avoue son
attachement éperdu à elle et aux moments qu'ils ont passé
ensemble : « Chère Marise, je décide de t'écrire
[...] pour converser et me sentir le temps d'une lettre, proche de toi
[...] »32, et il ajoute plus loin : « Je t'avoue
ces deux ou trois réveils, où tout, inextricablement, se
mélange : le choc de mon retour et la tristesse de t'avoir
quittée, [...] »33, il ajoute encore : «
Marise-Marlyse, te dire que mon amour se gonfle à présent par
la séparation, [...]. En même temps, mon désir de
toi devient marée haute dans cette absence voulue et pourtant si lourde
[...] »34. Cette suite de passages illustre amplement le
sentiment de nostalgie que Berkane éprouve en l'absence de Marise. Son
attachement à celle-ci et son amour malgré la séparation
structurent toute la première partie du roman. Ainsi, l'absence et la
perte de l'Autre provoquent en Soi une frustration et un manque, d'où ce
sentiment d'étrangeté de Berkane. Or, l'Autre devient
indispensable, voire une partie irréductible de Soi.
Plus loin, Berkane raconte dans ces deux lettres sa
désolation du délabrement de la Casbah de son enfance :
Je tente de relater, pour toi, mon délaissement par
rapport à mes lieux d'origines, [...], il faisait nuit presque nuit
quand, épuisé au-delà de la morne constatation de
retrouver ces lieux de vie dégradés, délabrés,
disons même avilis...je n'ai pas retrouvé ces lieux d'une vie
autrefois foisonnante, grouillante, je les ai cherché, je ne les ai pas
encore trouvé alors que je t'écris ! [...]. Mon royaume
d'autrefois, je l'ai cherché dans les moindres rues, les artères,
les placettes, [...]. Mais je le constatais, ils se sont mués quasiment
en non-lieux de vie, [...], marqués par une dégradation funeste !
35.
Plus loin dans le récit, Berkane fait la connaissance
de Nadjia dont il tombe amoureux, celle-ci l'arrache par la chaleur de son
dialecte à sa solitude et lui permet un ancrage momentané. Nadjia
fuyant l'Algérie depuis longtemps, le quitte et de plus belle, comme une
peine, une maladie incurable renaissent en lui les sentiments de
l'étrangeté et de nostalgie, dans la solitude qui devient un
fait.
Séparé de Marise et de Nadjia, de
l'Algérie et de la France, en somme des deux versants de son être,
Berkane tente dans l'écriture et la réminiscence de retrouver un
équilibre entre un Ici et un ailleurs, un passé et un
présent. Se retrouver enfin Soi, dans l'espace de l'écriture
où il n'est réellement pas. Ainsi, quant il disparaît c'est
en fait pour exister dans l'éternité de l'écriture. De
fait, l'exil est recherche de Soi et la nostalgie n'est que l'expression de
l'écartèlement entre les deux cultures.
30- Ibid, p. 18.
31- Ibid, p. 19.
32- Ibid, p. 19.
33- Ibid, p. 22.
34- Ibid, p. 21.
35- Ibid, p. 66.
Nous sommes tentés de dire que, par ce récit,
Djebar ajoute à sa longue liste un roman à forte composante
autobiographique, dans lequel elle montre son ancrage dans l'entre-deux, double
attachement à la langue française et la langue maternelle. Aussi,
un roman où il s'agit de s'ouvrir sur l'Autre (tout l'ailleurs) et de
dépasser cette altérité. Enfin, de rendre
considération à la langue française dans une introspection
sur le chemin de la mémoire qui la conduit sur les lieux d'une enfance
folle dans l'Alger des année 50, et dans une Algérie,
réduite à un monolinguisme plus qu'appauvrissant, où
l'écriture en langue française est le prix pour qui veut mourir,
d'où l'expression d'un impossible retour.
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