La langue comme lieu érotique
Dans La Disparition..., la langue devient un lieu
érotique : dans sa première lettre à Marise, Berkane, en
plus de la nostalgie qu'il exprime en l'absence de celle-ci, nous parle de leur
passion qui, jusque dans les conversations créait l'érotique
linguistique. Encore, au-delà de son désir d'elle, c'est son
dialecte à lui qui désirait le sien. Dans cette première
partie du roman, c'est l'arabe de Berkane qui désirait la langue
française de Marise, ce qui fait que cet érotisme des langues,
exprime l'attachement de Soi à l'Autre. D'abord, le nom de Marise, se
voit altéré dans sa prononciation par l'accent tendre de Berkane
ce qui lui donnait une certaine résonance du dialecte maternel de
celui-ci (Marlyse).
Ton pseudonyme pour le public (mar-ly-se !), qui devenait sur mes
lèvres, le (chérie) que je ne sais pas
prononcer spontanément, à la place, fusaient,
deux, trois vocables arabes de mon enfance, étrangement ceux
de l'amitié, presque de la consanguinité, qui, s'accouplant
à ton nom de théâtre, exprimait mon attendrissement [...]
14.
Cependant, cette tentative de fusion échoue du fait de
l'impossibilité de communiquer l'amour dans l'altérité des
deux dialectes : « Les mots de notre intimité, et leurs sons
dispersés, tu les entendait comme une musique seulement
»15. Ici encore, l'adverbe « seulement » exprime la
non totalité de la communication et son interruption. D'où cet
attristement que Berkane évoque plus loin : « Te souviens-tu
qu'il m'arrivait de m'attrister que tu ne puisses, à l'instant où
nos sens s'embrassaient, me parler en ma première langue [...]
»16. Ainsi, plus loin que l'érotique des deux langues,
celui de Berkane prend un élan sauvage avec une rage vorace «
aspirant à avaler celui de Marise ». L'amour et le désir
deviennent dans l'incommunicable, agression de l'Autre, de sa langue. De ce
fait, l'incommunicabilité de l'amour à l'Autre devient visible,
d'abord dans le dialogue verbal, ensuite dans l'écriture, puisque
Berkane n'envoie pas les lettres à Marise.
Dans toute la première partie du roman,
l'érotique langagier investit le texte dans les deux lettres de Berkane,
sous couvert de la nostalgie et du regret de l'Autre. Il crée
au-delà de cette nostalgie ce que Marc Gontard appelle : «
espace fusionnel de la passion »17. Mais cette fusion,
s'est-elle opérée ? En effet, l'échec de la fusion
explique en partie le retour de Berkane, néanmoins, ce rapport entre Soi
et l'Autre devient « con-fusion ». A la fois amour, bonheur
mais aussi, affrontement des deux corps, (amour et désamour) des deux
dialectes. Ces derniers deviennent, dans les souvenirs et l'écriture au
présent de Berkane, les « ennemis intimes ».
Par ailleurs, dans la seconde partie du roman, nous assistons
à une autre scène érotique, où les deux dialectes
légèrement différents, celui de Berkane et de Nadjia,
investissent le dialogue dans l'amour. Dans cette partie, après avoir
rencontré Nadjia et après une nuit d'amour, Berkane écarte
le souvenir de Marise (la Française), jusque dans l'écriture, car
cette fois, il décide d'écrire pour lui : « Ecrire
enfin, mais pour moi seul ! »18. Ainsi, avoir
retrouvé Nadjia symbolise les retrouvailles du dialecte maternel pour
Berkane : « les mots arabes et les soupirs de Nadjia la veille
effacèrent le reste »19. A cette rencontre et dans
l'amour, la langue française semble céder au dialecte maternel
l'arabe. Désormais, les mots arabes et les râles de Nadjia, sont
comme des caresses chargées d'amour et de douceur pour Berkane.
[...] je reviens aussitôt ! Avait-elle promis, en
français cette fois- elle m'a tendu ses lèvres dans le vestibule,
elle s'est collée contre moi, debout à moitié
habillée ou avant de se rhabiller tout à fait, elle a promis,
doucement, en mots arabes presque de caresses (ya habibi) ! [...]
Ainsi, Berkane écarte le souvenir et les lettres non
envoyées pour Marise afin de reprendre l'écriture. La langue
française dont il écrit, cette fois-ci, est altérée
par la voix et les râles de Nadjia, d'où
l'interpénétration des deux langues, à savoir l'arabe et
le français. Dès lors, l'écriture devient l'espace
même où se déploie l'érotique et la fusion/confusion
des deux langues. Plus loin, dans les scènes d'amour charnel presque
sauvage, la tentative de fusion des corps/langues, se fait dans la torture, le
mal, l'extase, la volupté ainsi que la volonté de s'entre
pénétrer, de se tatouer, de se labourer, en somme, de fusionner
avec l'Autre. Tant de mots et d'expressions qui, au-delà de
l'érotique, traduisent une volonté de s'unir avec l'Autre pour
réaliser enfin l'unité du « Je », comme
14- Ibid, p. 20-21.
15- Ibid, p. 21.
16- Ibid, p. 21.
17- GONTARD Marc, cité in, VON Erstellt, A la
rencontre de l'Autre : L'écriture de l'altérité dans Les
nuits de Strasbourg d'Assia Djebar, mémoire de master 2,
réalisé en collaboration (Université Lumière - Lyon
2) et (Université Leipzig), dirigé par : Prof. Charles Bonn, Prof
: Alfonso de Toro et Wolfgang Fink, 2005/2006.
18- DJEBAR Assia, op. cit, p. 103.
19- Ibid, p. 102.
en témoigne la narratrice : « de tels mots arabes
ne sont pas de dureté, mais d'amour fléchissant, mais violent,
appelant la complicité déchirante, brûlante
»20
.
Enfin, dans le texte de La Disparition...,
principalement dans la première partie, Djebar évoque la guerre
fratricide entre l'Algérie et la France, mais celle-ci n'est que
prétexte pour effectuer un ancrage dans la réalité de la
guerre civile en Algérie durant les années noires. Ainsi, la
disparition est doublement symbolique et significative, d'une part la
disparition d'une époque prétexte pour écrire cet
impossible retour à la terre natale, d'une enfance écoulée
dans le vielle Alger (la Casbah), et d'autre part cette perte et meurtrissure
de toute une liste d'écrivains et de journalistes francophones,
auxquelles elle assiste amère, à l'image de Berkane qui
disparaît.
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