II. Le temps de l'autonomie
L'indépendance de la République du Congo amena
à une carence de main d'oeuvre. Les Européens étant
partis, il apparaissait clairement qu'il n'y avait pas suffisamment de cadres
congolais formés pour satisfaire aux besoins du nouvel Etat. On pouvait
compter en tout trente diplômés pour l'ensemble du territoire
national. Le pays ne possédait aucun juriste diplômé, aucun
médecin en titre, aucun ingénieur civil, aucun
scientifique50. Face à cette carence et à ce besoin,
des solutions complémentaires apparaissent.
A. L'Université de Kisangani et les instituts
supérieurs techniques
De nombreux instituts supérieurs techniques furent donc
créés.
47 Idem, p. 90
48 GILLON, L (Mgr), Op. Cit., p. 81
49 MALENGREAU, G., Op. Cit., p. 49
50MUTAMBA, J-M., Du Congo belge au Congo
indépendant 1940-1960 : Emergence des « évolués
» et genèse du nationalisme, Kinshasa, IFEP, p.154
Pour former des magistrats et des cadres administratifs,
l'Ecole Nationale de Droit et d'Administration (E.N.D.A.) fut
créée le 28 décembre 1960. De même, pour former des
ingénieurs d'exécution pour les chantiers, l'Institut National
des Bâtiments et des Travaux Publics (I.N.B.T.P.) ainsi que, l'Institut
National des Mines (I.N.M.) de Bukavu furent créés en 1961.
Un Institut Pédagogique National (I.P.N.) est
crée à Léopoldville en 1961. Puis des Instituts
Supérieurs Pédagogiques (I.S.P.) surgissent un peu partout sur le
territoire congolais, à Boma en 1963, Bukavu en 1965, Lubumbashi en
1966, Bunia et Mbuji Mayi en 1968. Car, il fallait assurer la formation
d'enseignant pour le primaire et le secondaire51.
L'ordonnance loi n°160 du 10 juin 1963, créa une
« Université Libre du Congo » à Kisangani. Cette
dernière, comme Lovanium, n'était pas officielle mais
confessionnelle privée ; elle était créée sous
l'impulsion des églises protestantes. Cette université vint
compléter le tableau. Après l'indépendance donc, l'on
retrouve une Université catholique l'« Université Lovanium
» à Léopoldville, une Université officielle l'«
Université Officielle du Congo »52 à
Elisabethville et une université protestante l'« Université
Libre du Congo » à Stanleyville.
B. L'africanisation de l'enseignement
Avec l'indépendance et la prise en main de sa
destinée par les Congolais, la donne changea. A présent,
l'ancienne colonie belge devenait un Etat autonome. Désormais ce
n'était plus des intérêts étrangers qui devaient
primer mais plutôt les intérêts nationaux.
Au début de l'année académique 1966-1967,
à l'U.L., l'on peut ressentir la satisfaction qui transparaît dans
le discours des autorités académiques concernant le travail
accompli : satisfaction par rapport aux nombreuses constructions et
acquisitions :
« Le dynamisme constructeur de notre
université, qui devient légendaire, ne s'est pas
démenti... notre colline est toujours en chantier, à l'un de ses
endroits... un home destiné à recevoir 450 étudiants sont
en voie d'établissement. »53« Si nous nous tournons
du côté de l'équipement scientifique et technique, nous
devons signaler deux ou trois faits marquants... une acquisition importante
vient d'être faite à l'université
51 BONGELI, E., L'université contre le
développement au Congo-Kinshasa, Paris, l'Harmattan RDC, 2009, p.
60
52 Pendant la sécession, l'ordonnance
présidentielle n°800/162 en fit l'Université de l'Etat
à Elisabethville. Elle garda ce nom du 14 septembre 1960 à la fin
de sécession en 1963.
53Discours académiques prononcé pour
l'ouverture de l'année académique 1966-1967 par le vice recteur
Tharcisse TSHIBANGU, pp. A1-A2
(...). La propriété d'un matériel
d'une valeur de 50.000 dollars ... a été transférée
à la République Démocratique du Congo(...). Le recteur de
l'université a par ailleurs pu acquérir à notre
institution un ordinateur électronique dans la série des plus
perfectionnés qui existent en ce moment. »54
Mais aussi par rapport à une africanisation toujours plus
visible :
« En même temps que l'Université essaie
de développer sa vie académique, elle fait un effort toujours
plus grand pour s'insérer davantage dans la réalité
africaine sous tous ses aspects, c'est ce que nous nommerons son africanisation
»55.
Malgré ce discours résolument optimiste, force
est de constater que dans les faits, c'était un peu plus
compliqué. Certes comme, le disait le vice-recteur, les cours
continuaient, de nouveaux bâtiments étaient construits, mais
à ce moment là il se posait un problème de taille : celui
de la capacité de l'université à former des universitaires
aptes à résoudre les nombreux problèmes qui se posaient
dans la société. L'enseignement donné était- il
vraiment apte à former des Africains et dans ce cas précis des
Congolais, fiers d'abord de leur identité africaine, des Noirs
conscients de leur Nation et de leurs devoirs, pouvant leur permettre d'aller
de l'avant ?
C'est cette problématique de l'enseignement
universitaire, de ses aspirations et de ce qu'elle entraina réellement
que nous allons tenter de capter dans ce point en parlant d'un concept
extrêmement important pour les universités africaines :
l'africanisation.
Le concept d'africanisation de l'enseignement est tellement
important qu'il revient dans les différents débats sur
l'université au Congo.
Au commencement de l'Université, les promoteurs
parlaient d'une université africaine. Il s'agissait de créer au
Congo une institution d'où pourrait sortir une culture purement
africaine.
Après l'indépendance, c'est un sujet qui porte
débat, car si, pour prendre l'exemple de Lovanium, Monseigneur Luc
Gillon dit d'elle qu'elle n'a jamais été une université
belge en Afrique56. Pour d'autres, elle ne fut qu'une pâle
copie de l'Université de Louvain au Congo, car avec
l'indépendance politique, l'absence de correspondance entre la culture
enseignée à l'université et la culture vécue par la
société africaine se fait sentir57.
54 Ibidem
55Ibidem
56 GILLON, L. (Mgr), Op. Cit., p. 178
57 LACROIX, B., Op. Cit., p 6
Devant ces contradictions, se pose la question de savoir
effectivement le sens de cette africanisation et dans quelle mesure elle a
été effective dans nos universités.
Pour Monseigneur Tshibangu, l'africanisation comporte deux
plans de réalisation : tout d'abord celui de l'africanisation des
cadres, et ensuite la profonde insertion de l'établissement dans le
milieu africain et son orientation spirituelle.
Selon cette définition, on doit donc d'abord tenir
compte de l'africanisation des cadres.
Dans les différentes universités congolaises, cette
donne n'a été vraiment effective que vers la fin des
années 60.
A Lovanium, le premier recteur congolais n'apparaît
qu'en 1968 avec Monseigneur Tshibangu et à Lubumbashi, il ne viendra
qu'en 1970 avec le professeur Ferdinand Ngoma. La majorité du corps
enseignant des universités jusqu'à la réforme de 1971 se
composait presque exclusivement des professeurs étrangers, surtout
européens et belges.
Cette constatation peut s'expliquer par le fait que les
études universitaires ayant commencé relativement tard dans nos
universités, il fallait donner le temps à la relève
congolaise de se former. Il fallait que les universités sortent des
assistants, des chargés de cours, des professeurs congolais.
Le deuxième facteur relevé par Monseigneur
Tshibangu, a été l'orientation spirituelle de l'université
grâce aux programmes de cours, leurs contenus, leur mode d'enseignement
utilisé, les approches épistémologiques et aussi la
référence à des préoccupations
spécifiquement africaines. Cela pour aboutir à la reprise, la
recréation et au développement d'une culture africaine
renouvelée, enrichie par des acquisitions venant de
l'extérieur58. Au-delà de l'emplacement de
l'université59, ou de la nationalité de ses membres.
Dans une université, la formation reçue doit pouvoir permettre
aux étudiants de détruire les formes sociales anciennes pour en
faire sortir une société nouvelle, meilleure et plus
adaptée.
Pour parler simplement, disons qu'une université est
africaine lorsqu'elle contribue le mieux possible à connaître et
à résoudre les contradictions des sociétés
africaines ; lorsqu'elle prend une part importante dans la création de
forme sociale nouvelle dans une Afrique confrontée au défi de son
développement et de son adaptation au monde moderne60. Pour
cela, les universitaires doivent connaître la société
qu'ils entendent
58 Rapport académique prononcé par Mgr
Th. Tshibangu p. A15
59 En Afrique ou en Europe
60 VERHAEGEN, B., L'enseignement universitaire au
Zaïre : de Lovanium à l'UNAZA 1958-1978,
Paris-BruxellesKisangani, L'Harmattan-CRIDE-CEDAF, 1978, p. 74
transformer ; ils doivent comprendre les structures qui
existent déjà, le système de pensée et les valeurs
existantes61. Un médecin ne peut soigner une maladie qu'il
n'a pas diagnostiquée.
Il semble pourtant que cette norme soit très peu prise
en compte au Congo, puisque dans les programmes des cours une place
extrêmement réduite voir quasi inexistante dans certaines
facultés est donnée à la société congolaise.
Les programmes tendent plus à définir la société
européenne que la société africaine. Comme le dit le
professeur Bongeli « l'apprentissage de la science occidentale dans le
milieu universitaire congolais s'accompagnait de l'acquisition du mode de vie
occidentale. (...) Il était question de former des blancs à peau
noire »62.
Dans les facultés, on faisait table rase du
passé africain, pour ne prendre en compte que l'apport européen.
Dans le programme, le cours d'histoire n'était pas mentionné, de
même que l'ethnologie africaine. Le département d'histoire
à Lovanium ne sera créé qu'en 1967. La
société, le système de valeurs congolais est exclu de la
réflexion des étudiants congolais. Lors de la réforme qui
intervient en 1971, l'un des griefs retenus contre le système
antérieur, était que : l'enseignement qui est dispensé
est en réalité un enseignement étranger, nullement
adapté à notre système de valeurs, à notre milieu,
à nos problèmes, à notre culture. De même, il n'y a
pas de lien suffisant entre les thèmes de recherche de l'enseignement et
nos secteurs d'activités nationales ni entre les résultats de
cette recherche et leur utilisation pratique.63
Les années 50 sont une période
d'ébullition dans le monde du savoir, par rapport à l'Afrique et
à sa place réelle dans l'histoire de l'humanité.
L'historiographie de l'Afrique prend de nouveaux chemins, dès 1947, des
revues comme « Présence Africaine », militent pour une
histoire de l'Afrique décolonisée, moins
européocentrique64. Cette tendance est, de plus en plus,
présente dans certaines universités européennes : à
l'université de Londres par exemple, en 1950, il existait une «
School of Oriental and African Studies ». A la Sorbonne en France, une
chaire
61 Idem, p. 75 : la transformation des
sociétés africaines, qui doit leur permettre
d'intérioriser et de poursuivre ce développement en
l'africanisant, implique d'abord une connaissance en profondeur et totalisante
de l'Afrique et non pas une connaissance externe, analytique,
c'est-à-dire, nécessairement aliénante ... il faut une
appréhension globale, historique et dialectique, des
sociétés africaines en tant que totalité concrètes,
c'est-àdire dans toutes leurs relations avec leur passé et leur
culture d'une part, avec les composantes du monde moderne, y compris les
survivances coloniales.
62 BONGELI, E., Op. Cit., p. 92
63 Discours de Mgr Tshibangu p. A14
64 FACE, J.D., « Evolution de l'historiographie
de l'Afrique » dans Histoire générale de l'Afrique
I dirigé par Joseph Ki-Zerbo, Paris, UNESCO, 1980, p. 59
d'histoire africaine avait été
créée durant la même période.65 En
Afrique même, une génération de fils du continent
s'était plongée dans des recherches sur leur continent. Au Congo
belge toutefois, ces nouveaux champs de recherche n'ont aucun écho.
Mais au-delà de la réalité de l'insertion
de l'étudiant dans sa société, on remarque à
l'université, l'absence de grands débats sur l'Afrique et des
réflexions ayant conduit à l'indépendance. La
compréhension du message des chantres de la décolonisation
était découragée. Les étudiants se plaignaient que
le fait de parler de Sékou Touré pouvait les faire renvoyer des
établissements66.
Il est intéressant de noter que parler d'une
africanisation totale de l'enseignement est comparé pour les
autorités à une baisse de niveau de l'enseignement67,
comme si pour que l'enseignement garde un niveau acceptable et international,
il fallait qu'il continue à utiliser les programmes calqués sur
les universités belges uniquement.
La question qui se poserait ici serait de savoir comment on
pourrait tenter de transformer une société sans savoir ce qu'elle
était réellement.
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