V.2- Le magnétisme irrésistible.
L'attraction féminine se décline en deux points
: d'abord l'hommage rendu au personnage féminin, ce qui témoigne
l'admiration éprouvée pour lui ; ensuite son charme physique et
spirituel. La Mémoire amputée est le prétexte
choisi par Werewere-Liking pour saluer la mémoire de toutes les femmes
africaines en général et les femmes dynamiques en particulier,
leur rendant ainsi un vibrant hommage. Michelle Mielly fait de cette
idée le point d'ancrage de l'oeuvre :
« Liking [...] fait de son expérience
personnelle un amalgame de celles de nombreuses femmes avec la
grand-mère Madja, tout comme Madjo dans L'Amour-Cent vies, le
point de repère principal. Madja est la figure de proue de cette
généalogie de femmes battantes auxquelles l'auteur rend hommage
» (M.A., 13).
notamment à la première section intitulée
« Temps O », l'auteur plante le décor en
présentant sommairement Halla, les motivations qui l'ont conduite
à la réalisation de ce projet et surtout les enjeux. Parmi ces
enjeux, il se dessine en bonne place l'hommage rendu aux personnages
féminins qui ont accompagné l'existence de l'écrivain
depuis son enfance :
« Du fond et tout au long de ma plus petite enfance,
images de femmes aimées ou rejetées, méprisées ou
affrontées, mais toujours indissociablement plantées sur le bord
de ma destinée, comme des panneaux routiers, des signaux lumineux que
nul conducteur ne saurait impunément ignorer sans exposer dangereusement
sa propre vie. Alors, je pris la résolution d'écrire au
gré de ma mémoire, sans lui imposer un ordre ou une
préséance, et encore moins, un rythme extérieur »
(M.A., 22).
Ces mots constituent les dernières phrases du Temps O.
Ils annoncent clairement les couleurs et avisent le lecteur sur les enjeux. Le
dénouement de l'intrigue se fait à la section « 48
» par une sorte de bilan. La narratrice revisite quelques personnages
actifs qui lui ont été très proches et salue leur
mémoire. Que ce soit ceux qui sont restés en vie ou ceux qui ont
connu le trépas. Mais elle insiste davantage sur les personnages
féminins. C'est comme si, ayant fait parler les mémoires des
femmes, ayant ôté le voile sur leur silence, elle pense avoir
accompli sa mission. Et qu'à l'heure de la traversée du «
Grand Fleuve »79, elle s'en irait en toute
quiétude, fière d'avoir arpenté sa trajectoire de bout en
bout. Surtout, Halla termine son discours en invitant les Africains à
célébrer la femme afin que le continent noir connaisse un avenir
glorieux :
« Qu'au coeur de ma terre embrasée par la
guerre fratricide des pauvres, je vous nomme encore et encore ô vous tous
si près de mon coeur, que je vous chante une dernière fois, en
souvenir de mes mères Naja et de mes Tantes Roz
Avant que ne s'endorme ma voix
79 - Joseph Ngoué, Op. Cit., p. 25.
Pourquoi manquerais-je de sérénité
?
[...]
Je crains un plus grand écrasement des femmes mes
filles, si toutes les tantes Roz venaient complètement à
disparaître, avec nos mémoires amputées, trouées...
Une sorte de retour à la traite cache malicieusement son museau
derrière des mots qui ne veulent plus dire la même chose.
Souvenez-vous, sinon de vos mères, au moins de vos tantes qui ont pu
tuer le mal par le silence, et que vogue le futur » (M.A.,
412-414)
Liking termine son récit sur une note d'espoir, celle
de voir l'Afrique sortir de sa situation de marasme actuelle. Laquelle
situation est fortement dénoncée tout au long du récit
comme dans ce discours de fin. C'est ce qui justifie la tonalité
ambivalente qui se dégage ici. La peur et la mélancolie
(« je crains ») côtoient l'espoir et la joie
(« que vogue le futur »).
Pendant que la femme est honorée, l'homme ne l'est pas.
Au contraire, la narratrice trouve en lui le germe du mal-être de
l'Afrique. Il est responsable de toutes les vicissitudes des Africains et plus
particulièrement des guerres fratricides incitées ça et
là pour préserver des pouvoirs factices, des pouvoirs
contre-pouvoir. Halla s'en offusque vivement. C'est pourquoi elle craint que
les femmes qui sont porteuses d'espoir en soient de plus en plus victimes et
elle en appelle donc à la clémence et à l'humanisme de ces
hommes. Qu'ils deviennent humains au moins au nom de leurs mères et
tantes à défaut de l'être pour leurs épouses et
soeurs :
« Hélas, j'entends un requiem lourd et
traînant sur les pas de mes hommes déshumanisés qui
s'entredéchirent pour des bribes d'apparences d'un pouvoir sans
conscience divine, un pouvoir pire que celui de la jungle, un pouvoir qui
dévore sans devoir de perpétuer la vie, qui tue pour tuer, sur
commande, un pouvoir de robot » (M.A., 414).
En dénonçant le sadisme des hommes au
dénouement du récit, WerewereLiking confirme
définitivement que l'homme est foncièrement méchant et que
c'est cette idée qui doit être retenue de lui. En revanche, elle
consacre, par le jeu
de l'ironie, l'honneur qui est dédié aux femmes
et qui doit continuer de l'être. Surtout qu'elles captivent aussi par
leur charme. Le personnage féminin exerce une attraction tant sur les
êtres humains que sur les génies. Chaque fois que Halla
Njokè se retrouve dans la forêt, Yèrè apparaît
sous l'apparence humaine. Yèrè est le génie de la
forêt qui pousse « sous l'arbre fantôme » (M.A.,
158). Cette présentation est faite dans la chanson qui le
célèbre :
« `'Yèrè Mbèi Ngock a poussé
sous l'arbre fantôme Tel un champignon, Yèrè fils de la
pierre Albinos Yèrè vivra comme l'écureuil de
l'ancêtre Sénd Biok Grimpant et sautillant le long des
branchages
Sans construire un nid sans creuser des terriers
Yèrè n'est qu'un passant égaré sur terre
Si tu cherches Yèrè fils de la pierre Albinos
Cherche le sous l'arbre fantôme
Où poussent les champignons des retrouvailles de
génies `' » (M.A., 158- 159).
Dès que ce génie flaire la présence de la
narratrice dans la forêt, il arrive instantanément comme mu par
une force attractive. Les rencontres se passent quand Halla vit encore chez son
père où Mam Naja, sa marâtre, lui abandonne toutes les
tâches domestiques. Le lieu privilégié pour son
assoupissement est la forêt qui est non loin de leur case et où
elle va régulièrement, prenant avec elle son bébé,
une fois que ses parents sont sortis :
« Je ne voulais plus rester là, seule à
tenir un foyer auquel les fondateurs eux-mêmes ne croyaient pas. [...]
Alors, brusquement, je me suis mise à emprunter le chemin du fleuve
dès que mes parents tournaient le dos. Je confiais les deux petits
frères à la vieille Rébecca. Mon bébé au
dos, je partais m'asseoir sur le vieux tronc d'arbre de la crique aux
tambourineuses. Yèrè, que je nommais désormais mon bissima
et qui m'appelait son génie des eaux, ne tardait pas à me
rejoindre. On aurait dit qu'il sentait ma présence dans ce lieu,
où qu'il se trouve dans le village, car je n'attendais jamais plus d'un
quart d'heure sans qu'il arrive en courant » (M.A., 156).
Alors que le génie devrait agir sur Halla parce qu'il a
des pouvoirs surpassant ceux des humains, il se retrouve agi. Il se
dépêche pour aller à sa rencontre comme s'il devrait
être châtié au cas où il arrivait en retard.
Yèrè courtise même Halla dans le dessein de faire d'elle
son épouse. Il ne se contente pas de la fréquenter simplement
:
« Il voulait savoir si je l'attendrais. On se
marierait [...]. Il prenait mon regard en captivité. On se regardait
pendant des moments incroyablement longs. Il prenait ma main et la serrait
longuement, progressivement, jusqu'à ce que je lui dise qu'il me faisait
mal. Alors il me relâchait en riant. Donc je ne rêve pas, [dit le
génie], tu es vraiment humaine et tu es là tout près de
moi. Je suis si heureux que je crains de n'avoir plus rien d'autre à
découvrir sur cette terre » (M.A., 157).
Mais Yèrè apporte aussi beaucoup au personnage
féminin dont il tire profit. Il initie Halla à la
phytothérapie et l'abreuve des connaissances historiques, cosmogoniques
et ésotériques :
« C'est lui qui le premier a attiré mon
attention sur les différences entre ce qu'il appelait les connaissances
des blancs et le savoir de nos ancêtres. Il établissait des
comparaisons qui me laissaient bouche bée. [...] Il me racontait des
histoires anciennes, des mythes, me chantait des épopées comme
celles que chantaient les grands aèdes dans la cour de Grand Pa Helly
» (M.A., 157).
En dehors de Yèrè, un autre génie vient
à la rencontre de Halla. Il s'agit d'un poisson mystique. Mais cette
fois-ci, il la trouve en compagnie d'un autre génie. Et cela nous fait
penser à un adage : « Qui se ressemble s'assemble ».
Un génie ne peut être attiré que par un autre
génie. Si Yèrè est attirée par la femme, c'est
parce que, à défaut d'être elle-même un génie,
elle possède au moins des pouvoirs surnaturels. Le poisson dont le
pouvoir mystique semble bien supérieur à celui de
Yèrè n'est venu à Halla que quand elle est en compagnie
d'un autre génie et qu'elle a même déjà reçu
d'autres pouvoirs apportés par ce dernier. Le
génie-poisson apporte, lui aussi, un enseignement et
non des moindres. Il enseigne en parabole le mythe du premier monde qui a
été englouti par les eaux et que Platon nomme l'Atlantide. Ce
mythe est l'histoire cosmogonique de l'Egypte pharaonique et par
conséquent de la terre africaine ou même de ce monde dans lequel
nous vivons actuellement, s'il est acquis que l'Afrique est le berceau de
l'humanité :
« Un poisson qui imprimait des mots dans nos
têtes sans cependant émettre des sons. Nous nous étions
regardés pour vérifier si chacun entendait bien cette parole
muette. Le poisson racontait une histoire à propos d'une terre d'union
qui s'appelait Atna ou Atlana » (M.A., 157).
L'appellation « Atlantide » est le synonyme de
« Atlana » ou « Atna » selon certains historiens et
égyptologues. Mais le monde englouti par les eaux, suite au «
Grand Cataclysme »80 que la terre a connu en 9792 avant
notre ère, a pour dénomination originelle «
Ahâ-Men-Ptah »81 qui signifie « Le premier
coeur de Ptah »82, Ptah étant Dieu. L'histoire du
Grand cataclysme d'où transparaît cette appellation est parvenue
à l'humanité grâce au travail des « Grands
Prêtres rescapés »83. Ils avaient pour devoir
de la graver sur des pierres pour qu'à jamais les Africains en
particulier et les hommes en général sachent d'où ils sont
venus :
« Les Grands Prêtres entreprirent de conter
leur odyssée en la gravant sur la pierre impérissable. Avant de
parvenir sur cette terre devenue l'Egypte, et durant un long et terrible exode,
ces religieux avaient guidé les survivants vers la terre promise, sans
aucune hésitation possible, vers celle qui deviendrait leur
"deuxième coeur" [...]. Il fut demandé un autre effort prodigieux
afin d'ériger à nouveau, sur ce site, ce qui deviendrait le
complexe des "Combinaisons-Mathématiques-Divines" et des Annales
originelles du "Coeur-Aîné" : Ahâ-Men-Ptah, l'Amenta, surnom
phonétisé
80- Albert Slosman, Et Dieu ressuscitera à
Dendérah, Paris, Robert Laffont, 1980, p. 10.
81- Albert Slosman, Ibid, p. 10.
82- Albert Slosman, Ibid, p. 10.
83- Albert Slosman, Ibid., p.10
de ce qui était depuis si longtemps le Royaume des
Ancêtres du Continent perdu »84.
Le récit de l'odyssée d'Ahâ-Men-Ptah pour
la « Terre Promise »85, l'Egypte, renseigne sur
l'origine des Africains et de la grande et puissante civilisation pharaonique.
Au centre de cette genèse se trouve Dieu qui avait décidé
de détruire son « premier coeur » à cause de
l'impiété de la plupart de ses populations. L'indignation du
Pontife Khanepou quand il apprit la nouvelle du roi Khoufou le démontre
: « Quelle faute avons-nous commise pour que Dieu permettent pareil
sacrilège ? En quoi sommes-nous responsables de la prise du sceptre par
les adorateurs impies du soleil ? Devons-nous être punis à cause
d'eux ? »86.
La femme se trouve aussi au centre de cette genèse.
Nout que Dieu avait baptisée la « mère divine
»87 avait été choisie pour porter en son
sein le Rédempteur Osiris qui devait sauver ceux qui pouvaient
l'être et les conduire à « Ath-kâ-Ptah
88», le « Deuxième-coeur-de-Dieu
»89, la Terre Promise, l'Egypte. L'Egypte est donc le lieu
où tous les rescapés devaient se retrouver pour bâtir un
nouvel empire plus fort et plus puissant que le précédent :
« Le lieu tant attendu et enfin trouvé, fut
appelé Ta Mérit en un premier temps : `'Lieu aimé'',
appellation qui lui fut conservée jusqu'à ce que le premier roi
de la première dynastie unifie le territoire entier en un
"deuxième-coeur-de-Dieu" : Ath-Kâ-Ptah, nom qui fut
décidé de lui donner des millénaires avant leur
arrivée par les survivants d'Ahâ-MenPtah, les rescapés de
l'Atlantide, lorsqu'ils promirent de sceller ainsi la seconde alliance avec
Ptah. Ce fut d'ailleurs ce nom d'Ath-Kâ-Ptah que les Grecs
phonétisèrent en Ae-Guy-Ptos, dénomination reprise en
français par Egypte »90.
84- Albert Slosman, Ibid, pp. 101.
85- Albert Slosman, Ibid, p. 10.
86- Albert Slosman, Ibid, p. 177.
87- Albert Slosman, Ibid, p. 182.
88- Albert Slosman, Ibid, p. 182.
89- Albert Slosman, Ibid, p. 182.
90- Albert Slosman, Ibid, pp. 11-12.
L'Egypte a été donc pour les rescapés, la
nouvelle terre d'union. Werewere-Liking a raison de s'interroger sur la
signification ambivalente de Atlana et de Atna, deux appellations pour un
même espace :
« Ce ne peut être que l'un ou l'autre mais pas
ces deux noms à la fois, répond mon bissima. Puisque l'un des
deux est le contraire de l'autre. Atna comme union et Atlana comme
découdre, désunir. Un seul pays ne peut pas porter les deux noms
en même temps » (M.A., 157).
En réalité, Ahâ-Men-Ptah assume les deux
sens : elle a été la terre oütoute
l'humanité vivait avant le Grand Cataclysme. En même temps, elle a
été le lieu de la désunion, des clivages avec deux formes
de croyances : le culte de Ptah et le culte du soleil. C'est d'ailleurs cette
désunion qui est à l'origine de l'engloutissement. Mais on peut
aussi interpréter cette ambivalence comme une sorte d'androgynie qui
caractérisait déjà la terre primordiale et dont
l'influence se répercute sur le monde actuel. Aucune
société ne saurait avoir un seul type d'êtres humains
présentant unanimement un même caractère.
Le drame d'Ahâ-Men-Ptah est lié au fait que l'un
des caractères et malheureusement le mauvais, l'emportait sur l'autre.
Or dans l'ordre des choses, c'est le bien qui doit intégrer le mal pour
que l'androgynie soit parfaite. Ceci est l'enseignement que véhicule la
narratrice à travers l'évocation de l'histoire d'Atlana. Le
génie poisson le confirme lorsque, dans son discours, il démontre
l'indissociabilité des deux principes. Il avoue même que sa
mission dans l'intrigue est de l'enseigner. Il réagit aux propos de
Yèrè qui s'indigne :
« Si tu veux, réplique le poisson, pas en
même temps, mais alternativement.
"Atna le soir, quand il faut tout fusionner
Atlana le matin quand il faut dissocier.
Désigner chaque chose, nommer chaque être
différemment
Mais soir et matin ne sont-ils pas du même
temps
Ce temps où l'on a abusé de sa part de savoir
et de pouvoir
Ou bien ce temps où l'on a partagé avec les
autres.
On appelle Atna ou Atlana, selon soi-même Dans le
même temps.
C'est ce que je suis venu vous dire" » (M.A.,
158).
Le choix de la femme en tant qu'être à qui cet
enseignement est confié est fort significatif. Elle possède des
dons qui lui permettent de saisir la portée de ce message. En plus, elle
est l'être par qui le bien ou le mal de l'humanité peut survenir.
Il est donc important qu'elle soit incitée à s'élever
à l'androgynie afin de comprendre les ambivalences humaines, de mieux
les gérer pour que le monde parvienne à la
félicité. Le monde doit fonctionner comme une balance en
équilibre dont l'un des plateaux porte le mal et l'autre le bien.
Voilà l'enseignement fondamental que le personnage féminin doit
intégrer pour que réussisse sa mission d'éveil de
l'Afrique et de l'humanité tout entière.
Une fois que ce message a été transmis comme par
initiation, les deux génies estiment leurs missions terminées.
Ayant remis à leur « soldat » l'arme qu'il lui faut, ils
estiment le combat déjà réussi. La «
traînée lumineuse » (M.A., 158) qui suit le
génie-poisson lorsqu'il s'en va et la joie qui parcourt
Yèrè au moment de s'en aller, en témoignent :
« Le poisson nous arrache la ligne de pêche que
nous tenions ensemble et traverse le fleuve comme une étoile filante.
Notre ligne de pêche dessine son parcours comme une traînée
lumineuse. Nous regardons avec ravissement et subitement, mon bissima
m'embrasse sur la bouche et dit : je suis heureux, si heureux ! Allons, viens,
j'ai fini » (M.A., 158).
« Mission terminée »91
dirait Mongo Béti. La femme est désormais affûtée
pour son ministère. L'apport des deux génies indique qu'au
charisme naturel de la femme, s'ajoutent d'autres forces
ésotériques qui font d'elle une grande prêtresse.
91- Titre d'un roman publié par Mongo
Béti en 1957.
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