CHAPITRE VI : LE GRAND PRETRE.
Outre la faveur que lui accorde le destin d'une part et son
magnétisme irrésistible d'autre part, l'onction divine se
manifeste chez le personnage féminin par son élévation
spirituelle et son pouvoir messianique.
VI.1- L'élévation spirituelle.
Deux signes indiquent que le personnage féminin est
spirituellement élevé : sa capacité à se gouverner
et sa capacité à décrypter les mystères. Une marque
de l'élévation spirituelle du personnage féminin est sa
capacité à se taire et à contenir ses instincts sexuels.
Garder le silence n'est pas la chose la plus facile à faire quand on
sait que les hommes, d'une manière générale, sont prompts
à la loquacité. Ils aiment raconter leurs expériences,
exprimer leurs points de vue, dire leurs joies et leurs peines, et même
se plaindre. La particularité du personnage féminin dans La
Mémoire amputée, et notamment celui inscrit dans la
tradition africaine, est sa propension au silence. D'ailleurs, l'exergue qui
résume l'Avant-propos de Michelle Mielly est une pensée de Sony
Labou Tansi qui rend hommage au silence : « J'écris parce que
je suis six cents ans de silence » (M.A., 7).
Garder le silence pendant si longtemps face aux violences et
injustices sociales dont on est victime est un témoignage de la
capacité à se gouverner, à contrôler son
inconscient. C'est une preuve de l'enracinement en soi du pouvoir de la
volonté : on ne fait que ce qu'on veut, et quand on veut, on n'est pas
sujet à l'entraînement des circonstances. C'est donc une attitude
hautement initiatique qui n'est pas l'apanage du commun des mortels, prompt
à crier quand il a mal. L'initié ne dévoile pas
spontanément ses états d'âme. Il vit dans une sorte
d'emmurement d'où seule sa volonté le sort. Le silence est une
marque de l'affermissement de la spiritualité. C'est un signe distinctif
du Lôs, de la surpuissance. Or tous les personnages masculins
présentés dans l'intrigue
comme des Lôs ne possèdent pas cette vertu ; ce
qui remet en question leur statut. Un grand initié ne saurait être
loquace et bavard.
Le rituel osirien prouve que l'une des finalités de
l'initiation est la culture du silence : apprendre à se taire. Se taire
dans le domaine initiatique ne signifie pas forcément ne pas parler. Il
invite à un travail de soi sur soi, un travail de maîtrise et de
contrôle de ses émotions. Il s'agit de taire les émotions
qui excitent la pensée. Si la pensée est agitée, la parole
suivra puisque les deux entretiennent une relation de cause à effet.
Garder le silence c'est alors créer le vide dans sa mémoire pour
la laisser se pénétrer des enseignements de la nature, pour lui
permettre de comprendre et non de s'émouvoir. Se taire c'est parler
quand on a choisi de le faire et utilement.
C'est ce que Werewere-Liking fait en écrivant ce roman
qu'elle considère comme une oeuvre de maturité. Pendant
longtemps, elle est restée en hibernation, gardant le silence, pour lire
et comprendre la société, la femme africaine. Durant une bonne
dizaine d'années environ, de 1996 à 2004, elle a consigné
par écrit les résultats de sa riche expérience
ruminée en silence. En tant que grande initiée, Liking a suivi
les étapes qui conduisent à la parole : observer, comprendre,
parler. Ses personnages féminins suivent le même parcours et se
démarquent comme de véritables avatars, de véritables
Lôs, tel que l'affirme Mielly :
« C'est la reconnaissance mutuelle de leurs
destinées communes d'"avatars féminins" des Lôs qui
révèlera les liens inextricables entre Tantie Roz et Halla. Mais
la découverte de ces liens éveille simultanément une
étendue immense de silence : il aurait fallu étouffer violence et
méfaits, amours et déceptions dans un mutisme solitaire
jusqu'à cette scène crépusculaire sous l'arbre où
Roz dévoile leurs innombrables liaisons communes. Le silence est moteur
créateur du Lôs féminin, et prend, chez les
héroïnes de ce roman, une qualité autant morale que pratique
» (M.A., 8).
La continence sexuelle s'illustre comme un autre indice
d'élévation spirituelle. Une fois de plus, seuls les personnages
féminins, et notamment Tantie Roz, font preuve de cette ascèse.
Aucun personnage masculin n'est présenté comme célibataire
ou sans enfant. Pourtant, en plus de Tantie Roz, Dora sa camarade n'a pas
d'enfant. Cette situation est très incompréhensible pour la
narratrice qui ne parvient pas à cerner comment une femme peut vivre
seule, sans compagnon, dans un environnement où chaque femme fait les
frais de nombreux courtisans qui l'approchent au quotidien. Halla qui s'emploie
résolument, mais sans succès, à arracher quelques paroles
à Tantie Roz sur sa vie, exprime son indignation :
« Mais surtout, acceptera-t-elle de me parler de son
rapport avec les hommes ? Je l'ai toujours connue seule, sans homme dans sa
vie. Comment en vient-on là avec tous les hommes qu'elle n'a pourtant
pas dû manquer de rencontrer ? » (M.A., 316).
S'interroger sur le célibat de sa tante c'est
enquêter sur les forces déployées pour dominer ses
instincts sexuels. Les instincts sexuels sont des pulsions les plus
irrésistibles que vivent les hommes. Seuls les initiés d'un haut
rang sont capables de les contenir. Le rituel osirien n'interdit pas l'acte
sexuel mais le recommande au couple seulement au cas où il est dans le
besoin de procréer.
L'histoire du couple divin africain le plus amoureux, symbole
du mariage parfait, ne fait en aucun cas mention des rapports sexuels qu'Osiris
et Isis auraient connus du vivant d'Osiris dans ce monde. Isis n'a
été fécondée qu'après la mort de son
époux dans le but d'avoir un enfant qui devait succéder à
son père au trône. L'acte de fécondation fait partie du
rituel institué par Isis : « "Osiris, murmurait-elle, vois, ta
soeur Isis est venue, ton épouse, s'ouvrant à ton amour. Place-la
sur ton phallus afin que ce qui sortira de ta descendance soit en
elle" »92. L'abstinence sexuelle et
surtout l'interdiction de l'infidélité semblaient être une
règle au point où la grossesse d'Isis avait soulevé un
tollé général tant chez les humains que chez les dieux.
Nul ne comprenait d'où était venue la grossesse alors qu'Osiris
était mort. Même Isis a dû prendre peur avant de se raviser
:
« Les retrouvailles entre Isis et Osiris, l'union qui
en résulta, la semence que ce dernier, qui était mort,
déposa en celle qui l'avait ranimé firent trembler la terre et le
ciel. La foudre fouetta la nuit, les dieux eux-mêmes prirent peur. Isis,
esseulée, se cacha, mais elle exultait : l'enfant qu'elle portait en son
sein, celui de son frère Osiris, règnerait à son tour sur
ce pays qui devait tant à ce grand dieu si injustement assassiné.
Par elle, femme isolée et abandonnée de tous, ce fils vengerait
la mort de son père »93.
Il peut sembler contradictoire que le roman
célèbre la procréation et en même temps la
continence sexuelle dans la mesure où Halla pâme d'admiration pour
sa tante esseulée. Il ne s'agit pas d'une contradiction, mais d'une
complémentarité de nature androgyne. Les deux types de
personnages doivent se côtoyer pour réaliser l'équilibre du
monde. Mais tout compte fait, la narratrice encourage la continence quand
l'exigent les besoins de la cause. Ayant déjà subi la
neuvième initiation alors qu'elle n'avait pas encore d'enfant, Tantie
Roz ne pouvait plus procréer. Au lieu de s'engager dans le vagabondage
sexuel pour de simples plaisirs, elle a choisi de rester fidèle au
serment initiatique. Elle n'a pas joué les parjures. En cela, elle
montre qu'elle est une vraie initiée. Le silence et la continence
sexuelle sont recommandés parce qu'ils assurent un développement
ascétique qui permet de percer les mystères.
Le mystère dont les arcanes sont
pénétrés dans l'univers romanesque est la mort. Elle est
décryptée à travers deux actions qui sont des rituels : la
cérémonie d'accompagnement du défunt d'une part et son
autopsie d'autre part.
92- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 86.
93- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 87.
Ces rituels sont d'une haute portée initiatique dans la
mesure où ils sont pratiqués par des initiés de hauts
rangs dotés d'une grande élévation spirituelle. C'est
Tantie Roz qui s'en charge dans le récit. Elle pratique une
cérémonie d'accompagnement pour la mère de Halla
lorsqu'elle décède. Ce rituel est ce qu'on a appelé en
Egypte antique la momification c'est-à-dire le fait de redonner vie
à un corps, à un défunt ; le fait de le diviniser :
« Avant de reposer dans le tombeau, d'entreprendre ce
voyage périlleux, le corps aura été momifié. La
momification a pour but de rendre divin. C'est d'abord de la liquidité
de la mort (la semence d'Osiris défunt venant féconder Isis) que
pourra rejaillir la vie : l'inéluctable déliquescence
écoulement de ce qui est mauvais (c'est-à-dire mortel) devient
"humeurs" initiales. Ensuite seulement aura lieu l'habillage à l'abri
duquel se produira la transformation. Les rituels de la momification que
suivent les égyptiens ont été initiés par la
préparation du corps d'Osiris par Anubis »94.
Selon les personnalités ressources95
consultées, c'est ce rituel qui continue d'être pratiqué en
Afrique lors des cérémonies d'obsèques de tout individu et
surtout d'un roi. Il a pour but de permettre au défunt « de
traverser son `' purgatoire» avant de regagner le Grand Tout Lumineux
»96. C'est grâce à la cérémonie
d'accompagnement qu'on dit en Afrique que :
« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis Ils sont
dans l'ombre qui s'éclaire
Et dans l'ombre qui s'épaissit,
Les morts ne sont pas sous la terre
[...]
Les morts ne sont pas morts »97.
94- Nadine Guilhou, et Janice Peyré, Op. Cit., p. 260.
95- Nous avons consulté dans le cadre de ce travail
des personnes et des personnalités traditionnelles d'Afrique qui ont une
bonne maîtrise de la culture et des initiations africaines. Tous sont
membres du C.E.R.V.A., une association internationale dont le siège
social est à Paris. Cette association a pour but de promouvoir la
culture africaine.
96- Christiane Desroches Noblecourt, Op. Cit., p. 253.
97- Birago Diop, « Souffles » In Anthologie
africaine II, Paris, Hatier, 2002, pp. 54-55.
Cet extrait du poème « souffle »
nous permet de justifier le concept « cérémonie
d'accompagnement ». Nous préférons cette terminologie
à la place d'« obsèques » ou de «
cérémonie d'enterrement ». En réalité, la mort
ne constitue pas une fatalité en Afrique même si elle suscite des
douleurs. Or ces deux expressions couramment utilisées ont une
connotation péjorative voire négative. La mort étant
considérée comme l'ultime initiation ou l'initiation
suprême dans la cosmogonie africaine, elle est une occasion pour les
vivants d'envoyer leurs meilleures pensées au défunt afin qu'il
ne rencontre pas d'obstacle sur le chemin qui mène vers Osiris. C'est
pour cette raison que cette cérémonie est réservée
aux grands initiés qui ont le parfait contrôle de leurs
émotions et qui maîtrisent les paroles incantatoires à
prononcer et même les éléments nécessaires pour le
rituel. La société du texte, pour ce qui est de Naja, a fait
recours à Tantie Roz :
« A minuit, nous l'avions appelée pour allumer
les cinq bougies de l'étoile de notre mère Naja, et les
déposer sur le grand lit mortuaire lobi dans le salon. Nous [...] avions
alors observé les bougies se consumer pour recueillir les ultimes
indications sur la manière dont maman était partie, et pouvoir
lui envoyer des énergies sur les pointes les plus défaillantes,
afin qu'elle puisse se présenter plus équilibrée dans son
scintillement devant la porte étroite. » (M.A., 348).
Cet extrait donne la précision selon laquelle le but de
la cérémonie d'accompagnement est aussi de procéder
à une autopsie initiatique. Cette pratique permet de disséquer le
corps en fonction de la résistance des flammes des cinq bougies
placées respectivement sur la « "pointe corps" », «
la pointe des émotions », « la pointe intellectuelle »
et « sur les pointes volonté et conscience »
(M.A., 348-349). Si la flamme d'une bougie résiste, cela
témoignage de la résistance de la partie de l'être
où est placée cette bougie. Et l'initiée peut donc faire
des lectures profondes en décelant les dernières
volontés
du défunt et l'origine de sa mort. Limitons-nous en guise
d'illustration aux interprétations faites des deux dernières
flammes :
« Les deux dernières bougies, sur les pointes
volonté et conscience ne se sont éteintes qu'au bout de presque
cinq heures de temps en même temps. Elle nous a attendues trois jours
dans un profond coma d'où elle n'émergeait que pour demander si
ma cadette et moi étions arrivées. [...] La volonté et la
conscience ont dû quitter rageusement un corps déjà
abandonné par tous ses aspects subtils de survie depuis trop longtemps
» (M.A., 349).
Au terme de l'autopsie, le diagnostique général
révèle que la mort de Naja est désastreuse et humiliante
parce qu'elle a été provoquée par son mauvais mariage :
« Voilà ce qu'on appelle mourir dans le
désespoir, mourir de misère, mourir pourri [...]. Voilà
à quoi ça sert de s'imposer de subir les mauvais choix. [...]
Pourquoi n'as-tu pas pu nous aimer plus que ce foutu mec maman, comme nos
grands-mères aimaient plus leurs enfants que les mecs ! Et voilà
que tu nous as abandonnés pour de bon, et pour rien ! » (M.A.,
349).
Les interprétations faites de la mort de Naja montrent
bien que ce travail n'est pas réservé aux profanes. Il est
l'oeuvre des êtres ayant reçu l'onction divine pour sonder les
mystères et même envisager l'avenir.
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