TROISIEME PARTIE : L'ONCTION MYSTICO-RELIGIEUSE.
Le rayonnement moral et le poids social dont jouit le
personnage féminin sont ontologiquement inhérents à
l'onction qu'il a reçue ou qu'il reçoit de l'audelà. Car
en dehors de cette aura divine, aucune possibilité de vie, de
bien-être et de prospérité n'est envisageable, tel que le
soutient Kange Ewane. Pour lui, le socle mystico-religieux d'un peuple est
à la base de sa culture, de son organisation et de son
développement. La métaphore de l'arbre avec ses trois grandes
parties permet à ce chercheur d'illustrer son propos. Les racines,
partie nourricière de l'arbre sans laquelle il meurt, constituent le
socle. Le tronc, relié directement aux racines et aux branchages et
feuillages, se réfère à l'organisation
politico-administrative qui doit être parfaitement connectée au
socle mystico-religieux où il s'abreuve afin de vivre et de pouvoir
alimenter la vie sociale. La troisième partie de l'arbre, les branchages
et le feuillages, symbolise la vie sociale qu'on peut encore appeler
l'organisation du vécu quotidien (enseignement, règles de
politesse ou de morale, pratiques rituelles...).
L'anéantissement du socle mystico-religieux des bantous
consacre « la mort spirituelle et culturelle des Africains
»77. Aucun rayonnement n'est donc possible s'il n'est
enraciné dans la pratique spirituelle originelle du terroir. La force du
personnage féminin traditionnel vient de ce qu'il est en liaison directe
avec les ancêtres africains, tremplin pour atteindre Dieu. Son onction se
manifeste précisément par son charisme d'une part et sa
prêtrise d'autre part.
CHAPITRE V : LE CHARISME NATUREL.
Le personnage féminin est caractérisé par
un pouvoir de domination qui lui permet d'avoir une emprise sur tout ce qui
l'entoure et de maîtriser toutes les situations qui surviennent. Ce
pouvoir se décline en opportunités que lui offre le destin.
V.1- La faveur du destin.
Le destin joue toujours en la faveur du personnage
féminin parce qu'il est un être béni. Sa
bénédiction est double : celle qu'il reçoit de
l'au-delà et celle que lui confèrent ses parents. La
bénédiction de l'au-delà se manifeste par le fait que tous
ceux qui l'approchent, trouvent en lui quelque chose d'original. Tous ceux qui
approchent Halla Njokè lui parlent avec beaucoup de courtoisie et de
révérence malgré qu'elle est encore très jeune.
Même quand elle a posé un acte qui peut paraître
inconvenant, elle est surprise de voir ses pairs garder la même attitude.
Halla s'étonne de voir son oncle paternel, Papa Noël, se comporter
ainsi alors qu'elle démissionne sans préavis de l'école
dont la gestion lui est confiée en toute confiance :
« Je ne comprends pas trop ce que les gens voient en
moi quand ils me parlent ainsi. Mais je voudrais les croire de toutes mes
forces, pour qu'au moins Dieu les entende. Je me mets à genoux devant
lui dans un geste d'humilité et de reconnaissance, le remerciant pour sa
tolérance et sa compréhension paternelle » (M.A.,
346).
Papa Noël permet à Halla de faire
l'expérience d'institutrice et de directrice d'école. Bien
qu'elle soit très jeune, il trouve qu'elle est la seule dotée
d'une bonne moralité quand « une nouvelle maladie, [...]
"raccourcis financiers", gangrène [le] pays et n'épargne personne
» (M.A., 345) :
« J'ai surtout un problème d'éthique et
de confiance aujourd'hui. On trouve difficilement des gens ayant leur propre
idéal ou disposés à partager celui d'autrui. [...] Mais
toi, je peux compter sur toi, tu as ta propre vision du monde et une
éthique personnelle, comme un antidote à notre gangrène.
Je compte sur toi pour continuer cette école après moi et c'est
pourquoi j'accélère tant ta formation, car je ne crois pas que je
tiendrais longtemps » (M.A., 345).
Malheureusement pour cet oncle, sa nièce n'est pas du
genre à rester en place, à s'enfermer dans un bureau. Elle aime
être au contact d'une variété de publics pour prouver son
savoir-être et son savoir-faire. Elle aime créer et une telle
attitude exige beaucoup de liberté que l'école ne saurait lui
accorder tant les exigences du milieu scolaire sont grandes. C'est pourquoi
après sa période de formation, elle décline l'offre :
« Seul me guide le désir de créer,
à mon propre rythme et à ma façon, sans trop
dépendre des contingences de quelque autre nature que ce soit. Je veux
pouvoir travailler nuit et jour, tout le temps qu'il faut pour obtenir un
résultat. Mais dans ce système, je ne pourrais pas changer
grand-chose, je le sais et je refuse de m'engager avec lui, certaine de le
décevoir plus tard » (M.A., 346).
Au contraire, au lieu de la déception, l'oncle
étouffe plutôt de joie et de gratitude pour Halla. Pour lui, elle
confirme tout le bien qu'il pensait d'elle, une fille ayant sa propre vision du
monde et une éthique personnelle. Sa joie est si grande qu'il la
bénit. L'acte de bénédiction de Papa Noël est le
deuxième élément qui témoigne que la femme est
doublement bénie :
« Il crache dans ses deux mains, les frotte
vigoureusement l'une contre l'autre et les pose toutes chaudes sur mon front.
Il prie en silence un bout de temps et me serre un moment dans ses bras avant
de m'aider à me relever. Je suis toute émue. Les
bénédictions d'un père, quel qu'il soit, peuvent toujours
servir dans la vie et sont bonnes à prendre pour des gens comme moi,
exposés à toutes sortes d'impromptus » (M.A., 347).
Cet acte recèle trois enseignements. Le premier est
relatif à l'oncle. Par sa tolérance, sa compréhension et
sa générosité, il invite les chefs d'entreprises, les
chefs de personnels, bref toute personne ayant sous son autorité des
employés, à cultiver ces valeurs. Ils sont nombreux les
employeurs égocentriques qui ne pensent qu'à eux et à
leurs entreprises, empêchant l'employé de jouir de ses droits et
libertés. Pire encore, ils sont nombreux les employeurs qui, au lieu de
bénir un employé démissionnaire qui veut se mettre
à son propre compte, le pourchassent, le raillent quand ils ne
réussissent pas à inventer un motif pour l'emprisonner. Or
l'oncle, malgré qu'il a fondé tous ses espoirs sur Halla, l'a
comprise et lui a ouvert grandement les portes de la gloire :
« Je comprends, ç'aurait été
trop beau pour moi, mais trop limité pour toi ! Toi, tu rêves plus
loin que moi, et c'est normal. Les enfants doivent aller plus loin que les
parents. Tu as beaucoup donné à l'école en si peu de temps
et je sais que tu as encore beaucoup à apporter aux enfants, mais ce
sera plus tard, car tu ne pourras pas t'empêcher de les aimer et de les
servir prioritairement. Ton école à toi sera beaucoup plus
importante que celle-ci, quand ton heure viendra. Tu es vraiment ma fille et je
suis fier de ma première goutte de sang. Va ma fille et que Dieu te
protège » (M.A., 346).
Le deuxième enseignement, lui aussi lié à
l'oncle, est celui de l'amour et de la solidarité africaine. En Afrique,
un enfant est la propriété de tout le monde. L'oncle de Halla
l'estime plus que son père géniteur qui est plutôt
méprisant à son égard. Le troisième enseignement
est lié à Halla. Elle interpelle la jeunesse africaine à
aller vers des horizons professionnels où portent leurs désir et
vocation, et de ne plus embrasser des carrières par pis-aller ou par
suivisme. L'homme réussit mieux dans un métier vers lequel
l'orientent ses talents et ses dons. La société actuelle ne donne
pas beaucoup d'exemples de gens qui ont un idéal personnel de vie. L'on
choisit, dans une démarche moutonnière, telle profession parce
qu'elle rapporte beaucoup d'argent ou parce qu'on imite un proche. Et quand on
n'y récolte pas les bénéfices escomptés, de deux
choses
l'une. Soit on sombre dans l'arnaque, la corruption, le
travail mal fait ; bref un travail qu'on fait sans motivation
intrinsèque est plus ou moins bâclé. Soit on se lance dans
le chantage et le sabotage contre celui qui réussit dans le même
métier : on le soupçonne d'être sorcier
(négativement) ou d'avoir des gris-gris (des objets magiques qui le font
réussir).
Le suivisme est l'une des gangrènes profondes de
l'Afrique actuelle. Accusant maladroitement la pauvreté et la
conjoncture ambiante, les gens font n'importe quoi, « pourvu qu'on vive
», aiment-ils rétorquer. On se demande bien si ceux-là
vivent ou s'ils vivotent, parce qu'ils sont sans cesse en train de se plaindre.
Cette attitude qui trahit le défaitisme est tout simplement due à
l'absence de confiance en soi et en la Transcendance. Et par conséquent,
elle trahit la fragilité spirituelle des défaitistes. La mort
spirituelle et culturelle des Africains serait à l'origine de ce
tâtonnement, ce vacillement permanent. Ils ne sont plus que des coques
vides, des marionnettes que le vent entraîne par-ci, parlà. Le
personnage féminin, notamment celui enraciné dans la culture
africaine, se refuse d'être de ce genre. Il est d'ailleurs averti, en
tant qu'être béni, que « son temps va
s'accélérer » (M.A., 12).
Cet avertissement, repris maintes fois à l'intention du
personnage principal sur qui des exploits et espoirs sont fondés, est
une indication de la bénédiction de celui-ci. Cette phrase,
à grande charge spirituelle, annonce des temps nouveaux pour l'Afrique
pressentie par nombre d'Esprits Illuminés comme le continent phare de ce
troisième millénaire. Elle signale donc que les temps à
venir sont chargés de grands progrès qui seront impulsés
et contrôlés prioritairement par la femme. Il lui faut pour cela
être bien préparée en prenant résolument conscience
du rôle qu'elle a à jouer et en s'abreuvant à toutes les
sources de savoir : occidentale, orientale mais particulièrement
africaine. Pour contrôler le monde, comme ce fut le cas à
l'époque de l'Egypte pharaonique, l'Africain, notamment la femme, a
besoin d'être profondément ancré dans ses racines
culturelles et de maîtriser aussi ses différentes variantes
adoptées par les
autres peuples. En tant que le berceau de l'humanité,
l'Afrique a été la source d'inspiration pour tous les autres
peuples. Nous rejoignons Michelle Mielly dans le décryptage de ce bout
de phrase :
« On ne peut comprendre l'oeuvre littéraire de
Werewere-Liking sans prendre en compte sa charge spirituelle. Lorsqu'on avertit
Halla Njokè à maintes reprises que "son temps va
s'accélérer", c'est un présage de la venue d'une
période particulièrement chargée en termes
d'évolution et d'acquisition de savoir. Puisque cette
accélération est porteuse de forces créatrices, son
arrivée signale la naissance d'une nouvelle époque vitale »
(M.A., 12).
Le personnage féminin est un être aux
côtés de qui on est tout aise. Son aura se répand et permet
à tous ceux qui sont dans son voisinage d'en profiter. Il permet par
exemple de trouver du travail pour les chômeurs. Grâce aux faveurs
de Halla Njokè, son père a pu être recruté comme
maintenancier des machines agricoles de leur région. Njokè s'est
servi de sa fille pour obtenir cet emploi du Sous-préfet :
« Un soir où il avait apparemment bien bu, mon
père m'a tirée comme un pantin pendant que je débarrassai
la table, et m'as poussée contre le Sous-préfet en lui disant :
tu connais ma petite mère ? Non, je ne te l'ai pas bien
présentée ? Eh bien, regarde-là bien, c'est un
génie. Elle a fait toute l'école primaire en trois ans seulement,
ce qui lui a permis de me consacrer les trois années ainsi
économisées. Maintenant, j'aimerais bien la mettre au
Collège comme je le lui ai promis, mais je n'ai pas de travail.
J'aimerais trouver quelque chose d'intéressant, soit dans la
mécanique, soit dans l'agriculture moderne. Tu dois bien avoir quelque
chose pour moi, non ? » (M.A., 160).
Le Sous-préfet se précipite et répond par
l'affirmative : « Bien sûr mon cher. Il suffisait de demander.
J'ai quelque chose qui te conviendra parfaitement » (M.A., 160). Les
modalités de l'emploi et les avantages y afférents sont ainsi
décrits :
« Devenu `'un ami de la famille'', d'après sa
propre expression, le Souspréfet s'empresse de trouver pour mon
père, au chef-lieu du département, un stage de formation en
entretien des plantations industrielles et de leurs matériels. En plus
d'une bonne bourse qu'il recevra pour cela, au bout de trois mois, mon
père deviendra responsable de la maintenance des machines agricoles pour
toute la région. Il est si heureux de prendre le large et de se sentir
de nouveau indépendant » (M.A., 160).
Les faveurs de Mam Naja auraient aussi aidé
Njokè puisqu'elle est la concubine du Sous-préfet. C'est en
partie grâce à elle que son mari trouve un emploi. Des cas de ce
genre sont légion dans la société. Beaucoup d'hommes sont
hébergés et nourris, ou alors, trouvent un emploi grâce aux
concubins de leurs épouses soit qu'ils ignorent, soit qu'ils feignent
d'ignorer de peur que la source qui les approvisionne tarisse. Le
matérialisme rend bien des personnes indignes. La narratrice
soupçonne Njokè d'être au courant de ce qui se trame dans
son dos et qu'il refuse de le manifester : « Il ne cherche même
pas à voir ce qui se trame dans son foyer, ou bien choisit-il de ne pas
voir » (M.A., 160),
Dieu exauce toujours les prières de la femme. Au cours
des différentes fugues de Halla, elle a rencontré un transporteur
à qui elle a demandé une faveur, celle de la transporter de
Tchékos à Mfoundi. Ce chauffeur cède et précise :
« à condition que tu acceptes de me payer par deux nuits
d'amour » (M.A., 294). Halla qui n'a pas d'autre choix, donne son
accord à la proposition mais mijote une ruse : « deux seulement
? Une semaine si tu veux » (M.A., 294). Pendant le voyage, elle
réfléchit pour trouver la stratégie à adopter
à la destination afin de se sauver. Ne trouvant aucune par
elle-même, elle s'en remet à Dieu à travers des
prières et du coup, elle a une réponse :
« Il ne me restait plus qu'à adresser des
prières pressantes à Jéhovah, à Jésus et
aussi aux ancêtres, pour les supplier tous de me sauver de ce nouveau
guêpier. Il m'a alors semblé les entendre tous me répondre
à l'unisson: `'Ta fuite n'est pas encore finie. Tu devras te sauver
encore et encore, jusqu'à ce que tu trouves un espace vital supportable
et acceptable par ton corps et ton esprit en même temps'' »
(M.A., 297).
Comme solution au problème de la narratrice, Dieu
conseille encore la fuite. Halla est en pleine fugue. Fuyant le domicile
familial de sa mère dont le mari l'a terrorisée, elle quitte le
Wouri, lieu où ceux-ci résident, pour une destination inconnue.
Elle se rend à la gare ferroviaire alors qu'elle n'a pas le
nécessaire pour se procurer un billet de voyage mais elle a juste de
quoi payer un ticket de quai. Mais le courage et la bénédiction
sont avec elle : « Je me rends au guichet et je dépose mes dix
francs devant le commis, sans rien dire. Dans le même silence, il
dépose le ticket de quai. Quand j'arrive enfin sur le quai, un train est
en train de démarrer. Je monte de justesse, sans savoir la destination
» (M.A., 272). A l'intérieur de ce train, alors qu'elle
s'échappe d'un contrôleur, elle est sauvée par un
« grand jeune homme » (M.A., 275) du nom de Bayard qui la
prend rapidement dans ses bras comme s'il connaissait son intention :
« Je suis rapidement arrachée de mon doux
rêve de bâtisseuses d'économies par la vue du
contrôleur du train qui avance lourdement. [...] Mon coeur bat du tambour
d'eau tant je déploie le maximum d'efforts pour rendre ma fuite
imperceptible ; je commence à manquer de souffre brusquement et je me
retrouve assise sur les genoux d'un jeune homme avec une chemise bardée
de boutons aussi gros que des médailles » (M.A., 274).
Chaque fois que la femme est dans une situation inconfortable,
une solution se présente. Cette fois-ci le sauveur est Bayard,
« élève en classe de quatrième au Collège
Saker. Je vais en congé de Pâques dans ma famille. Je suis un
prince et je suis yéyé78 ! » (M.A., 277),
tel qu'il se présente. Bayard ne sauve pas Halla seulement de la vue du
contrôleur. Il lui permet d'avoir une destination, Mfoundi, chez sa soeur
où il l'héberge pendant cinq jours avant de l'emmener à
Tchékos, le village natal où il est prince : « Nous
restons cinq jours dans la maison de la soeur » (M.A., 277). En plus,
le jeune collégien lui permet
78 - Un « yéyé » dans le
récit est un être qui aime la mode, le luxe et la vie de
débauche.
d'éviter d'être prise par la police qui a
lancé un mandat de recherche contre elle sur la demande de ses parents
:
« Le quatrième jour se précipite. En
début de soirée, Bayard arrive comme un boulet, tout
essoufflé, et me dit que ma photo est affichée à la
mairie, et que mes parents ont lancé un mandat d'arrêt contre moi.
Il faut absolument que nous quittions la ville avant que quelqu'un ne me
reconnaisse et ne me fasse arrêter. [...] Aux aurores du cinquième
jour, il rentre et me trouve en train de guetter son retour par le trou de la
serrure. On s'en va. Je vais t'emmener chez ma mère à
Tchékos. Personne n'ira te chercher là-bas. Et quand tous seront
fatigués de te chercher et qu'ils enlèveront la photo, tu
reviendras et essayeras de trouver du travail » (M.A., 279).
Le succès qui accompagne le personnage féminin est
certainement lié à son magnétisme.
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