IV.2- Le leadership politico-économique.
Le pouvoir féminin se manifeste comme dynamisme
économique et force politique. Le personnage féminin est
présent sur tous les fronts socioprofessionnels. Il travaille beaucoup
et ne perd pas son temps à des futilités :
me sont offertes et garantir mon plus tard à moi.
Mais si tu me promets d'être brej je veux bien te laisser me parler de
ton plus tard, puisque tu sembles y tenir » (M.A., 372).
Ces phrases sont de Halla Njokè répondant
à Albass qui veut lui parler. Albass est le séminariste avec qui
elle a conçue sa deuxième grossesse au cours d'un acte sexuel
qu'elle a improvisé alors que les deux ne se connaissent pas :
« Prise de je ne sais quelle folie, j'attrape le
jeune homme et le tire sur moi. [...] Je tremble d'une sensation
indéfinissable entre la douleur et le plaisir et pleure de plus belle.
Subitement, le garçon se met à crier, à crier, si fort que
nos amis de la chambre d'à côté surgissent ahuris, alors
qu'il pousse un dernier râle et s'écroule à
côté de moi comme une masse. Ma jupe est couverte de sang »
(M.A., 204).
L'acte sexuel se passe dans une pénombre où les
deux ne parviennent pas à s'identifier. Après cet acte, ils ne se
sont pas revus. Mais un concours de circonstance fait qu'ils se retrouvent et
s'imaginent s'être déjà vus. C'est sur ces entrefaites
qu'Albass, faisant le premier pas, veut percer le mystère. Ne sachant
pas de quoi il veut lui parler lorsqu'il l'interpelle, Halla réagit de
cette manière. Sa réaction indique que la femme digne est
toujours très préoccupée, soucieuse de son avenir et ne
consacre pas son temps à des inutilités. Elle est autonome et
responsable, et n'entend pas se livrer à la mondanité ou à
la prostitution pour gagner sa vie : « Je ne me sens pas
yéyé pour un sou et me vois mal allant vivre sur Mars avec des
Marciens dont je n'ai jamais entendu parler » (M.A., 278). Un
yéyé, explique la narratrice, est un individu qui « doit
se faire remarquer comme tel sans équivoque. Son allure, ses
manières, tout quoi, yeh ! Eh bien sûr, ça ne coûte
pas rien. Il faut trouver plein de tuyaux » (M.A., 278).
La femme est dynamique et réaliste. Elle ne
s'illusionne pas et sait vivre avec les moyens que lui offrent ses
possibilités. Elle s'adapte à toutes les conjonctures
économiques. C'est ce que fait Naja pour survivre à
l'égoïsme de son deuxième mari qui donne en tout et pour
tout, comme pension journalière,
« trois cents francs, avec la liste de ce qu'il faut
acheter » (M.A., 253). Pour supporter cette situation et pouvoir
encadrer Halla et ses deux cadettes venues habiter chez elle, Naja est
obligée de fournir plus d'efforts :
« Depuis que Tata Roz a réussi à
m'introduire dans cette maison, la porte s'est aussi ouverte à mes deux
dernières petites soeurs [...] toujours affamées. En fait, la
ration devrait augmenter ; mais ce n'était pas prévu au budget du
mari. Ma mère décide d'ouvrir un petit commerce de beignets pour
gagner elle-même le complément dont la nécessité se
fait cruellement sentir, chaque jour davantage » (M.A., 253).
La société traditionnelle en demande un peu plus
à la femme car elle est plus perspicace que l'homme, affirme Moyo
Paul69. Dans la division du travail, les tâches ardues qui
nécessitent la finesse d'esprit lui sont réservées. Halla
est recrutée comme journaliste-reporter, spécialiste «
d'enquêtes dans [son] milieu nocturne de boîte de nuit, sur des
faits sociaux. Les rencontres insolites hommes-femmes, la jeunesse et ses
problèmes spécifiques dans ce milieu, la prostitution, la
délinquance, la dégradation des moeurs, la galopade de nouveaux
fléaux tels que le vice, la perversion sexuelle, la toxicomanie, etc.
» (M.A., 251). Sachant que cette tâche n'est pas aisée
parce que sujette à des attaques et poursuites de tous ordres, le
Directeur de publication de ce journal laisse la latitude à Halla
d'utiliser un pseudonyme : « Il s'empresse de m'assurer que je
pourrais publier sous un pseudonyme pour me préserver
d'éventuelles répressions ! » (M.A., 351).
Aucun métier n'est interdit à la femme dans la
société traditionnelle africaine, contrairement à l'homme.
Malgré la division de travail entre les deux genres pour rendre la vie
harmonieuse, la femme a le droit d'exercer les métiers dits pour hommes.
Mais l'inverse est impossible. Cette répartition réserve à
l'homme les tâches qui sollicitent plus la force musculaire. Mais quand
la femme le peut, elle est libre de s'y exercer :
69- Paul Moyo, Quelle société,
Yaoundé, La Clochette, 1990, p. 53.
« La division de travail socialement admise
réserve à l'homme les tâches de risques, de puissance, de
force et d'endurance ; si, par la suite d'un changement de situation dû
à l'intervention d'un facteur extérieur quelconque [...] les
tâches de l'homme venaient à s'amenuiser, tant pis pour la femme :
elle n'en continuera pas moins à assurer tous les travaux
ménagers et autres que la société lui réserve. Car
l'homme ne saurait l'y relayer sans déchoir aux yeux de tous. Il est
impensable, en effet, que par exemple, un Africain partage une besogne
féminine. En revanche, il n'est pas rare de voir la femme accomplir
certaines tâches qui ne sont pas très pénibles
»70.
Halla Njokè s'exerce au métier de son
grand-père, le métier du tissage du rotin
généralement pratiqué par les hommes : « Je suis
donc à la meilleure place pour apprendre à tresser du rotin aussi
finement que de la dentelle et pour créer de beaux cadres »
(M.A., 32). Cet enrôlement tous azimuts fait de la femme africaine
la véritable pionnière du développement du continent. Les
femmes traditionnelles et notamment les femmes revendeuses dans les
marchés l'ont compris. La narratrice leur en est très
reconnaissante : « Je pense à ces millions de femmes
laborieuses qui, comme les bayam sélams, font tourner inlassablement la
roue du devenir du continent » (M.A., 411).
De tout temps, la femme est celle sur qui repose
l'économie de l'Afrique. Les femmes de tous les anciens grands royaumes
l'ont démontré. Dans l'empire mandingue par exemple, elles
étaient engagées dans toutes les activités, de
l'agriculture à l'artisanat (industrie de l'époque) en passant
par la pêche et l'orpaillage. Cette dernière activité
était si ardue physiquement qu'elle était presque une
exclusivité masculine. Mais même jusque-là, on y retrouvait
les femmes : « Les mines étaient surtout exploitées par
les hommes. Mais, même-là, ils étaient utilement
secondés par les femmes, qui se chargeaient, une fois les terres
aurifères remontées des puits, de les laver
»71. Et la femme était bien
rémunérée : « Comme rémunération,
elles avaient droits à quelques calebasses
70- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique
noire, Op. Cit., p.118.
71- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.
de terre qu'elles lavaient pour leur propre compte
»72. Contrairement aux idées
préconçues, la situation marginale dont la femme est victime dans
les structures de production est consécutive à la fracture
colonialiste. Les auteurs de l'article « Mettre les femmes à
leur place » affirment que :
« La peinture zaïroise populaire, qui emprunte
beaucoup de sujets à cette période [coloniale belge], atteste que
la femme fut alors une "exploitée par les exploités", et qu'elle
le demeure de nos jours ; ce dont se fait l'écho la chanson populaire
dont les textes traitent des difficultés quotidiennes de la femme et qui
ne ménagent pas ses critiques envers un système qui,
malgré l'indépendance, continue toujours de la brimer
»73.
Force est de constater que la femme est très active.
Son rayonnement économique l'amène à jouer les premiers
rôles politiques car qui tient l'économie doit être
l'animateur principal de l'arène politique. La société du
texte donne à voir un personnage féminin aux avant-postes
même dans la sphère du politique où tous les coups sont
permis. La lutte anticolonialiste est le lieu de l'affirmation de cet
engagement. A travers les actions de Tante Roz, WerewereLiking relève le
rôle central que la femme a joué dans les mouvements de
libération du continent noir en général, et du Cameroun en
particulier. Elle démontre notamment que Um Nyobe, consacré le
« Mpôdôl », avait fondé son programme politique
sur les femmes. Pour lui, « le patriotisme féminin
[était] le socle de la nouvelle nation » (M.A., 403) :
« Oui. "Les amazones des temps modernes", c'est
ainsi, quand il dut entrer au maquis, il nous parut impossible de ne pas le
suivre, lui servir au moins d'oreilles, de bouche, de troisième oeil et
que sais-je encore, brej de trait d'union avec le monde » (M.A.,
403-404).
La vénération du patriotisme féminin par
le Mpôdôl n'était pas ex-nihilo. Elle naissait du sacrifice
et de l'engagement effectif des femmes traditionnelles
72- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.
73 -Michel Akue-Goeh, et al, Op. Cit., pp. 56-64.
dans le combat. Celles-ci avaient abandonné tout ce qui
peut plaire à une femme : mode, mariage, maternité... pour lutter
à ses côtés :
« "Foin de mariages et de ribambelles d'enfants qui
ne feraient qu'ajouter au nombre de moutons dans la bergerie du colon", nous
disions-nous alors. C'est vrai, nous n'étions pas parmi les
premières femmes instruites de l'époque, n'ayant pas eu la chance
d'aller à l'école, mais nous voulions être au moins parmi
les "premières résistantes à mener le combat politique
pour la libération du pays" » (M.A., 403).
Combien sont les Africains et les Camerounais d'aujourd'hui
qui savent que la pièce maîtresse des combats de l'U.P.C. (Union
des Populations du Cameroun) était la femme ? L'histoire écrite
par les hommes et les colons occulte cette information pour nier la valeur de
la femme dans les luttes politiques. Le pouvoir patriarcal les utilise comme
marionnettes ou agents d'animation lors des meetings politiques... On s'accorde
avec Odile Tobner pour déplorer que « l'histoire ment toujours
d'une certaine façon, au moins par omission »74.
Le dynamisme politique du personnage féminin part de
son engagement volontaire. Il est résolu à se donner corps et
âme, utilisant tous les moyens stratégiques comme : «
apprendre les langues, les ruses, la dissimulation et plein d'autres choses
très vite, parce que cela pouvait sauver la vie » (M.A., 404).
Il ravitaille les hommes en armes de combat. Même si celles-ci sont
dérisoires, rien n'y fait, c'est ce que lui offre son environnement :
« Tante Roz s'est déclarée prête à barrer
la route aux blancs, fût-ce avec les dents ! Elle a prêté
aux hommes ton vieux fusil de chasse, mon père » (M.A., 71).
Njokè dont le fusil de chasse est remis aux résistants est le
complice des colons : « Le village de Massébè a
été considéré comme un village allié,
à cause de toi mon père, ami [...] des blancs » (M.A.,
70). Il leur sert d'interprète et d'agent de renseignements. La ruse de
Tante Roz le pousse à se dévoiler :
74- Odile Tobner, Du Racisme français :
quatre siècles de négrophobie, Paris, Les Arènes,
2007, p. 258.
« Elle se met à hurler et à sauter sur
son frère, lui demandant en langue bassè ce qui se passe comme si
elle ne comprenait pas le français, ce qui permet à tous de
suivre les explications de mon père : » des maquisards ont
tiré sur le capitaine Râteau. Ils se trompent s'ils pensent
empêcher le bataillon de pénétrer
l'éléphant-forêt et de se saisir de ce hors-la-loi qui se
prétend Mpôdôl !" » (M.A., 73-74).
En prenant l'arme de son frère pour la remettre aux
résistants, Tante Roz permet de comprendre que l'engagement de la femme
était si fort qu'elle était capable de rompre l'harmonie
familiale pour sauver le pays. Cette attitude traduit le véritable
patriotisme de la femme qui n'est pas fondé sur des replis identitaires
comme c'est le cas actuellement chez les hommes. Lorsqu'il s'agit de
défendre le pays, plus rien ne compte pour le personnage féminin.
Ce personnage se démarque en plus comme le guide de la lutte
anticolonialiste. Il mobilise les troupes et leur donne des ordres :
« Maintenant nous possédons la
combativité et une détermination décuplées, dit
Tante Roz. Ils ne pénétreront pas
l'éléphant-forêt par Massébè. Le sang
versé ici doit les en empêcher. Tous debout ! Debout, tous le sont
restés pendant les années qu'a duré la répression.
Les hommes et femmes valides se sont engouffrés dans le maquis »
(M.A., 77).
La femme est donc la principale meneuse du « maquis
» et elle est un chef de troupes écouté. Dans la
société du texte, le projet des colons est de construire une
route passant par Massébè pour leur permettre d'atteindre
facilement l'éléphant-forêt. La résistance
menée par le personnage féminin a pour but de saper ce projet. Il
s'y emploie en assurant le ravitaillement de ses hommes :
« Tante Roz servait de lien avec les maquisards,
rassemblant la moitié des morues, du chocolat, du sucre et du lait qu'on
nous donnait, pour les déposer dans le maquis. Elle réussissait
toujours à convaincre quelques jeunes militaires de garde, de la laisser
aller chercher les médicaments traditionnels pour son vieux père,
ou des fruits pour les enfants. Ses complices faisaient passer les victuailles
par-dessus les clôtures de campement » (M.A., 78).
La femme prive ainsi ses enfants du manger et utilise sa
malice pour nourrir les combattants de la liberté. Elle est la courroie
de transmission entre ceux qui sont en forêt et ceux qui se trouvent sur
le terrain. Elle assure par-là le rôle d'agent de communication,
très important en temps de guerre.
La troisième ruse de Tante Roz est qu' « elle
avait inféodé complètement le service de ravitaillement et
du rationnement [des colons], en devenant la maîtresse du chef. Elle
récupérait donc tous les restes du restaurant des officiers et
les faisait re-préparer par les femmes avant de les déposer hors
du campement en un lieu où les maquisards les
récupéreraient » (M.A., 78). En tant que guide, le
personnage féminin est l'organisateur des plans de combats. Les hommes
sont-là pour les mettre en pratique. Elle est donc la tête
pensante alors que l'homme est la main qui agit :
« Elle fut la principale organisatrice de la
résistance [...]. Tante Roz estimait que c'était la moindre des
choses. Elle organisait également de petits groupes de sabotage des
engins destinés à ouvrir la route vers
l'éléphant-forêt, les enfants versaient un peu de sauce
dans les huiles de moteurs, un peu de sel dans les carburateurs, par
quantité minimes mais suffisante pour retarder les travaux, sans qu'on
puisse vraiment en déceler les causes » (M.A., 78).
Tout le monde est au service de la femme guide. Même si
les livres d'histoire reconnaissent le rôle déterminant
joué par les femmes dans les combats de libération en Afrique,
ils enseignent également que c'est à cause de leur
traîtrise que les mouvements échouaient. Or La Mémoire
amputée nous montre que le véritable traître c'est
l'homme. C'est Njokè qui pactise avec l'ennemi contre son peuple
quand le personnage féminin se bat pour le défendre. Le
rôle central des femmes dans les luttes remonte très loin
dans l'histoire. Laissons les hauts faits de la pharaonne Hatshepsout et le
rôle prééminent de la mère et de l'épouse
royale dans la gestion du trône. Intéressons-nous aux
périodes relativement proches. Madina affirme que : «
De
tout temps, certaines femmes malinké ont
joué un rôle politique très important dans l'histoire du
Mandé, que ce soit en tant qu'épouses
préférées, mère, soeurs, ou simplement amies du
chef »75. Samory Touré, l'un des grands
résistants à la pénétration française en
Afrique de l'ouest, était très influencé par son
épouse préférée. C'est cette dernière qui
administrait son royaume et organisait la lutte comme Tante Roz :
« Saran Kégui, la
préférée de Samory, a été très
déterminante dans la continuation de la guerre contre les
Français. Quand son fils, Karamoko, au retour de Paris lui
déconseilla la poursuite des combats en donnant comme argument la
supériorité des Français dans tous les domaines, c'est
Saran Kégui qui menacera Samory de l'abandonner s'il suivait le conseil
démoralisateur de son fils. Par contre, elle jouait aussi souvent un
rôle temporisateur en empêchant Samory de faire décapiter
plusieurs de ses victimes »76.
Il convient de retenir que la force féminine est
très active aussi bien dans le domaine économique que
politique.
En somme, le personnage féminin et notamment celui
ancré dans la tradition africaine a droit à tous les rôles
sociaux sans exception. La culture nègre n'est en aucun cas sexiste. Au
contraire, on peut même dire que ce sont les hommes qui sont
lésés car ils ne doivent pas exercer les tâches
réservées aux femmes. La division du travail établie dans
le matriarcat répond au souci de faire correspondre les tâches
avec les capacités naturelles de chaque genre. Il est donc question
d'établir une sorte de justice et d'équilibre propre au maatisme.
Le personnage féminin est sur tous les fronts sociaux. Il est la
mémoire sociale, l'entrepreneur économique et le leader politique
grâce à ses qualités intellectuelles et probablement
à l'onction divine.
75- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.
76- Madina Ly, Op. Cit., pp.101-121.
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