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L'éloge du matriarcat dans "la mémoire amputée de Werewere-Liking

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par Arnaud TCHEUTOU
Université de DoualaCameroun - Diplôme d'études approfondies 2008
  

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IV.2- Le leadership politico-économique.

Le pouvoir féminin se manifeste comme dynamisme économique et force politique. Le personnage féminin est présent sur tous les fronts socioprofessionnels. Il travaille beaucoup et ne perd pas son temps à des futilités :

me sont offertes et garantir mon plus tard à moi. Mais si tu me promets d'être brej je veux bien te laisser me parler de ton plus tard, puisque tu sembles y tenir » (M.A., 372).

Ces phrases sont de Halla Njokè répondant à Albass qui veut lui parler. Albass est le séminariste avec qui elle a conçue sa deuxième grossesse au cours d'un acte sexuel qu'elle a improvisé alors que les deux ne se connaissent pas :

« Prise de je ne sais quelle folie, j'attrape le jeune homme et le tire sur moi. [...] Je tremble d'une sensation indéfinissable entre la douleur et le plaisir et pleure de plus belle. Subitement, le garçon se met à crier, à crier, si fort que nos amis de la chambre d'à côté surgissent ahuris, alors qu'il pousse un dernier râle et s'écroule à côté de moi comme une masse. Ma jupe est couverte de sang » (M.A., 204).

L'acte sexuel se passe dans une pénombre où les deux ne parviennent pas à s'identifier. Après cet acte, ils ne se sont pas revus. Mais un concours de circonstance fait qu'ils se retrouvent et s'imaginent s'être déjà vus. C'est sur ces entrefaites qu'Albass, faisant le premier pas, veut percer le mystère. Ne sachant pas de quoi il veut lui parler lorsqu'il l'interpelle, Halla réagit de cette manière. Sa réaction indique que la femme digne est toujours très préoccupée, soucieuse de son avenir et ne consacre pas son temps à des inutilités. Elle est autonome et responsable, et n'entend pas se livrer à la mondanité ou à la prostitution pour gagner sa vie : « Je ne me sens pas yéyé pour un sou et me vois mal allant vivre sur Mars avec des Marciens dont je n'ai jamais entendu parler » (M.A., 278). Un yéyé, explique la narratrice, est un individu qui « doit se faire remarquer comme tel sans équivoque. Son allure, ses manières, tout quoi, yeh ! Eh bien sûr, ça ne coûte pas rien. Il faut trouver plein de tuyaux » (M.A., 278).

La femme est dynamique et réaliste. Elle ne s'illusionne pas et sait vivre avec les moyens que lui offrent ses possibilités. Elle s'adapte à toutes les conjonctures économiques. C'est ce que fait Naja pour survivre à l'égoïsme de son deuxième mari qui donne en tout et pour tout, comme pension journalière,

« trois cents francs, avec la liste de ce qu'il faut acheter » (M.A., 253). Pour supporter cette situation et pouvoir encadrer Halla et ses deux cadettes venues habiter chez elle, Naja est obligée de fournir plus d'efforts :

« Depuis que Tata Roz a réussi à m'introduire dans cette maison, la porte s'est aussi ouverte à mes deux dernières petites soeurs [...] toujours affamées. En fait, la ration devrait augmenter ; mais ce n'était pas prévu au budget du mari. Ma mère décide d'ouvrir un petit commerce de beignets pour gagner elle-même le complément dont la nécessité se fait cruellement sentir, chaque jour davantage » (M.A., 253).

La société traditionnelle en demande un peu plus à la femme car elle est plus perspicace que l'homme, affirme Moyo Paul69. Dans la division du travail, les tâches ardues qui nécessitent la finesse d'esprit lui sont réservées. Halla est recrutée comme journaliste-reporter, spécialiste « d'enquêtes dans [son] milieu nocturne de boîte de nuit, sur des faits sociaux. Les rencontres insolites hommes-femmes, la jeunesse et ses problèmes spécifiques dans ce milieu, la prostitution, la délinquance, la dégradation des moeurs, la galopade de nouveaux fléaux tels que le vice, la perversion sexuelle, la toxicomanie, etc. » (M.A., 251). Sachant que cette tâche n'est pas aisée parce que sujette à des attaques et poursuites de tous ordres, le Directeur de publication de ce journal laisse la latitude à Halla d'utiliser un pseudonyme : « Il s'empresse de m'assurer que je pourrais publier sous un pseudonyme pour me préserver d'éventuelles répressions ! » (M.A., 351).

Aucun métier n'est interdit à la femme dans la société traditionnelle africaine, contrairement à l'homme. Malgré la division de travail entre les deux genres pour rendre la vie harmonieuse, la femme a le droit d'exercer les métiers dits pour hommes. Mais l'inverse est impossible. Cette répartition réserve à l'homme les tâches qui sollicitent plus la force musculaire. Mais quand la femme le peut, elle est libre de s'y exercer :

69- Paul Moyo, Quelle société, Yaoundé, La Clochette, 1990, p. 53.

« La division de travail socialement admise réserve à l'homme les tâches de risques, de puissance, de force et d'endurance ; si, par la suite d'un changement de situation dû à l'intervention d'un facteur extérieur quelconque [...] les tâches de l'homme venaient à s'amenuiser, tant pis pour la femme : elle n'en continuera pas moins à assurer tous les travaux ménagers et autres que la société lui réserve. Car l'homme ne saurait l'y relayer sans déchoir aux yeux de tous. Il est impensable, en effet, que par exemple, un Africain partage une besogne féminine. En revanche, il n'est pas rare de voir la femme accomplir certaines tâches qui ne sont pas très pénibles »70.

Halla Njokè s'exerce au métier de son grand-père, le métier du tissage du rotin généralement pratiqué par les hommes : « Je suis donc à la meilleure place pour apprendre à tresser du rotin aussi finement que de la dentelle et pour créer de beaux cadres » (M.A., 32). Cet enrôlement tous azimuts fait de la femme africaine la véritable pionnière du développement du continent. Les femmes traditionnelles et notamment les femmes revendeuses dans les marchés l'ont compris. La narratrice leur en est très reconnaissante : « Je pense à ces millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam sélams, font tourner inlassablement la roue du devenir du continent » (M.A., 411).

De tout temps, la femme est celle sur qui repose l'économie de l'Afrique. Les femmes de tous les anciens grands royaumes l'ont démontré. Dans l'empire mandingue par exemple, elles étaient engagées dans toutes les activités, de l'agriculture à l'artisanat (industrie de l'époque) en passant par la pêche et l'orpaillage. Cette dernière activité était si ardue physiquement qu'elle était presque une exclusivité masculine. Mais même jusque-là, on y retrouvait les femmes : « Les mines étaient surtout exploitées par les hommes. Mais, même-là, ils étaient utilement secondés par les femmes, qui se chargeaient, une fois les terres aurifères remontées des puits, de les laver »71. Et la femme était bien rémunérée : « Comme rémunération, elles avaient droits à quelques calebasses

70- Cheikh Anta Diop, L'Unité culturelle de l'Afrique noire, Op. Cit., p.118.

71- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.

de terre qu'elles lavaient pour leur propre compte »72. Contrairement aux idées préconçues, la situation marginale dont la femme est victime dans les structures de production est consécutive à la fracture colonialiste. Les auteurs de l'article « Mettre les femmes à leur place » affirment que :

« La peinture zaïroise populaire, qui emprunte beaucoup de sujets à cette période [coloniale belge], atteste que la femme fut alors une "exploitée par les exploités", et qu'elle le demeure de nos jours ; ce dont se fait l'écho la chanson populaire dont les textes traitent des difficultés quotidiennes de la femme et qui ne ménagent pas ses critiques envers un système qui, malgré l'indépendance, continue toujours de la brimer »73.

Force est de constater que la femme est très active. Son rayonnement économique l'amène à jouer les premiers rôles politiques car qui tient l'économie doit être l'animateur principal de l'arène politique. La société du texte donne à voir un personnage féminin aux avant-postes même dans la sphère du politique où tous les coups sont permis. La lutte anticolonialiste est le lieu de l'affirmation de cet engagement. A travers les actions de Tante Roz, WerewereLiking relève le rôle central que la femme a joué dans les mouvements de libération du continent noir en général, et du Cameroun en particulier. Elle démontre notamment que Um Nyobe, consacré le « Mpôdôl », avait fondé son programme politique sur les femmes. Pour lui, « le patriotisme féminin [était] le socle de la nouvelle nation » (M.A., 403) :

« Oui. "Les amazones des temps modernes", c'est ainsi, quand il dut entrer au maquis, il nous parut impossible de ne pas le suivre, lui servir au moins d'oreilles, de bouche, de troisième oeil et que sais-je encore, brej de trait d'union avec le monde » (M.A., 403-404).

La vénération du patriotisme féminin par le Mpôdôl n'était pas ex-nihilo. Elle naissait du sacrifice et de l'engagement effectif des femmes traditionnelles

72- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.

73 -Michel Akue-Goeh, et al, Op. Cit., pp. 56-64.

dans le combat. Celles-ci avaient abandonné tout ce qui peut plaire à une femme : mode, mariage, maternité... pour lutter à ses côtés :

« "Foin de mariages et de ribambelles d'enfants qui ne feraient qu'ajouter au nombre de moutons dans la bergerie du colon", nous disions-nous alors. C'est vrai, nous n'étions pas parmi les premières femmes instruites de l'époque, n'ayant pas eu la chance d'aller à l'école, mais nous voulions être au moins parmi les "premières résistantes à mener le combat politique pour la libération du pays" » (M.A., 403).

Combien sont les Africains et les Camerounais d'aujourd'hui qui savent que la pièce maîtresse des combats de l'U.P.C. (Union des Populations du Cameroun) était la femme ? L'histoire écrite par les hommes et les colons occulte cette information pour nier la valeur de la femme dans les luttes politiques. Le pouvoir patriarcal les utilise comme marionnettes ou agents d'animation lors des meetings politiques... On s'accorde avec Odile Tobner pour déplorer que « l'histoire ment toujours d'une certaine façon, au moins par omission »74.

Le dynamisme politique du personnage féminin part de son engagement volontaire. Il est résolu à se donner corps et âme, utilisant tous les moyens stratégiques comme : « apprendre les langues, les ruses, la dissimulation et plein d'autres choses très vite, parce que cela pouvait sauver la vie » (M.A., 404). Il ravitaille les hommes en armes de combat. Même si celles-ci sont dérisoires, rien n'y fait, c'est ce que lui offre son environnement : « Tante Roz s'est déclarée prête à barrer la route aux blancs, fût-ce avec les dents ! Elle a prêté aux hommes ton vieux fusil de chasse, mon père » (M.A., 71). Njokè dont le fusil de chasse est remis aux résistants est le complice des colons : « Le village de Massébè a été considéré comme un village allié, à cause de toi mon père, ami [...] des blancs » (M.A., 70). Il leur sert d'interprète et d'agent de renseignements. La ruse de Tante Roz le pousse à se dévoiler :

74- Odile Tobner, Du Racisme français : quatre siècles de négrophobie, Paris, Les Arènes, 2007, p. 258.

« Elle se met à hurler et à sauter sur son frère, lui demandant en langue bassè ce qui se passe comme si elle ne comprenait pas le français, ce qui permet à tous de suivre les explications de mon père : » des maquisards ont tiré sur le capitaine Râteau. Ils se trompent s'ils pensent empêcher le bataillon de pénétrer l'éléphant-forêt et de se saisir de ce hors-la-loi qui se prétend Mpôdôl !" » (M.A., 73-74).

En prenant l'arme de son frère pour la remettre aux résistants, Tante Roz permet de comprendre que l'engagement de la femme était si fort qu'elle était capable de rompre l'harmonie familiale pour sauver le pays. Cette attitude traduit le véritable patriotisme de la femme qui n'est pas fondé sur des replis identitaires comme c'est le cas actuellement chez les hommes. Lorsqu'il s'agit de défendre le pays, plus rien ne compte pour le personnage féminin. Ce personnage se démarque en plus comme le guide de la lutte anticolonialiste. Il mobilise les troupes et leur donne des ordres :

« Maintenant nous possédons la combativité et une détermination décuplées, dit Tante Roz. Ils ne pénétreront pas l'éléphant-forêt par Massébè. Le sang versé ici doit les en empêcher. Tous debout ! Debout, tous le sont restés pendant les années qu'a duré la répression. Les hommes et femmes valides se sont engouffrés dans le maquis » (M.A., 77).

La femme est donc la principale meneuse du « maquis » et elle est un chef de troupes écouté. Dans la société du texte, le projet des colons est de construire une route passant par Massébè pour leur permettre d'atteindre facilement l'éléphant-forêt. La résistance menée par le personnage féminin a pour but de saper ce projet. Il s'y emploie en assurant le ravitaillement de ses hommes :

« Tante Roz servait de lien avec les maquisards, rassemblant la moitié des morues, du chocolat, du sucre et du lait qu'on nous donnait, pour les déposer dans le maquis. Elle réussissait toujours à convaincre quelques jeunes militaires de garde, de la laisser aller chercher les médicaments traditionnels pour son vieux père, ou des fruits pour les enfants. Ses complices faisaient passer les victuailles par-dessus les clôtures de campement » (M.A., 78).

La femme prive ainsi ses enfants du manger et utilise sa malice pour nourrir les combattants de la liberté. Elle est la courroie de transmission entre ceux qui sont en forêt et ceux qui se trouvent sur le terrain. Elle assure par-là le rôle d'agent de communication, très important en temps de guerre.

La troisième ruse de Tante Roz est qu' « elle avait inféodé complètement le service de ravitaillement et du rationnement [des colons], en devenant la maîtresse du chef. Elle récupérait donc tous les restes du restaurant des officiers et les faisait re-préparer par les femmes avant de les déposer hors du campement en un lieu où les maquisards les récupéreraient » (M.A., 78). En tant que guide, le personnage féminin est l'organisateur des plans de combats. Les hommes sont-là pour les mettre en pratique. Elle est donc la tête pensante alors que l'homme est la main qui agit :

« Elle fut la principale organisatrice de la résistance [...]. Tante Roz estimait que c'était la moindre des choses. Elle organisait également de petits groupes de sabotage des engins destinés à ouvrir la route vers l'éléphant-forêt, les enfants versaient un peu de sauce dans les huiles de moteurs, un peu de sel dans les carburateurs, par quantité minimes mais suffisante pour retarder les travaux, sans qu'on puisse vraiment en déceler les causes » (M.A., 78).

Tout le monde est au service de la femme guide. Même si les livres
d'histoire reconnaissent le rôle déterminant joué par les femmes dans les
combats de libération en Afrique, ils enseignent également que c'est à cause de
leur traîtrise que les mouvements échouaient. Or La Mémoire amputée nous
montre que le véritable traître c'est l'homme. C'est Njokè qui pactise avec
l'ennemi contre son peuple quand le personnage féminin se bat pour le défendre.
Le rôle central des femmes dans les luttes remonte très loin dans
l'histoire. Laissons les hauts faits de la pharaonne Hatshepsout et le rôle
prééminent de la mère et de l'épouse royale dans la gestion du trône.
Intéressons-nous aux périodes relativement proches. Madina affirme que : « De

tout temps, certaines femmes malinké ont joué un rôle politique très important dans l'histoire du Mandé, que ce soit en tant qu'épouses préférées, mère, soeurs, ou simplement amies du chef »75. Samory Touré, l'un des grands résistants à la pénétration française en Afrique de l'ouest, était très influencé par son épouse préférée. C'est cette dernière qui administrait son royaume et organisait la lutte comme Tante Roz :

« Saran Kégui, la préférée de Samory, a été très déterminante dans la continuation de la guerre contre les Français. Quand son fils, Karamoko, au retour de Paris lui déconseilla la poursuite des combats en donnant comme argument la supériorité des Français dans tous les domaines, c'est Saran Kégui qui menacera Samory de l'abandonner s'il suivait le conseil démoralisateur de son fils. Par contre, elle jouait aussi souvent un rôle temporisateur en empêchant Samory de faire décapiter plusieurs de ses victimes »76.

Il convient de retenir que la force féminine est très active aussi bien dans le domaine économique que politique.

En somme, le personnage féminin et notamment celui ancré dans la tradition africaine a droit à tous les rôles sociaux sans exception. La culture nègre n'est en aucun cas sexiste. Au contraire, on peut même dire que ce sont les hommes qui sont lésés car ils ne doivent pas exercer les tâches réservées aux femmes. La division du travail établie dans le matriarcat répond au souci de faire correspondre les tâches avec les capacités naturelles de chaque genre. Il est donc question d'établir une sorte de justice et d'équilibre propre au maatisme. Le personnage féminin est sur tous les fronts sociaux. Il est la mémoire sociale, l'entrepreneur économique et le leader politique grâce à ses qualités intellectuelles et probablement à l'onction divine.

75- Madina Ly, Op. Cit., pp. 101-121.

76- Madina Ly, Op. Cit., pp.101-121.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand