CHAPITRE 4 : LE DYNAMISME SANS FREIN.
Le dynamisme du personnage féminin est notoire car ce
dernier est sur tous les fronts sociaux, que ce soit dans ses prises de parole
en portant haut la voix de ses pairs, que ce soit son engagement dans la
sphère économique ou encore dans les luttes politiques.
IV.1- L'avocat méticuleux.
Le personnage féminin s'identifie par sa position de
porte-parole. Il est le défenseur des droits de son peuple. Le don de
soi, de son temps et de son énergie pour les autres sans escompter une
quelconque rétribution est un exercice auquel se donne le personnage
féminin. Grande Tante Kèl Lam, une des tantes de Njokè,
prend fait et cause pour celui-ci sans son avis. Au cours de la
cérémonie célébrant le retour victorieux de
Njokè après son combat contre Dimalè, Njokè a
trouvé son épouse Naja, le divorce n'avait pas encore eu lieu, en
conversation avec un de ses cousins. Il a piqué une vive colère
contre ce dernier. C'est Grande Tante Kèl Lam qui, spontanément,
a entrepris de le calmer insidieusement en entonnant le chant épique qui
célèbre les hauts faits de Njokè en tant que Lôs :
« N'eût été la présence d'esprit de Grand
Tante Kèl Lam qui a réentonné immédiatement la
chanson qui te consacrait supérieur, on t'aurait peut-être vu
courir derrière Oncle Gwèt comme autrefois derrière Oncle
Ngan, un gourdin à la main » (M.A., 61).
La réaction de Njokè est surprenante pour trois
raisons. D'abord il s'agit d'une cérémonie que la
communauté a organisée en son nom. Il aurait donc pu contenir sa
jalousie au risque de gâcher l'évènement et par
conséquent, il aurait fait honneur aux convives. Ensuite, Gwèt
est l'un de ses cousins c'est-à-dire un personnage qui n'aurait pu
être un de ses potentiels rivaux. Enfin Gwèt complimentait Naja,
la rassurant de l'amour que leur communauté porte à son endroit.
La narratrice rapporte l'ambiance qui a motivé l'échange :
« Ma mère elle-même s'est mise de la
partie ! Elle a souri à toutes les rivales connues ou supposées,
les a installées gentiment et avec des égards
personnalisés pour chacune d'elles. Elle causait avec l'une, riait aux
éclats avec l'autre... Elle s'est montrée si charmante, si
attrayante que de nombreux hôtes n'ont pas pu cacher qu'ils
étaient séduits, conquis. Et c'est bien toi mon père qui
finalement a montré la plus piètre mine. Quand tu as
trouvé ma mère en conversation chaleureuse avec ton cousin
Gwèt ! Il lui disait combien elle était incomparable et la
rassurait qu'elle serait toujours la reine de cette maison, sinon de cette
tribu ; jamais les hommes de votre tribu ne renonceraient à elle, s'il
te prenait la bêtise de la négliger... » (M.A.,
60-61).
La jalousie déraisonnée de Njokè jette
l'anathème sur la gent masculine qui n'a même pas le sens de
discernement et qui est tout aussi instinctive qu'impulsive. Par ailleurs,
l'attitude de Gwèt trahit la désinvolture de l'homme qui se
laisse facilement entraîner par les circonstances et qui dit des
mensonges. Pendant tout le procès opposant Naja à Njokè,
aucun membre de la communauté de ce dernier n'a soutenu la plaignante.
Pourtant quelque temps auparavant, un de ses beaux-frères la rassurait
qu'elle serait toujours défendue si leur frère lui causait un
tort. En revanche, l'attitude de Naja face à ses rivales et potentielles
rivales justifie la sympathie et le sens de l'honneur de la femme. Etant dans
une circonstance qui célèbre son mari, elle fait preuve de
patience, de maîtrise de soi et de sympathie pour contenir sa jalousie et
garder sauf son honneur et celui de son époux. Elle démontre que
la femme a un esprit de discernement.
Le rôle de griot joué par Grande Tante Kèl
Lam dément l'idée selon laquelle seuls les hommes peuvent exercer
ce rôle en Afrique. Le griot ou le barde est la mémoire du peuple.
Il est le plus informé et le plus instruit du village. Pour raconter
l'histoire d'un peuple, les hauts faits des personnages historiques ou
même des contes et fables, il faut déjà les
connaître. Un travail d'investigation, de collecte, de traitement et
d'adaptation à une musique doit être opéré.
L'orateur doit faire preuve de compétence et de performance. Son
discours doit revêtir un charme particulier pour pouvoir capter et
captiver
suffisamment l'attention de l'auditoire. Lylian Kesteloot
pense d'ailleurs que la parole du conteur ou du barde est charmeuse. Une telle
ingéniosité, pour certains critiques machistes, d'ailleurs
inspirés par les travaux des ethnologues colonialistes, est propre
à l'homme exclusivement. La Mémoire amputée bat
en brèche cette conception en donnant à voir une barde, Grande
Tante Kèl Lam, qui est la seule oratrice pendant toute la
cérémonie. C'est elle qui a composé et qui exécute
l'épopée qui rend hommage à Njokè :
« Ce soir, ma puînée et moi nous faisons
bien discrètes derrière la cour de Grande Tante Kèl Lam
qui répète sa nouvelle épopée de notre surpuissant
père qui, dit on revient bientôt. [...] Elle chante en reprenant
certains refrains...
Il est revenu
Il l'est devenu
Njokè devenu plus Lôs que Dimalè
[...] » (M.A., 53).
.
Le tutorat de la femme se manifeste également à
travers le sacrifice qu'elle consent à tous les enfants
déshérités et à tous ceux qui sont dans des
situations inconfortables. Tantie Roz qui est par ailleurs
l'inspiratrice65 du récit se démarque dans ce sens
:
« Tous les jours, entre quatre et cinq heures du
matin, elle se réveillait pour aller rendre visite aux prisonniers de la
grande maison d'arrêt de Laguna, aussi vaste qu'un quartier. Elle priait
pour eux, avec eux, les consolait, faisait des courses pour les mamans
enceintes en prison, assistant les enfants de ce milieu carcéral, tout
cela bénévolement. Elle marchait des dizaines de
kilomètres pour y aller et revenir. Les aprèsmidi, elle rendait
visite aux prisonniers dans les hôpitaux » (M.A., 18).
65 - L'histoire racontée dans La
Mémoire amputée est inspirée par Tantie Roz. Son
dynamisme et son sacrifice pour les autres font d'elle un personnage
exceptionnel qui fascine Halla. C'est pourquoi cette dernière lui
demande de se raconter. Mais elle rétorque à Halla de fouiller
dans sa propre mémoire, elle trouvera qu'elles ont la même
histoire.
Tantie Roz se consacre à l'oeuvre humanitaire
grâce à son statut de « célibataire, sans enfants
» (M.A., 18). Elle a choisi de ne pas se marier et même de ne
pas faire ses propres enfants. Il s'agit-là d'une véritable
oeuvre de sacerdoce. Même sans être prêtre - encore qu'une
femme ne saurait l'être pour ce qui est du catholicisme romain - ou
même soeur, elle est engagée dans le voeu de pauvreté, de
chasteté et de sacerdoce. Il n'y a donc pas que le clergé
catholique qui est capable de ces voeux. L'Afrique connaît de nombreuses
femmes prêtes à s'offrir en holocauste pour le bien-être de
l'humanité. Cette fonction privilégiée fait d'elles des
leaders d'opinion.
Le personnage féminin est le véritable
maître à pensée de la société grâce
à sa force argumentative. La femme a des idées pertinentes
qu'elle sait soutenir à travers une argumentation fort convaincante.
Elle ne lésine pas sur les moyens quand il faut que son argumentaire
prenne le dessus. La modulation du ton y est un ingrédient de poids. Sa
tonalité se veut attendrissante si les besoins de la cause l'exigent :
« Ma tante éclate de son rire le plus sarcastique : -
Décidément, vous les hommes, vous êtes tous les mêmes
et vous ne changerez jamais. C'est cette gamine qui n'est encore qu'un vers de
terre, qui te met déjà dans de pareils états »
(M.A., 176), approuve la narratrice qui se souvient d'une réplique
de Tante Roz face au « guérisseur Maître Sunkang »
(M.A., 176). En effet, Halla a été prise de transe et a
été conduite chez ce guérisseur. Après avoir
réussi son opération, il est amoureux de sa patiente et le fait
savoir à la tante:
« Je suis très heureux que tu ne sois pas
déçue. Je tiens aussi à te féliciter d'avoir en ta
nièce, si elle est bien prise en main, une prochaine grande
prêtresse. Je suppose que cette même confiance te dictera de me la
confier le temps qu'il faut. Et si tu as peur que j'abuse d'elle, tu peux
toujours exiger que je demande sa main, honorablement » (M.A.,
176).
convaincre : « Attends Roz, ne prends pas ma
proposition à la légère. Je ne te l'ai faite qu'en
réponse à ta confiance. Moi seul saurait épanouir le
génie de cette gamine et lui donner au-dessus de la banalité, la
vie que mériteraient ses dons » (M.A., 177). Le
guérisseur se targue parce qu'il est celui qui a pu soigner Halla
« quand personne ne pouvait plus rien » (M.A., 176). Mais
pour Tante Roz, cet argument ne tient pas debout. Elle emploie un ton satirique
pour venir à bout de son interlocuteur :
« Ton argument ne vaut rien. Dans notre famille
personne n'a une vie banale, et surtout pas elle. Bien qu'encore trop jeune,
c'est une originale, je le sais et ce n'est pas un vieux fou comme toi, dans ce
trou, qui lui apportera le plus qu'il lui faudrait. Si tu ne peux plus te
contenter de nos souvenirs, fais-toi enterrer. Mais que je ne surprenne plus
ton regard paillard sur ma nièce d'accord ? Si non, tu te
réveilleras un matin avec un grand vide dans l'entrejambe, salaud. Cela
dit, merci pour la guérison de ma belle-soeur. Tous les deux rient
franchement » (M.A., 177).
Tante Roz a pu dissuader Maître Sunkang qui
reconnaît sa maladresse à travers le rire. À travers son
mea culpa, le guérisseur montre que l'homme traditionnel sait
reconnaître ses torts contrairement à l'homme dit moderne.
La force argumentative de la femme traditionnelle lui permet
d'assumer d'importants postes politiques. Car un Homme politique de premier
rang doit être un bon leader d'opinion. La posture de tutrice
bénévole de Tantie Roz lui permet d'assumer le poste de
« Secrétaire générale des sections
féminines du parti de Mpôdôl66 en son temps
» (M.A., 316). L'exercice de cette haute fonction politique par un
personnage féminin qui fait dans le bénévolat est un
enseignement non négligeable. En tant que le porte-parole, Le leader
politique doit travailler dans le désintéressement total. A la
limite, sa mission doit être similaire au sacerdoce car il doit avoir
pour seul souci le bien-être et la défense des
intérêts de ses pairs.
66 - Le « Mpôdôl », comme il est
le cas dans la réalité, c'est Um Nyobe. On le verra plus loin.
Malheureusement, dans le contexte africain actuel, les leaders
politiques, parce que pour la plupart des hommes, sont très voraces et
se comportent comme le Moloch. Ce comportement est l'un des mobiles qui
poussent la narratrice, restée longtemps silencieuse, à sortir de
son mutisme. La parole féminine se donne alors pour dessein de traquer
les gourous politiques à qui incombent entièrement les
mutilations humiliantes et déshumanisantes auxquelles font face
actuellement tous les peuples noirs d'Afrique. Dans un ouvrage consacré
au poète camerounais Rémy Sylvestre Bouelet, le critique Fernando
d'Almeida pose à celui-ci cette question au sujet du rapport entre la
politique et sa poésie, une pratique à laquelle s'exerce aussi le
poète :
« Vous êtes libre de vous éloigner de la
politique du grand large, des petites combinaisons dérisoires qui font
le charme de la vie politique parce que la politique consiste peut-être
à vider l'homme de sa propre essence. Mais tout de même vous
êtes un homme socialement engagé dans la vie politique de votre
pays. Qu'est-ce qui fait réellement problème ? Vous vous jetez
à l'eau lorsqu'il vous est donné de participer à des
meetings politiques, mais curieusement, cette action ne transparaît pas
dans votre oeuvre poétique. Quelle est, en définitive, votre
position là- dessus ? »67
Dans sa réponse, le poète, par ailleurs critique
littéraire, reconnaît humblement que la politique
déshumanise l'homme :
« Quand je me jette à l'eau lorsqu'il m'est
donné de participer à des meetings politiques, je reste bien
lucide. J'embrasse la politique loin de la poésie. Sûrement, mon
inconscient la rejette parce que les choses et les êtres alentour ne la
pratiquent pas. La politique quelquefois tue, la poésie pas. Les grands
poètes ont-ils réussi à la politique ? S'ils y ont
réussi, c'est parce qu'ils y ont mis beaucoup de rêves. Mais le
rêve les y a toujours broyés »68.
67 - Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le
poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 63-64.
68- Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le
poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 64.
Les points de vue émis, aussi bien dans la question que
dans la réponse, justifient bien les affres que les dirigeants
politiques font subir aux Africains, en tant que gourous du fait politique
africain. Werewere-Liking condamne âprement ces dérives dont le
diktat a muselé tout un peuple pris en otage :
« Les gouvernements avaient la main mise sur les
archives et faisaient disparaître les traces des actions qui les
dérangeaient et que depuis l'avènement de la soi-disant
démocratie, les journalistes s'étaient mis de la partie pour ne
même plus relater les faits, mais plutôt les opinions, le silence
prenait des épaisseurs honteusement palpables et effectivement, on ne
savait plus à qui s'en prendre. Rendre hommage à quelqu'un dans
ces conditions où les atrocités qu'il avait vécues
seraient passées sous silence faute de traces et d'archives, devenait un
gag. Comment raconter les silences de l'Afrique ? » (M.A., 21).
Cette dénonciation qui se termine par une question nous
enrichit sur un fait : rendre hommage à Tantie Roz c'est rendre hommage
à l'Afrique. « Ses silences », c'est-à-dire ses
souffrances, sont celles du continent-mère muselé et
abâtardi d'abord par les colonialistes et ensuite par ses propres fils
complices de ces derniers. Prendre la parole revient alors pour Halla
Njokè à se postuler comme le porte-parole de toutes ces femmes
d'une part, et de tous les Africains d'autre part. Ainsi, la femme entend
occuper les premiers rangs dans toute la sphère
politico-économique.
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