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L'éloge du matriarcat dans "la mémoire amputée de Werewere-Liking

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par Arnaud TCHEUTOU
Université de DoualaCameroun - Diplôme d'études approfondies 2008
  

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CHAPITRE 4 : LE DYNAMISME SANS FREIN.

Le dynamisme du personnage féminin est notoire car ce dernier est sur tous les fronts sociaux, que ce soit dans ses prises de parole en portant haut la voix de ses pairs, que ce soit son engagement dans la sphère économique ou encore dans les luttes politiques.

IV.1- L'avocat méticuleux.

Le personnage féminin s'identifie par sa position de porte-parole. Il est le défenseur des droits de son peuple. Le don de soi, de son temps et de son énergie pour les autres sans escompter une quelconque rétribution est un exercice auquel se donne le personnage féminin. Grande Tante Kèl Lam, une des tantes de Njokè, prend fait et cause pour celui-ci sans son avis. Au cours de la cérémonie célébrant le retour victorieux de Njokè après son combat contre Dimalè, Njokè a trouvé son épouse Naja, le divorce n'avait pas encore eu lieu, en conversation avec un de ses cousins. Il a piqué une vive colère contre ce dernier. C'est Grande Tante Kèl Lam qui, spontanément, a entrepris de le calmer insidieusement en entonnant le chant épique qui célèbre les hauts faits de Njokè en tant que Lôs : « N'eût été la présence d'esprit de Grand Tante Kèl Lam qui a réentonné immédiatement la chanson qui te consacrait supérieur, on t'aurait peut-être vu courir derrière Oncle Gwèt comme autrefois derrière Oncle Ngan, un gourdin à la main » (M.A., 61).

La réaction de Njokè est surprenante pour trois raisons. D'abord il s'agit d'une cérémonie que la communauté a organisée en son nom. Il aurait donc pu contenir sa jalousie au risque de gâcher l'évènement et par conséquent, il aurait fait honneur aux convives. Ensuite, Gwèt est l'un de ses cousins c'est-à-dire un personnage qui n'aurait pu être un de ses potentiels rivaux. Enfin Gwèt complimentait Naja, la rassurant de l'amour que leur communauté porte à son endroit. La narratrice rapporte l'ambiance qui a motivé l'échange :

« Ma mère elle-même s'est mise de la partie ! Elle a souri à toutes les rivales connues ou supposées, les a installées gentiment et avec des égards personnalisés pour chacune d'elles. Elle causait avec l'une, riait aux éclats avec l'autre... Elle s'est montrée si charmante, si attrayante que de nombreux hôtes n'ont pas pu cacher qu'ils étaient séduits, conquis. Et c'est bien toi mon père qui finalement a montré la plus piètre mine. Quand tu as trouvé ma mère en conversation chaleureuse avec ton cousin Gwèt ! Il lui disait combien elle était incomparable et la rassurait qu'elle serait toujours la reine de cette maison, sinon de cette tribu ; jamais les hommes de votre tribu ne renonceraient à elle, s'il te prenait la bêtise de la négliger... » (M.A., 60-61).

La jalousie déraisonnée de Njokè jette l'anathème sur la gent masculine qui n'a même pas le sens de discernement et qui est tout aussi instinctive qu'impulsive. Par ailleurs, l'attitude de Gwèt trahit la désinvolture de l'homme qui se laisse facilement entraîner par les circonstances et qui dit des mensonges. Pendant tout le procès opposant Naja à Njokè, aucun membre de la communauté de ce dernier n'a soutenu la plaignante. Pourtant quelque temps auparavant, un de ses beaux-frères la rassurait qu'elle serait toujours défendue si leur frère lui causait un tort. En revanche, l'attitude de Naja face à ses rivales et potentielles rivales justifie la sympathie et le sens de l'honneur de la femme. Etant dans une circonstance qui célèbre son mari, elle fait preuve de patience, de maîtrise de soi et de sympathie pour contenir sa jalousie et garder sauf son honneur et celui de son époux. Elle démontre que la femme a un esprit de discernement.

Le rôle de griot joué par Grande Tante Kèl Lam dément l'idée selon laquelle seuls les hommes peuvent exercer ce rôle en Afrique. Le griot ou le barde est la mémoire du peuple. Il est le plus informé et le plus instruit du village. Pour raconter l'histoire d'un peuple, les hauts faits des personnages historiques ou même des contes et fables, il faut déjà les connaître. Un travail d'investigation, de collecte, de traitement et d'adaptation à une musique doit être opéré. L'orateur doit faire preuve de compétence et de performance. Son discours doit revêtir un charme particulier pour pouvoir capter et captiver

suffisamment l'attention de l'auditoire. Lylian Kesteloot pense d'ailleurs que la parole du conteur ou du barde est charmeuse. Une telle ingéniosité, pour certains critiques machistes, d'ailleurs inspirés par les travaux des ethnologues colonialistes, est propre à l'homme exclusivement. La Mémoire amputée bat en brèche cette conception en donnant à voir une barde, Grande Tante Kèl Lam, qui est la seule oratrice pendant toute la cérémonie. C'est elle qui a composé et qui exécute l'épopée qui rend hommage à Njokè :

« Ce soir, ma puînée et moi nous faisons bien discrètes derrière la cour de Grande Tante Kèl Lam qui répète sa nouvelle épopée de notre surpuissant père qui, dit on revient bientôt. [...] Elle chante en reprenant certains refrains...

Il est revenu

Il l'est devenu

Njokè devenu plus Lôs que Dimalè

[...] » (M.A., 53).

.

Le tutorat de la femme se manifeste également à travers le sacrifice qu'elle consent à tous les enfants déshérités et à tous ceux qui sont dans des situations inconfortables. Tantie Roz qui est par ailleurs l'inspiratrice65 du récit se démarque dans ce sens :

« Tous les jours, entre quatre et cinq heures du matin, elle se réveillait pour aller rendre visite aux prisonniers de la grande maison d'arrêt de Laguna, aussi vaste qu'un quartier. Elle priait pour eux, avec eux, les consolait, faisait des courses pour les mamans enceintes en prison, assistant les enfants de ce milieu carcéral, tout cela bénévolement. Elle marchait des dizaines de kilomètres pour y aller et revenir. Les aprèsmidi, elle rendait visite aux prisonniers dans les hôpitaux » (M.A., 18).

65 - L'histoire racontée dans La Mémoire amputée est inspirée par Tantie Roz. Son dynamisme et son sacrifice pour les autres font d'elle un personnage exceptionnel qui fascine Halla. C'est pourquoi cette dernière lui demande de se raconter. Mais elle rétorque à Halla de fouiller dans sa propre mémoire, elle trouvera qu'elles ont la même histoire.

Tantie Roz se consacre à l'oeuvre humanitaire grâce à son statut de « célibataire, sans enfants » (M.A., 18). Elle a choisi de ne pas se marier et même de ne pas faire ses propres enfants. Il s'agit-là d'une véritable oeuvre de sacerdoce. Même sans être prêtre - encore qu'une femme ne saurait l'être pour ce qui est du catholicisme romain - ou même soeur, elle est engagée dans le voeu de pauvreté, de chasteté et de sacerdoce. Il n'y a donc pas que le clergé catholique qui est capable de ces voeux. L'Afrique connaît de nombreuses femmes prêtes à s'offrir en holocauste pour le bien-être de l'humanité. Cette fonction privilégiée fait d'elles des leaders d'opinion.

Le personnage féminin est le véritable maître à pensée de la société grâce à sa force argumentative. La femme a des idées pertinentes qu'elle sait soutenir à travers une argumentation fort convaincante. Elle ne lésine pas sur les moyens quand il faut que son argumentaire prenne le dessus. La modulation du ton y est un ingrédient de poids. Sa tonalité se veut attendrissante si les besoins de la cause l'exigent : « Ma tante éclate de son rire le plus sarcastique : - Décidément, vous les hommes, vous êtes tous les mêmes et vous ne changerez jamais. C'est cette gamine qui n'est encore qu'un vers de terre, qui te met déjà dans de pareils états » (M.A., 176), approuve la narratrice qui se souvient d'une réplique de Tante Roz face au « guérisseur Maître Sunkang » (M.A., 176). En effet, Halla a été prise de transe et a été conduite chez ce guérisseur. Après avoir réussi son opération, il est amoureux de sa patiente et le fait savoir à la tante:

« Je suis très heureux que tu ne sois pas déçue. Je tiens aussi à te féliciter d'avoir en ta nièce, si elle est bien prise en main, une prochaine grande prêtresse. Je suppose que cette même confiance te dictera de me la confier le temps qu'il faut. Et si tu as peur que j'abuse d'elle, tu peux toujours exiger que je demande sa main, honorablement » (M.A., 176).

convaincre : « Attends Roz, ne prends pas ma proposition à la légère. Je ne te l'ai faite qu'en réponse à ta confiance. Moi seul saurait épanouir le génie de cette gamine et lui donner au-dessus de la banalité, la vie que mériteraient ses dons » (M.A., 177). Le guérisseur se targue parce qu'il est celui qui a pu soigner Halla « quand personne ne pouvait plus rien » (M.A., 176). Mais pour Tante Roz, cet argument ne tient pas debout. Elle emploie un ton satirique pour venir à bout de son interlocuteur :

« Ton argument ne vaut rien. Dans notre famille personne n'a une vie banale, et surtout pas elle. Bien qu'encore trop jeune, c'est une originale, je le sais et ce n'est pas un vieux fou comme toi, dans ce trou, qui lui apportera le plus qu'il lui faudrait. Si tu ne peux plus te contenter de nos souvenirs, fais-toi enterrer. Mais que je ne surprenne plus ton regard paillard sur ma nièce d'accord ? Si non, tu te réveilleras un matin avec un grand vide dans l'entrejambe, salaud. Cela dit, merci pour la guérison de ma belle-soeur. Tous les deux rient franchement » (M.A., 177).

Tante Roz a pu dissuader Maître Sunkang qui reconnaît sa maladresse à travers le rire. À travers son mea culpa, le guérisseur montre que l'homme traditionnel sait reconnaître ses torts contrairement à l'homme dit moderne.

La force argumentative de la femme traditionnelle lui permet d'assumer d'importants postes politiques. Car un Homme politique de premier rang doit être un bon leader d'opinion. La posture de tutrice bénévole de Tantie Roz lui permet d'assumer le poste de « Secrétaire générale des sections féminines du parti de Mpôdôl66 en son temps » (M.A., 316). L'exercice de cette haute fonction politique par un personnage féminin qui fait dans le bénévolat est un enseignement non négligeable. En tant que le porte-parole, Le leader politique doit travailler dans le désintéressement total. A la limite, sa mission doit être similaire au sacerdoce car il doit avoir pour seul souci le bien-être et la défense des intérêts de ses pairs.

66 - Le « Mpôdôl », comme il est le cas dans la réalité, c'est Um Nyobe. On le verra plus loin.

Malheureusement, dans le contexte africain actuel, les leaders politiques, parce que pour la plupart des hommes, sont très voraces et se comportent comme le Moloch. Ce comportement est l'un des mobiles qui poussent la narratrice, restée longtemps silencieuse, à sortir de son mutisme. La parole féminine se donne alors pour dessein de traquer les gourous politiques à qui incombent entièrement les mutilations humiliantes et déshumanisantes auxquelles font face actuellement tous les peuples noirs d'Afrique. Dans un ouvrage consacré au poète camerounais Rémy Sylvestre Bouelet, le critique Fernando d'Almeida pose à celui-ci cette question au sujet du rapport entre la politique et sa poésie, une pratique à laquelle s'exerce aussi le poète :

« Vous êtes libre de vous éloigner de la politique du grand large, des petites combinaisons dérisoires qui font le charme de la vie politique parce que la politique consiste peut-être à vider l'homme de sa propre essence. Mais tout de même vous êtes un homme socialement engagé dans la vie politique de votre pays. Qu'est-ce qui fait réellement problème ? Vous vous jetez à l'eau lorsqu'il vous est donné de participer à des meetings politiques, mais curieusement, cette action ne transparaît pas dans votre oeuvre poétique. Quelle est, en définitive, votre position là- dessus ? »67

Dans sa réponse, le poète, par ailleurs critique littéraire, reconnaît humblement que la politique déshumanise l'homme :

« Quand je me jette à l'eau lorsqu'il m'est donné de participer à des meetings politiques, je reste bien lucide. J'embrasse la politique loin de la poésie. Sûrement, mon inconscient la rejette parce que les choses et les êtres alentour ne la pratiquent pas. La politique quelquefois tue, la poésie pas. Les grands poètes ont-ils réussi à la politique ? S'ils y ont réussi, c'est parce qu'ils y ont mis beaucoup de rêves. Mais le rêve les y a toujours broyés »68.

67 - Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 63-64. 68- Fernando d'Almeida, Rémy-Sylvestre Bouelet ou le poète de la totalité émue, Op. Cit., pp. 64.

Les points de vue émis, aussi bien dans la question que dans la réponse, justifient bien les affres que les dirigeants politiques font subir aux Africains, en tant que gourous du fait politique africain. Werewere-Liking condamne âprement ces dérives dont le diktat a muselé tout un peuple pris en otage :

« Les gouvernements avaient la main mise sur les archives et faisaient disparaître les traces des actions qui les dérangeaient et que depuis l'avènement de la soi-disant démocratie, les journalistes s'étaient mis de la partie pour ne même plus relater les faits, mais plutôt les opinions, le silence prenait des épaisseurs honteusement palpables et effectivement, on ne savait plus à qui s'en prendre. Rendre hommage à quelqu'un dans ces conditions où les atrocités qu'il avait vécues seraient passées sous silence faute de traces et d'archives, devenait un gag. Comment raconter les silences de l'Afrique ? » (M.A., 21).

Cette dénonciation qui se termine par une question nous enrichit sur un fait : rendre hommage à Tantie Roz c'est rendre hommage à l'Afrique. « Ses silences », c'est-à-dire ses souffrances, sont celles du continent-mère muselé et abâtardi d'abord par les colonialistes et ensuite par ses propres fils complices de ces derniers. Prendre la parole revient alors pour Halla Njokè à se postuler comme le porte-parole de toutes ces femmes d'une part, et de tous les Africains d'autre part. Ainsi, la femme entend occuper les premiers rangs dans toute la sphère politico-économique.

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"Un démenti, si pauvre qu'il soit, rassure les sots et déroute les incrédules"   Talleyrand