III. 2- Le formateur de l'identité.
Il revient à la femme de former l'individu parce
qu'elle a une mémoire vive. Ce rôle se justifie doublement.
D'abord c'est elle qui possède la connaissance. En tant que le contenant
culturel, c'est elle qui bâtit l'identité culturelle et la
personnalité. Ensuite, c'est elle qui est la principale
éducatrice de la société.
La femme est la principale formatrice des hommes et des femmes
de la société. Si la famille est à la basse de la
société, cela suppose que l'éducation qu'on y
reçoit a forcément des répercussions sur la macrostructure
sociale. Le succès de Halla Njokè est dû à
l'identité culturelle que lui a transmis ses grandsparents et notamment
sa grand-mère. C'est la femme qui, généralement dans
l'ombre, construit la personnalité de tous les personnages
célèbres en Afrique.
Une étude faite sur « La femme dans la
société traditionnelle mandingue » indique qu'elle
« s'occupait de l'éducation des garçons comme celle des
filles».53 C'est dire que si la macrostructure
connaît des heurts ou des malheurs, cela est imputable à
l'éducation maternelle reçue. Tous les exploits qu'ont eus les
rois légendaires mandingues sont dus à leur éducation
maternelle : « Tous les personnages célèbres du
mandé (de Soundiata jusqu'à Samory et au-delà) l'ont
été par l'exemple que leur mère a été pour
eux. Cet attachement de l'enfant à la
mère se manifestait jusque dans son prénom
qui était précédé de celui de sa mère
»54.
L'information selon laquelle le prénom de l'enfant
était précédé de celui de sa mère est
révélatrice d'un dysfonctionnement patriarcal que les
sociétés d'Afrique, notamment celle du Cameroun, ont
hérité du colonialisme. Aujourd'hui, les hommes ravissent la
vedette aux femmes en faisant précéder de leur nom le
prénom de l'enfant. Ainsi ce sont eux qui, désormais, exercent
une influence sur la mentalité, les faits et le devenir des
générations. Si les sociétés traditionnelles
africaines se distinguaient autrefois par l'harmonie, la justice, l'entraide et
l'interdépendance, cela était le fait de l'influence tant visible
qu'invisible des femmes :
« Elles savaient toutes que le bonheur de la famille
[donc de la société toute entière], son équilibre,
son avenir et les rapports entre les enfants dépendaient de leurs
attitudes. Quoique cela pût leur coûter, elles faisaient des
efforts pour qu'au moins, en apparence, les choses aillent bien
»55.
Aujourd'hui l'individualisme, le chauvinisme,
l'inféodalisme et le machisme ont pignon sur rue. L'agressivité
est devenue une caractéristique fondamentale de l'être africain
dans une large majorité. Cela n'est que le pendant logique d'un
paternalisme exacerbé inoculé à travers le germe du nom
paternel. Balzac soutient l'influence du nom sur le nommé en ces termes
:
« Il existe une certaine harmonie entre la personne
et le nom. [...] Je ne voudrais pas prendre sur moi d'affirmer que les noms
n'exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie
et les noms des hommes, il existe de secrètes et d'inexplicables
concordances ou des désaccords visibles qui surprennent ; souvent des
corrélations lointaines mais efficaces s'y sont
révélées. Notre globe est plein, tout s'y tient
»56.
54 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.
55 - Madina Ly, Ibid, pp 101-121.
56 - Pierre Glaudes, et Yves Reuter, Le
Personnage, Paris, PUF, 1998, pp. 62-63.
A partir de ce qui précède et de l'étude
onomastique des noms des personnages, on constate que les noms ne sont pas
donnés au hasard dans La Mémoire amputée. Surtout
qu'ils sont en harmonie avec l'attitude des personnages. Mais on note aussi des
discordances. Ce dernier cas est rare. Seul Njokè, le père de
Halla, l'illustre. Il n'incarne pas la symbolique du nom qu'il porte.
« Njokè » signifie dans le roman «
L'éléphant » (M.A., 64) tout comme dans la langue
d'origine d'Eddy Nicole Njock, le bassa. « Njock » signifie
« L'éléphant » dans cette langue.
Une des particularités de cet animal est qu'il est le
plus géant de la forêt. Il mesure entre deux et trois virgules
soixante-dix mètres de hauteur et pèse entre cinq et six
tonnes57. Il est tout aussi particulier parce qu'il protège
assidûment ses petits à l'aide de sa longue trompe en ivoire, un
objet très précieux, des attaques des fauves. Il est un animal
que les fauves attaquent difficilement. L'éléphant est
généralement inoffensif. Voilà les attitudes qu'on
attendrait d'un être qui porte le nom « Njokè »
et qui est de surcroît un Lôs. Sa dimension de Lôs,
comparable aux trompes, devrait lui permettre de défendre son peuple
tant sur le plan visible qu'invisible. Au contraire, ce personnage est le plus
agressif du roman. Au lieu de protéger les siens, il les détruit
plutôt.
Dimalè, le Lôs qu'il attaque et évince,
porte bien son nom : « Dimalè, par exemple, `'catastrophe comme
son nom l'indique, est vraiment un désastre pour l'homme qu'il rencontre
» (M.A., 62). Les personnages nommés « Naja
» portent aussi bien leur nom. Ils ont en partage la
dangerosité du serpent du même nom. Ce nom semble être une
malédiction pour qui le porte. Eu égard à cette
déclaration de la narratrice qui se plaint parce que son père l'a
désignée par ce nom de malheur quand il lui disait au revoir
après le coup de Mam Naja :
« Moi, j'enrage contre Mam Naja ; ce seul nom de
mauvaise signification me dresse les cheveux sur la tête et me
révolte. Quelle idée mon père a-t-il
57 - Selon le Dictionnaire encyclopédique
pour tous petits Larousse en couleurs, Paris, 1980, p.327.
eue de l'ajouter à la kyrielle de prénoms de
saints dont il aime m'affubler quand il se prend à me tourner en
bourrique comme-là en me disant au revoir. [...] Allez, va ma Mamba
rouge super Naja, et à bientôt. Ça c'est de trop. Qu'est-ce
qui l'a poussé à m'appeler par ce maudit nom de Naja que trop de
personnes antipathiques portent déjà autour de nous, ce nom qui
semble porter la poisse, avec sa cohorte de galères » (M.A.,
190).
Terminons cette étude onomastique par la
catégorie des personnages qui portent le nom « Roz ». Toutes
deux sont les tantes de la narratrice et se distinguent par leur
disponibilité, leur hospitalité et surtout leur dévouement
à défendre les intérêts des leurs. Tata Roz a
soutenu sa soeur Naja au tribunal. On verra la détermination de Tante
Roz dans la lutte politique. Ecoutons la narratrice décrire les «
Roz », se souvenant de sa familiarisation avec Tata Roz : « C'est
ainsi que j'ai appris à connaître cette tante Roz, avec une force
de caractère au moins égale à celle de son homonyme, ma
tante paternelle. Le caractère, ce creuset où se forge le destin
» (M.A., 250). Nous aurions pu dire le nom, « ce creuset
où se forge le destin ». Le nom est alors non seulement un
élément de caractérisation, mais aussi de
catégorisation des personnages. Audelà du nom, la femme
éduque la société.
Investi de son pouvoir d'influence sur l'être et son
devenir, le personnage féminin ne s'engage pas idiotement dans sa
mission formatrice. Il prend son temps et réfléchit
minutieusement sur les moyens efficaces de communication. Les va et vient de
Halla Njokè entre les différentes formes d'expression de la
pensée trouvent ici leur motif.
Pendant tout son parcours narratif, elle a été
tour à tour chanteuse dans les cabarets, peintre : « Je
trouvais fascinant de pouvoir émettre autant d'idées et d'images
» (M.A., 341) ; enseignante dans l'école de son oncle papa
Noël58 : « Je me consacre corps et âme au
redressement de son école, sans ménager mon
58 - Au cours de son parcours, Halla Njokè
est sollicitée par son oncle papa Noël pour exercer dans son
école d'abord comme enseignante, puis comme dirigeante. Deux raisons
justifient le choix de cet oncle. La première est liée au fait
qu'il trouve indécent le métier de chanteuse dans les cabarets
qu'exerce sa nièce. La seconde et la plus déterminante est le
talent multidimensionnel de sa nièce. Il trouve qu'elle est seule
à pouvoir relever son école qui connaît des
difficultés. (M.A., 343-345).
temps de repos comme de loisirs. Je passe successivement
du rôle d'institutrice à celui de surveillante
générale, pour culminer par celui d'assistante de direction
» (M.A., 345) ; journaliste et publiciste : « La
première des propositions que j'accepte après m'être
libérée de Papa Noël, c'est celle de monsieur Diaw,
Fondateur-Directeur d'une revue panafricaine. Il me propose d'y écrire
quelques articles et de prospecter de la publicité. `' La presse et la
pub'', comme il aime à dire, c'est un nouvel empire à
conquérir » (M.A., 351) ; écrivain : « Trois
ans après avoir quitté Mfoundi et mes amis Lorrent et
Hemmil59, j'y reviens [...]. Je me rends immédiatement
à la société des droits d'auteurs et y dépose des
copies de tous mes écrits » (M.A., 366) et chanteuse
encore.
La chanson est au début de la carrière de Halla
et à la fin de son parcours. Werewere-Liking a suivi le même va et
vient, à la quête du meilleur canal de transmission de son savoir.
Il a été dit qu'elle commence sa carrière à seize
ans comme chanteuse et peintre. Elle quitte ces arts pour aller voir ailleurs
et revenir néanmoins au chant par la suite :
« A un moment de ma vie, je suis devenue
écrivain et pensais le demeurer, mais je me suis lassée
d'écrire vainement des mots ou des signes qu'aucun des miens ne savait
lire. [...] Alors j'ai essayé de voir ailleurs et autrement, de produire
des choses plus simples : de la nourriture, des habits, des bijoux, et surtout
des chansons qui rendent plus facilement les gens heureux et les rapprochent
d'un minimal d'état de bonheur continuel dans la vie, face aux
épreuves comme dans l'aisance. Dès lors, les gens autour de moi
semblaient plus en harmonie avec moi » (M.A., 17).
Cette affirmation souligne à grand trait l'importance
du support ou du canal dans la pratique éducative. Il est donc
aisé de comprendre Jean-Marie Tchegho qui dénonce
l'éducation telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui. La
dénonciation tient au fait que « le contenu de
l'éducation [...] est consigné dans
les livres »60. Or, combien
d'Africains, même scolarisés, sont-ils aptes à
décrypter le contenu des livres ? La résolution de cette
problématique amène le spécialiste des questions
éducatives à proposer « la nécessaire symbiose
entre l'éducation traditionnelle essentiellement orale et
l'éducation moderne basée sur les écrits, [ce qui]
implique deux types de support pour l'éducation du futur, l'oral et
l'écrit »61.
Une éducation performante dans les
sociétés africaines d'aujourd'hui ou de demain exige
l'implication de l'oralité comme support indispensable. Il ne s'agit pas
d'inscrire au programme quelques contes, mythes et légendes, encore
qu'ils sont contenus dans des livres. Il est question de former une nouvelle
espèce de griots et de bardes dans des connaissances qu'on souhaite
transmettre et de les affecter dans les écoles, collèges,
lycées et universités. Le chant bien rythmé et
mélodieusement captivant est une voie de salut dans l'apprentissage. Les
gens comprennent vite et retiennent pour longtemps ce qui est bien
chanté et sont capables de le répercuter. On n'a qu'à voir
l'attitude des enfants, adolescents, adultes et vieillards qui miment et
décortiquent à longueur de journée des chansons.
En revenant toujours à cette forme d'expression, la
narratrice montre que le chant a une fonction essentiellement
pédagogique en Afrique et qu'il est le meilleur canal de diffusion de la
pensée. Son aura est très grande. Il atteint un large public au
même moment et délasse en même temps qu'il enseigne. Il est
le lieu d'une intertextualité féconde en genres oraux : par le
chant on dit des proverbes, des devinettes, des fables, des prières ; on
raconte contes, légendes, épopées, mythes ; on berce et
anime à travers berceuses, chants rituels ou populaires. Toutes les
cérémonies en Afrique deuils, funérailles, baptêmes,
initiations et mariages s'accompagnent de chants. La pédagogie que
recèle et
répand le chant est indiscutable. Madina Ly le confirme
lorsqu'il explique le rôle de « la première femme du
patriarche »62 dans l'Afrique ancienne:
« De par ses chants, cette femme qui avait
accumulé beaucoup d'expériences apprenait aux enfants tout ce qui
était beau dans le passé ; elle chantait les hommes qu'on pouvait
admirer dans ce passé pour exhorter les garçons à les
imiter ; l'enfant était ainsi instruit du point de vue de l'histoire. La
vieille femme jouait donc un peu le rôle de traditionniste auprès
des jeunes filles et des garçonnets. [...] Elle enseignait toutes les
normes morales de la société. [...] Filles et garçons
jusqu'à un certain âge adoraient écouter ses contes et ses
chants »63 .
A méditer sur cette réflexion, on convient avec
Léon Marie Ayissi Nkoa qu'« oralité n'est pas synonyme
de gratuité »64. Pour ne pas minorer
l'écriture, la narratrice combine chant et écriture à la
fin de son parcours. Werewere- Liking, également reprend sa plume
laissée en hibernation pendant une période relativement longue :
« Cela faisait donc un bon moment que je n'avais plus écrit. Et
voilà que le jour de mon soixante-quinzième anniversaire, le
désir m'a pris. C'était en regardant le visage serein de ma tante
Roz, la troisième du nom, une cousine éloignée de mon
père » (M.A., 17).
La sérénité du visage féminin qui
cache les meurtrissures de la femme est le motif qui réengage la
narratrice à l'écriture. La remobilisation a pour effet de briser
le masque, d'effacer le silence pour dire les souffrances féminines en
particulier, celle de l'Afrique en général qui « demeure
encore le continent de tous les lendemains possibles » (M.A., 9).
C'est donc un acte d'engagement, de sensibilisation et de
pédagogie, écrire pour enseigner : « Le roman n'est plus
donc un tribut aux femmes de l'entourage immédiat mais un chant pour
toutes les femmes africaines qui se sont tues » (M.A., 9). C'est une
invite à reprendre la place qui était la leur dans l'Afrique
ancienne non à travers tambours et
62 - Madina Ly, Op. Cit., p. 109.
63- Madina Ly, Op. Cit., p. 110.
64- Léon Marie Ayissi Nkoa, Contes et berceuses du
Cameroun, Yaoundé, le Panthéon / Epargne Fess Cameroon,
1996, p. 199.
trompettes comme le font les féministes. Il s'agit de
taire les rancunes nourries par le patriarcat et de se réapproprier les
véritables rôles qui sont ceux de la femme africaine. Le salut de
l'Afrique de demain en dépend :
« Taisons les colères qui ont refusé de
montrer leur museau, de se montrer, de se nommer ou de se laisser
décrire, comme toutes celles de mes tantes Roz. Je pense à ces
millions de femmes laborieuses qui, comme les bayam selams, font tourner
inlassablement la roue du devenir de ce continent dans l'oubli de leurs
histoires douloureuses et malheureuses. Alors j'ai envie de prendre trompes et
trompettes pour entonner un hymne aux glorieuses mères Naja et tante Roz
pour tous les combats épiques silencieux, mais qui ont fait qu'au
delà de tous les désespoirs, ce continent torturé demeure
encore le continent de tous les lendemains possibles pour l'humanité
tout entière » (M.A., 9).
La femme écrit pour conseiller l'action
concrète, comme celle des bayam sélams. Celles-ci ne bavardent
pas. Elles agissent et assument leurs rôles de pionnières sur le
plan économique. La pédagogie scripturale semble dire non aux
discours et revendications creux. En somme, en tant que véhicule du
savoir, la femme assume deux grands rôles sociaux. Elle est la gardienne
des valeurs puisqu'elle incarne le savoir et la morale. Et logiquement donc,
elle a la mission de façonner les hommes et la société
tout entière. Ce rôle de courroie de transmission fait d'elle un
véritable leader.
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