II.2- L'élan d'humanisme.
Outre son intégrité, le personnage
féminin se distingue par son humanisme et ceci transparaît
à travers son humilité d'une part et son altruisme d'autre part.
L'humilité de ce personnage se manifeste par son caractère
modéré, exempt de toute vanité. L'aventure de Halla
Njokè est parsemée d'embûches surtout lorsqu'elle quitte le
domicile familial pour se mettre à son propre compte. Alors que toutes
les difficultés rencontrées par une gamine d'à peine
dix-huit ans, qui manque jusqu'à un abri, devraient l'assujettir
à l'envie, on est
47- Jean-Népomunène Nkuriti Yimfura,
« Place et rôle de la femme dans la société et
l'histoire rwandaises : permanences et mutations (XVIIIe - XXe siècles)
In L'Histoire des femmes en Afrique, Groupe « Afrique noire
», Cahier no 11, Paris, L'Harmattan, 1987, pp. 45-54.
surpris de ce qu'elle refuse la proposition de mariage que lui
fait « un magistrat, procureur de la République »
(M.A., 321).
« Monsieur le Procureur » (M.A., 322) est
un homme craint de tout le monde, comme c'est le cas en Afrique, à cause
du pouvoir qu'il détient de faire emprisonner qui il veut et quand il le
souhaite. Halla a été victime de ce pouvoir excessif, du seul
fait qu'elle ait refusé de continuer d'être la concubine du «
tout puissant », celui que tout le monde vénère, même
le patron du cabaret où elle travaille comme chanteuse. Son patron plie
l'échine devant lui, « enrobant [son] ton de toutes sortes de
mielleries, avec des `'Maîtres» par-ci, `'Monsieur le Procureur
par-là `'» (M.A., 322). Cet homme est même craint par
« Monsieur le `'Gouverneur de la province» » (M.A.,
324) qui, face à l'irresponsabilité conjugale dont est
accusé le Procureur par son épouse légitime, demande
plutôt à la gamine de le ramener à l'ordre.
L'interpellation illogique du Gouverneur est à l'origine de la
révolte et du désistement de Halla :
« Il commença à passer de plus en plus
de temps avec moi, à prendre même sur ses heures de travail ou de
vie conjugale pour m'emmener à la plage, au cinéma, etc. La
relation ne tarda pas à défrayer la chronique. Je fus
convoquée par Monsieur le `'Gouverneur de la province» qui me
conseilla la discrétion et la tempérance dans mon rapport avec un
haut fonctionnaire de l'Etat. A moi la mineure, on demandait de contrôler
les élans d'un adulte à sa place, un haut responsable de l'Etat
de surcroît. Je me révoltai et décidai de rompre avec lui.
Mais il me fit rafler et enfermer trois jours durant dans une cellule de la
police judiciaire où son cousin était commissaire principal
» (M.A., 324).
L'abus d'autorité sévit ainsi contre une
mineure, lui ôtant l'un des droits les plus inaltérables, le droit
de sentir, d'aimer ou pas. Le pouvoir absolu du « géant »
s'écroule devant le charme et la résistance de la « vermine
» qui ne démord pas. Déchu, il sollicite son cousin
commissaire pour qu'il plaide pour lui : « Mon cousin a besoin de toi
comme de l'air qu'on respire pour sa stabilité » (M.A., 324).
Le domicile de Halla, après sa libération, devient «
une
nouvelle prison. Plus luxueuse peut-être, mais plus
oppressante aussi » (M.A., 324-325). Il faut le souligner, c'est le
Procureur qui sort Halla de ce qu'on pourrait appeler la misère.
Après avoir quitté le domicile familial, elle vit chez des amis.
Son « bouclier » (M.A., 323) la met aux petits soins :
« Il assurait un loyer enviable dans un quartier
chic, un niveau de vie agréable, des soins de santé et de
beauté ; et une jolie voiturette `'mini-minor» comme rêvaient
d'en posséder toutes les jeunes filles ! Bien que je n'aie pas
l'âge d'un permis de conduire, il m'en fit délivrer un provisoire
» (M.A., 323).
Malgré ce confort, la narratrice ne l'aime pas. Elle le
trouve « maladivement jaloux, collant, exigeant [...] et fatigant
» (M.A., 323). Elle repousse d'ailleurs sa proposition de la prendre
« en secondes noces, une épouse d'à peine dix-huit ans.
Je me permis de rappeler que je n'étais pas amoureuse de lui »
(M.A., 325). Cette réaction dépite Monsieur le Procureur qui
appelle ses propres parents à la rescousse pour qu'ils persuadent la
gamine de l'épouser :
« Sa vie et sa carrière sont en jeu, si tu
n'acceptes pas de l'épouser : car lui sera alors prêt à
tout abandonner pour toi, [...] dit son père. Ma femme et moi te
supplions d'accepter ce mariage, ne serait-ce que le temps pour notre fils de
se calmer. Nous t'aiderons ensuite à obtenir un divorce si tu y tiens
toujours, à ton entière faveur, ce qui correspondra à
beaucoup d'argent, de quoi refaire ta vie avec un gars de ton âge. Tu es
encore assez jeune pour tenter sans grands risques une aventure aussi rentable,
en attendant de trouver l'amour... » (M.A., 325-326).
La tentative de corruption morale voire sentimentale envenime
plutôt la résistance. Témoignant sa dignité et sa
modestie, Halla prouve qu'elle n'est pas vaniteuse et envieuse. Elle
préfère l'honneur dans la misère que l'opulence dans la
servitude, pour paraphraser un homme politique, Sékou Touré,
à l'ère des luttes d'indépendance en Afrique:
« Je ne sais pas pourquoi exactement je fus prise
d'une telle colère. Peut - être par jalousie en voyant ce que
certains parents étaient capables d'entreprendre pour leurs enfants.
Voici que ces respectables vieilles personnes se donnaient encore tant de mal
pour leur fils arrivé au sommet de la société, et ils
étaient prêts à acheter ma moralité, ma
dignité et toute ma jeunesse, pour garantir son avenir à lui. Ma
situation matérielle, financière et même filiale me mettait
en situation d'accepter car il n'y aurait personne de mon côté
pour me protéger, ô mon père, ô ma mère. Ma
colère allait exploser contre vous, et ils croiraient que c'est contre
eux. Je me levai et leur abandonnai la maison sans pouvoir dire un mot, tant ma
gorge était nouée ! » (M.A., 326).
Certes, en fin de compte, Halla est contrainte d'accepter la
proposition. Mais non pour les biens exhibés, mais à cause de son
manque de soutien face au « bouclier suprême » (M.A.,
334). En fait, combien sont les jeunes filles qui, face à une situation
comme celle que traverse Halla, hésiteraient avant de donner leur
approbation au mariage, tant l'offre est alléchante ? La
probabilité pour qu'on en trouve dans la conjoncture actuelle de
l'Afrique, où les désirs et envies guident la raison, est presque
nulle. Au demeurant, l'attitude de la narratrice est un éloge fait
à la femme traditionnelle qui n'est pas gouvernée par la
vanité, le goût du luxe, les masques grotesques ;
plutôt par des valeurs inoxydables telles que la dignité,
l'honneur et la fierté...
A travers les attitudes de Monsieur le Procureur,
Werewere-Liking met à nu les bassesses des gouvernants africains qui,
malgré leur pouvoir absolu et les abus d'autorité qu'ils
pratiquent, ne résistent pas devant la nudité d'une jeune fille
à peine pubère. Ainsi se pose la problématique du pouvoir.
Quand les autorités civiles ou politiques déraisonnent devant le
charme d'une pubère, finalement qui détient le pouvoir ?
L'humilité féminine se dessine aussi à
travers le questionnement de soi, un exercice qui dépouille l'humain de
toute velléité de superpuissance, le conditionnant à se
remettre à l'évidence selon laquelle il n'est qu'une particule du
cosmos ayant des qualités et des défauts. L'environnement textuel
donne à
voir trois Lôs, tous des hommes. L'équation est
vite résolue : seuls les hommes sont « surpuissants », donc
inaptes au travail de remise en question de soi et réduits aux confins
de l'ego qui traque l'auto-sanction. L'acceptation d'autrui au travers de
l'anéantissement de l'ego étant l'ornière de salut vers
l'émergence et la félicité, il va sans dire que le «
mâle » est l'éternel attardé parce que demeurant dans
la puérilité. On s'accorde avec Naja qui, revenue à de
meilleurs sentiments après la mort de son second époux, affirme
:
« Ma fille, les hommes demeurent éternellement
des enfants. Même au plus haut de son âge, ton homme te rappellera
souvent qu'il est encore un enfant. Tu dois donc garder cela présent
à l'esprit si tu tiens à vivre avec lui jusqu'à la fin de
tes jours, et en tenir compte pour pouvoir l'aimer encore et encore »
(M.A., 364).
Ce propos plein d'émotion et de tendresse
révèle l'état d'esprit de l'émettrice. Se
languissant, elle regrette de ne l'avoir pas compris plus tôt. Et d'avoir
orchestré une suite de machinations contre Njokè qui
n'était que dans son plein rôle infantile. Malheureusement le pire
a été atteint et le divorce a été prononcé.
Mais comme la femme est humble, Naja a le courage de faire son mea-culpa :
« Pour ne l'avoir pas compris à temps, j'ai perdu ton
père » (M.A., 364). La mère de Halla se rend
responsable du divorce alors qu'en réalité, elle se
défendait. Tous ses chantages et ragots n'avaient pour but que de
reconquérir son mari qui ne lâchait pas prise sur ses multiples
infidélités et qui avait poussé l'infamie en abandonnant
femme, enfants et domicile conjugal pour s'installer dans le même
quartier avec une autre femme, Mam Naja. L'orgueil des hommes se justifie dans
la mesure où, parcourant toutes les quatre-cent quinze pages du
chant-roman, nous n'avons décelé aucun personnage masculin ayant
avoué son forfait suite à un tort commis ou même demandant
pardon pour garder l'harmonie sauve, même s'il a raison.
Même l'homme que Naja épouse en secondes noces
n'a pas daigné faire son mea-culpa vis-à-vis de sa belle-fille,
Halla, qu'il a méprisée et chassée de son domicile comme
une malpropre, pourtant il est bien un chrétien Témoin de
Jéhovah, donc sensé être courtois et hospitalier :
« Je ne veux pas de cette fille chez moi, c'est clair, ai-je
décidé » (M.A., 248). Son inhospitalité tient
non seulement à son agressivité mais aussi à la jalousie
due à son épanchement amoureux pour sa belle-fille : «
J'étais déjà amoureux d'elle et je savais qu'on ne
s'aimerait pas » (M.A., 248). Son agressivité se justifie par
la bastonnade inhumaine qu'il inflige à la jeune fille tout simplement
parce qu'elle a demandé un ouvrage pour s'instruire sur la
sexualité afin de répondre efficacement à « une
question embarrassante sur la sexualité ... dans le couple ! »
(M.A., 255), question posée par un prospect au cours d'une étude
biblique :
« Il s'en est suivi qu'une mère [...] a
été écartelée par quatre gaillards parmi lesquels
Guéyé le plus malabar des garçons du quartier. On l'a
flagellée de cinquante coups de rotins sur les fesses. Et pourquoi ?
Pour avoir accepté un livre intitulé Les rapports sexuels
dans le ménage, sans en avoir seulement ouvert une page et tout cela
au nom de la pureté de la religion des Témoins de Jéhovah
» (M.A., 258).
A la fin de la correction sévère et injuste,
Halla est chassée une fois de plus. Soulignons que la première
répudiation se fait mentalement parce que le beau-père ne
résiste pas au charme de sa belle-fille. Cette fois, elle est effective.
Notons aussi que c'est cet acte qui jette la narratrice en pâture dans la
rue. En allant, Halla lance ces paroles : « La porte que tu me fermes
aujourd'hui au nez, on me suppliera de l'ouvrir afin que tu sortes de ta prison
et il faudra alors faire des pieds et des mains pour réussir à te
libérer » (M.A., 267). Prononcées naïvement,
dirait-on, ces paroles auront un effet sur le destinataire.
Effectivement, il est emprisonné à cause d'une
malversation dans son lieu de service. L'efficacité des paroles se
manifeste dans la mesure où c'est Halla qui se bat pour que ce dernier
soit libéré. L'abondance du champ lexical de la
libération dans ses dires justifie son entrain :
« les démarches pour la libération de ton époux
» (M.A., 365) ; « rencontrer des personnes susceptibles de
nous soutenir dans l'affaire de mon beau père » ; « de
contacts efficaces pour la libération de mon beau-père »
(M.A., 366). Halla pardonne donc au mari de sa mère malgré
les sévices que ce dernier lui a infligés quelque temps avant.
Grand Madja fait aussi preuve de beaucoup d'humilité en
demandant pardon à sa petite-fille alors qu'elle ne devrait se reprocher
de rien. Halla Njokè est de nouveau enceinte quand elle vit encore
auprès de ses grands-parents et sa grossesse lui fait avoir de
drôles d'appétits. Mais personne n'est au courant de son
état. Elle affectionne des plats de « hikok » (M.A.,
208), une sorte de légume qu'elle prépare nuitamment et le mange
à l'insu des siens. Cependant, la grandmère hume les odeurs et
croit que c'est un sorcier qui vient préparer le hikok chez eux toutes
les nuits. Mais le manège sera éventé une nuit où
Grand Madja la « prend la main dans le sac » (M.A., 208) et
s'écrie affectueusement : « C'est donc toi qui fait cette
sorcellerie mon homonyme ? Eh bien ! Ça te tient fort ! »
(M.A., 208). La dernière exclamation de la grand-mère montre
qu'elle a compris la situation dans laquelle se trouve sa petite-fille car le
hikok est très prisé par les femmes enceintes. Mais la
grand-mère n'en a plus dit mot jusqu'au jour où «
l'ancien de l'église » (M.A., 209), témoignant son
innocence, avoue avoir trouvé un porc mort dans sa plantation et qu'un
gigot lui a été ôté.
Quelques jours avant la déclaration, Grand Madja a
surpris Halla en train de s'apprêter à manger un plat de porc et
de « faire disparaître toutes les traces avant [son] retour
» (M.A., 209). Se renseignant sur l'origine de la viande, cette
dernière répond : c'est le « cousin Legros qui [...] l'a
offert » (M.A., 209). C'est le témoignage de l'ancien
d'église qui établit toute la vérité. Au lieu de
s'en prendre à Halla, la grand-mère s'est plutôt fondue en
excuse :
Certes, j'ai compris que tu es enceinte, mais je n'ai pas
su comment en parler et par où commencer. Je redoute tellement de choses
» (M.A., 210).
L'intériorisation des émotions se manifeste
comme le socle de l'humilité. La maîtrise de soi, de ses pulsions
et de ses colères est une voie royale qui conduit vers la culture de
l'impassibilité qui, elle aussi, contribue indéniablement
à enraciner la tempérance et la sobriété. Halla
fait preuve de grande maîtrise de soi lorsque son père la soumet,
comme tous les autres habitants de la communauté, même Grand Madja
sa mère, à des travaux fort pénibles malgré sa
grossesse déjà très avancée, « un peu plus
de six mois » (M.A., 213). Il s'agit de creuser un grand étang
qu'il va exploiter pour la pisciculture. Tout le monde est enrôlé,
parents, adultes, adolescents et enfants : « Toute âme vivante
dans le village est tenue d'être sur les lieux. Même les chiens,
les poules, et les porcs se mettent de la partie » (M.A., 207). Halla
qui est dans une situation délicate n'en peut plus, surtout qu'
« il fait trop chaud » (M.A., 234). Mais son père, un
vrai bourreau, l'oblige à continuer : « Reste ici et remets-toi
au travail » (M.A., 234). Très harassée par l'ampleur
du travail et le soleil qui brûle, elle n'en peut vraiment plus mais
refuse de dire son problème :
« Je continue d'avancer vers l'autre rive, mais il me
tire brutalement en arrière et je me sens secouée comme un
prunier. La nausée me bondit à la gorge. Je retourne à mon
lieu surexposé. Mais au bout de trois allersretours avec le
récipient de terre, je me sens défaillir. Je déploie toute
ma volonté pour éviter les foudres de mon père, mais mon
destin ne m'appartient déjà plus. Je suis plaquée au sol
transpirant à torrent et incapable de réagir » (M.A.,
234).
L'attitude de Njokè à l'égard de sa fille
et de toute la communauté traduit l'égoïsme de l'homme. Il
n'a de sympathie pour personne lorsqu'il veut atteindre un but
égocentriquement lié à son prestige. Même sa
mère n'est pas
exempte des menaces et tortures. Pour pouvoir se reposer un peu,
elle est obligée d'utiliser l'assistance à Grand Pa Helly malade
comme alibi :
« Grand Madja décide de ralentir toutes les
activités pour que nous puissions rester tous plus souvent à la
maison et éviter à Grand Pa Helly de se lever tout le temps pour
un oui ou un non. Mon père accepte que Grand Madja s'occupe de son
époux, mais refuse de libérer les enfants » (M.A.,
208).
La cruauté de Njokè déborde quand il
apprend que sa fille est encore enceinte. Tout porte à croire que, comme
il n'est pas l'auteur de cette autre grossesse, il en est jaloux. Sinon comment
comprendre son acharnement brutal contre sa fille :
« Ah ! C'est comme ça ! Eh bien ! Je vais
t'aider à le vomir, je vais vider ton ventre du bâtard qui s'y
loge. Tant que je ne verrai pas le foetus de mes yeux, je n'arrêterai pas
de cogner, parole de Njokè ! Ma dernière heure est
arrivée, [...] il frappe et frappe. Ne rencontrant aucune
résistance, il s'énerve davantage, me tire par terre comme un sac
de cacao, suant à torrent. Des gens arrivent, le supplient
d'arrêter. Il les menace, poursuit certains en leur donnant des coups de
pied puis, revient sur moi, me soulève, me pose en travers de ses
épaules et avance. Quand il est fatigué, il me jette à
terre comme un fagot de bois » (M.A., 237).
Le manque d'humanisme de l'homme le destine à
l'ingratitude. Il est incapable de reconnaître un bienfait. Toujours en
train d'en vouloir aux autres, les trouvant paresseux et immondes alors
même que ceux-ci s'échinent pour lui sans espérer une
quelconque rémunération. La quête du pouvoir et de l'avoir
rend l'homme invivable. Malgré le service rendu par la
communauté, Njokè n'a de cesse de proférer à son
endroit des énormités insupportables. Il lèse
carrément son père agonisant pour se préoccuper
exclusivement de son projet bassement mercantile :
« Les cris de douleur de Grand Pa ne connaissant plus
de répit, [...] personne d'autre ne parle plus ni ne rit, sauf mon
père pour donner des ordres et se moquer de `'cette bande de paresseux
que je ne sais pas ce que j'ai fait au bon Dieu pour la mériter, quand
c'est de véritables Caterpillars humains et d'une vrai armée et
pas d'incirconcis que j'aurai besoin», [dit-il] » (M.A.,
213).
En revanche, la femme manifeste une gratitude
angélique. Elle est fort reconnaissante des bienfaits. En
témoigne le vibrant hommage rendu respectivement à Ndiffo que la
narratrice reconnaît comme la « première personne
`'intellectuelle» » (M.A., 338) qu'elle ait rencontré.
Ndiffo pour elle est « le bâtisseur, le constructeur par la
pensée, Ndiffo le pur esprit ! » (M.A., 338).
C'est ce personnage qui a captivé son attention pour la
consacrer « entièrement à une activité purement
intellectuelle et esthétique [...]. Il [lui] parla d'enseignement, du
journalisme, de la prospection commerciale, de la littérature, etc.
» (M.A., 338). Bref Ndiffo a pu faire d'une « illettrée
» ne sachant que chanter dans les cabarets, une véritable
intellectuelle partageant « désormais son exaltation comme une
drogue » (M.A., 341). Elle le considère à juste titre
« désormais comme un Maître » (M.A., 341). En
guise d'hommage à sa mémoire, elle lui dédie tout le
« chant 16 » (M.A., 341) du roman. Tout le récit
compte dix-huit chants reconnus comme tels, soit qui introduisent, soit qui
concluent certains des quarante-huit chapitres.
Le chant en général a une fonction
essentiellement lyrique. Il exprime le « moi » psychologique de la
narratrice soit en déplorant, soit en gratifiant. En dehors des chants,
on a aussi des poèmes qui s'entremêlent aux autres modes
d'énonciation. Il est vrai, la narratrice ne les désigne pas
comme tels mais, nous les catégorisons ainsi de par leur mise en page,
leur élan sentimental et du fait qu'ils ne sont pas
précédés de l'indicatif « chant ». Ils jouent
néanmoins le même rôle que les chants. Pour ce qui est du
chant 16, il est exclusivement dédié, nous l'avons dit, à
Maître Ndiffo :
« Je pense aussi souvent à Maître
Ndiffo
Chaque fois que je frôle le désespoir
Chaque fois que je broie du noir
[...]
C'est pourquoi je te renouvelle ma grande compassion
Et à travers toi, à toutes ces
générations perdues, je dis retrouvons nous divins, dans notre
esprit » (M.A., 341-342).
Mêlant le chant - un genre oral - au récit, donc
à l'écriture, WerewereLiking célèbre le genre qui
lui a ouvert les portes à l'art alors qu'elle n'était encore
qu'une jeune adolescente. La quatrième de couverture renseigne qu'«
Ivoirienne d'origine Camerounaise, Werewere-Liking a commencé sa
carrière d'artiste à seize ans comme chanteuse et peintre ».
La manifestation de son génie pictural est visible sur la
première de couverture qui donne à scruter un tableau portant une
sculpture grotesque d'homme. Cette image est-elle une annonce au lecteur du
caractère ridicule de ce personnage ? Werewere-Liking n'a pas voulu
paraître sexiste en noircissant tous les personnages masculins et
notamment les jeunes, puisque Ndiffo faisant partie des « trois
décennies [...] [des] générations perdues »
(M.A., 341-342) après les « indépendances » en
Afrique, a pu capter et captiver son attention.
Le « Professeur Minlon » (M.A., 394),
« le Grand Maître de la Chaire des Littératures de
l'Université de Mfoundi » (M.A., 379), est lui aussi
vénéré. Pour la narratrice, il fait également
partie de ceux qui méritent le qualificatif d'« intellectuel
». Il se distingue par sa pluridisciplinarité, son
élévation d'esprit, sa sobriété, son penchant
paternel et son humour :
« Minlon, un enseignant ferme et affectueux comme un
père
Un guide savant, incollable et exemplaire, un père
comme on en rêve Riche d'une expérience éprouvée en
Occident comme en Orient
Et parlant sans complexe aux enfants comme aux plus
grands
Avec le même amour subtil que seul procure la
sérénité » (M.A., 379).
La différence des genres utilisés pour saluer la
mémoire des deux éminences grises est liée au lieu
où le contact avec la narratrice est établi. Elle fait la
connaissance de Ndiffo au cabaret où elle chante. Quant à Minlon,
Halla se familiarise avec lui dans l'amphithéâtre où elle
est allée chercher Albass48, son compagnon étudiant et
où elle s'est « installée au fond [...] près de
la porte » (M.A., 382). L'amphithéâtre est un milieu
très studieux où on déploie de grandes capacités
intellectuelles. Le poème, utilisé pour rendre hommage à
Minlon, est également un genre dont le décryptage est
réservé aux initiés de la science littéraire.
En somme, Werewere-Liking rend un vibrant hommage à la
littérature comme tous les écrivains car ils produisent des
oeuvres littéraires. Mais chez elle, l'hommage est plus pointu parce
qu'elle promène son lectorat entre divers genres (récit,
poésie, chant) et divers types de littératures (écrite et
orale). Toutes ces marques de gratitude attestent que la femme a un coeur plein
de sympathie et d'amour.
Le personnage féminin est le pilier sur qui repose
l'équilibre familial et même social comme nous le verrons dans la
prochaine partie. La famille est la cellule de base de toute organisation
sociale. Le rôle de la femme y est prépondérant. Elle
assure de bout en bout l'encadrement des enfants. Même adolescent ou
adulte, on requiert toujours les conseils de la grand-mère ou des
tantes. On s'identifie même à celles-ci. Halla Njokè se
rappelle à maintes reprises les conseils de sa grand-mère dont
elle copie le mode de vie en l'adaptant à son contexte. Chargée
de cette vocation familiale, la femme se veut moralement intègre afin
que chacun retrouve auprès d'elle l'équilibre. Pour assurer en
permanence cet équilibre, elle doit être très dynamique car
la société compte sur elle.
48- Albass est le séminariste, auteur de la
deuxième grossesse de Halla.
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