§2. Affranchissement de l'Être du « local
»
L'émigration, au-delà d'un simple
déplacement spatial de la personne humaine, est un placement de Soi dans
un système culturel différent et dans l'altérité de
l'Autre, avec tout ce qu'ils pourront contenir de croyances, de morale et de
traditions, typiques et spécifiques. Dans ce sens, l'expédition
de Soi est synonyme de libération de l'Être des contours culturels
imposés par une collectivité d'origine qui peine encore à
entrer pleinement dans la modernité. Qu'en le veuille ou pas, les
paradigmes qui animent au fond la culture occidentale, ont réussi
à en faire, aujourd'hui, la locomotive de la civilisation Humaine. Ceci
dit, l'auto-expédition ne signifie, aucunement, un effacement
identitaire et une aliénation culturelle, notions chères à
un ethnocentrisme prégnant qui demeure encore remuer, en profondeur, les
sociétés arabo-musulmanes. Émigrer s'assimile, le plus
souvent, et
contrairement aux interprétations dominantes, à
un acte volontariste de l'individu qui s'individualise et commence à
saisir le relativisme qui sous-tend la conception et l'interprétation
des choses par sa propre collectivité. La société
tunisienne demeure, dans une large mesure, une société
imprégnée de holisme, oü la valeur de l'individu
découle, en grande partie, de son affiliation à un groupe
d'appartenance fondée sur les liens primaires de sang et de sol,
même si on assiste à un renversement de tendance lent et
progressif. C'est dire que la valeur de l'individu en Tunisie demeure encore
extrinsèque et non intrinsèque à lui54. Cette
configuration du lien individu/groupe opère une sorte de standardisation
et de normalisation des ambitions et vocations individuelles, lesquelles
devraient, au préalable, recueillir l'aval et être validées
et approuvées par le sens commun, sous peine du dénigrement et de
la stigmatisation sociaux, qui pourraient prendre, selon le cas, des formes
explicites ou implicites55. Un conformisme ambiant qui suffoque
l'esprit d'initiative et jugule les capacités de création et
d'innovation. Nombre de départs vers la rive nord de la
Méditerranée pourraient être interprétés
comme étant un choix stratégique du migrant, en tant qu'acteur
rationnel, pour se libérer du joug du convenu et du commun par
l'auto-placement en terres européennes qui consacrent les notions de
liberté et de souveraineté individuelles. En des termes plus
clairs, le départ s'érige comme l'acte de renaissance de
l'individu en tant qu'individu, l'acte de son émancipation par rapport
au groupe, entité dominante et tutrice. A ce titre, l'émigration
de plusieurs Tunisiens se prete à l'observation comme étant la
démarche
54 ZAMITI (Khélil), «
L'individualité clandestine », in ARKOUN (Mohamed) (Dir.),
L'individu au Maghreb, actes du colloque international de Beit
al-Hikma, Carthage 31-2 novembre 1991, Edition TS, juillet, Tunis, 1993.
55 BOUDON (Raymond), « Individualisme et holisme
dans les sciences sociales », in BIRNBAUM (Pierre) (Dir.), Sur
l'individualisme, F.N.S.P, Paris, 1991.
rationnelle de l'individu asservi et piétiné
dans son Être, qui cherche à s'exempter de l'emprise du «
local » pour se placer, dorénavant, aux dimensions du monde et
embrasser l'universel.
L'effort d'évaluation de ce qui prévaut et
d'anticipation de ce qui pourrait advenir, hisse le candidat à
l'expatriation au rang d'entrepreneuracteur rationnel, dévoilant de la
sorte une certaine logique de l'égo-migrant. Néanmoins,
cet effort, demeurant, nature humaine oblige, sous le joug de
l'influençabilité et limites de l'entendement humain, laisse
transparaitre, en aval, le spectre d'une « rationalité »
entachée.
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