CHAPITRE II. UNE « RATIONALITÉ »
ENTACHÉE
L'hypothèse de la « rationalité »
du migrant n'implique, nullement, une soi-disant infaillibilité de
celui-ci en tant que décisionnaire. On pourrait penser que le migrant,
par le processus réflexif qu'il engage, cherche plus à justifier
et légitimer son action que d'aboutir à une pondération
exacte des avantages et des inconvénients de l'entreprise migratoire.
Par ailleurs, ce processus réflexif pourrait être très
facilement lésé par des penchants vers l'aventure, par des
croyances de toutes sortes, des rumeurs, des stéréotypes, de
fausses réalités et des illusions, voire des manipulations et des
maniements émanant du micro-environnement sociétal direct. Bref,
nous établissons le bilan d'une « rationalité »
entachée étant donné que les recherches menées
aboutissent à l'identification, pure et simple,
d'éléments d'irrationalité (section
I), et font le diagnostic d'une hypertrophie des coûts
(section II).
Section I. Éléments
d'irrationalité
Les éléments d'irrationalité que nous
décelons pourraient être classifiés en deux
catégories majeurs, l'une se rapporte au migrant risque-tout
(paragraphe 1), l'autre renvoie au migrant
manipulé (paragraphe 2).
§1. Le migrant risque-tout : « ça passe ou
ça casse »
Il est question d'éplucher la démarche
migratoire spécifique à un type bien particulier de candidats
à l'expatriation qui pourraient être qualifiés de
risque-tout ou encore de joueurs de poker. Leur caractérisation, en tant
que tels, découle, à la fois, de l'incidence élevée
et de la gravité du risque
encouru, lors de l'enclenchement et de la mise en oeuvre de
l'entreprise migratoire. Le risque étant, en l'occurrence ce qu'il est,
nous avons jugé qu'il s'impose en un élément
spécificateur à part entière qui frappe du sceau de
l'irrationalité l'entreprise migratoire en entier. La démarche de
l'émigrant tunisien dit clandestin, et plus particulièrement, de
celui qui tente le franchissement irrégulier des frontières
maritimes sur des embarcations de fortune afin de pénétrer dans
le territoire européen, apparait, à cet égard, comme la
démarche migratoire la plus intrépide et
inconsidérée de toutes56. Ce type bien particulier de
conduite migratoire et communément désigné, dans le
dialecte tunisien courant, par le terme « El Harka
»57. Si nous soutenons que la dite conduite est empreinte
d'irrationalité, ce n'est point par référence à un
moralisme qui puise ses sources dans les normes sociales ou juridiques
établies, lesquelles normes assimilent, dans les faits, cette
démarche à la conduite délinquante. La «
rationalité » de la démarche migratoire est dite
entachée dans le sens oft, comme nous l'avons déjà
clarifié, la maximisation de l'intérêt personnel, qui
pourrait en découler, et fortement incertaine et risquée. Dans de
pareilles conditions, l'Être même de l'acteur se trouve
éminemment menacé, purement et simplement, d'extinction
définitive.
56 Voir BOUTANG (Yann Moulher), GARSON (Jean Pierre)
et SILBER MAN (Roxane), Économie politique des migrations
clandestines de main-O' XYLH ARP SIIITERCEriCtlICUIRCLOE LW
exemples français, Publisud, Paris, 2000, p.
26 ; voir ROUIS (Samir), « La migration irrégulière en
Tunisie : modes d'approches et techniques de recherches », acte de
l'atelier de recherche Les migrations africaines : méthodes et
méthodologie, 26-29 novembre 2008, Rabat, Maroc, p. 3,
[consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
57 « El Harka », en arabe veut dire «
brûlure ». C'est un terme qui renvoie au franchissement
irrégulier des frontières ou encore au fait de «
brûler » les frontières. Certaines recherches
mentionnent qu'il pourrait etre emprunté aux expériences des
émigrés clandestins africains et marocains qui, dès qu'ils
touchaient le sol européen, mettaient le feu dans leurs pièces
d'identité et passeports pour qu'on puisse plus déterminer leur
nationalité ; voir MABROUK (Mahdi), « El--
Harikoun. Pour une approche sociologique du milieu social des
immigrés clandestins et leur imaginaire », in Revue Tunisienne des
Sciences Sociales, n°125, Tunis, 2003.
D'après les témoignages que nous avons pu
collecter auprès des jeunes qui ont déjà tenté la
traversée vers l'Italie, que ce soit avec succès ou pas, ou qui
ne l'ont pas encore faite sans pour autant exclure cette
éventualité dans le futur proche, nous avons remarqué que
l'entreprise se présente comme le recours ultime, comme la solution
finale pour pallier à une situation d'extrême
nécessité. Pour certains, se résoudre et s'engager
à emprunter un tel chemin casse-cou relève, plutôt, de la
bravoure et de l'héroïsme, qualités « rares »
et « exclusives » à une minorité d'
« hommes ». Nous constatons en outre que la décision
de tenter la traversée se nourrit d'un mélange de
désespoir face à l'avenir et de ressentiment envers une
société qui n'a pas su les intégrer. La traversée
se dévoile, abstraction faite de son aboutissement, de son avortement
par les garde-côtes, ou de sa déperdition aux larges de la
Méditerranée, comme un acte porteur d'estime pour Soi,
restaurateur d'une dignité jusqu'ici perdue. Certains jeunes, tellement
obsédés par la traversée clandestine vers les côtes
italiennes, se rapprochent plus des maniacodépressifs que du migrant
acteur rationnel. Par moment, la façon avec laquelle certains jeunes se
jettent dans des embarcations vétustes, dépassant de plusieurs
tonnes la charge maximale, nous poussent à conjecturer que ceci
relève, plutôt, d'un acte de suicide collectif
déguisé, plus ou moins assumé. Plusieurs, d'ailleurs, au
lieu d'accoster sur les côtes italiennes, se sont trouvés à
la morgue. Pour les moins chanceux, le corps reste introuvable, se privant,
ainsi, du droit élémentaire à une inhumation digne.
Il y a lieu de remarquer que l'émigration
irrégulière en Tunisie est un phénomène
relativement récent qui ne s'est réellement
développé que durant les années 1990, date qui correspond
à un changement de cap de la politique migratoire italienne. En effet,
le freinage italien de la migration légale
coïncide avec l'application de conditions d'entrée
restrictives dans le territoire européen. Il n'est point
exagéré, donc, de soutenir que le phénomène de
l'émigration irrégulière, n'est, au bout du compte, qu'une
production de la loi58. Assez récemment, le relâchement
sécuritaire de la Tunisie postrévolutionnaire engendre le
foisonnement des embarcations clandestines depuis les côtes de Zarzis,
Sfax et le Cap Bon. Les statistiques officielles estiment à plus de 20
000 le nombre des tunisiens qui ont réussi à rallier
clandestinement l'ile italienne de Lampedusa, entre janvier et mai de
l'année 201159. Quoi qu'il en soit, l'observation montre que
l'émigration clandestine des Tunisiens reste, au fond, un
phénomène jeune, masculin et individuel60. Elle se
démarque, de par ses traits caractéristiques, de
l'émigration irrégulière qui sévit dans de nombreux
pays africains, laquelle est, fondamentalement, une émigration familiale
et de clans61. Pour les autorités tunisiennes,
l'émigration irrégulière reste, jusque-là, une
affaire policière, dont les données quantitatives sont tenues
confidentielles et ne sont disponibles que pour les hauts responsables
administratifs et décideurs politiques. Aujourd'hui, la
nécessité est impérieuse d'en appréhender les
causes profondes et sous-
58 GERARD (Bernard), « L'immigration clandestine,
mal absolu ? », in Les Temps Modernes, volume 48, n°554,
9-1992, p. 159.
59 Il a fallu que le Gouvernement transitoire
tunisien use des canaux diplomatiques et de ses bonnes relations avec l'Italie
pour résoudre la crise et empêcher une expulsion massive de cette
pléthore d'émigrés clandestins. Les pouvoirs publics
italiens ont procuré à une grande partie de ces nouveaux
débarqués des autorisations de séjour provisoires qui
devraient leur permettre de rejoindre d'autres pays de l'Union
Européenne, notamment la France. Il s'en est suivi une réelle
crise diplomatique entre l'Italie et la France qui craignait une entrée
massive de ces émigrés depuis sa frontière Est avec
l'Italie. La crise a été si aigüe qu'on a entendu certaines
voix remettre en cause, purement et simplement, le modèle de la
construction européenne en tant qu'espace de libre circulation de
personnes.
60 ROUIS (Samir), « La migration
irrégulière en Tunisie : modes d'approches et techniques de
recherches », actes de l'atelier de recherche Les migrations
africaines : méthodes et méthodologie, 26-29 novembre 2008,
Rabat, Maroc, p. 14, [consulté sur le Web le 12 juillet 2011]
61 Ibid. p. 22.
jacentes, et il est temps d'aller au-delà d'une
approche exclusivement sécuritaire qui ne pourrait offrir qu'un simple
traitement symptomatique, sans pour autant prévenir radicalement les
drames humains qui se produisent aux larges de la
Méditerranée.
§2. Le migrant manipulé : le groupe comme
stratège
Le rôle primordial que joue le groupe d'origine dans la
détermination du devenir migratoire de l'individu n'est plus à
démontrer depuis que la Sociologie de l'émigration a
approché le groupe comme producteur et fabricant d'émigrants.
Cela semble d'autant plus vrai pour le cas tunisien que les départs de
première heure sont difficilement assimilables à une simple
concrétisation d'une quelconque décision personnelle, qui serait
supreme et souveraine. Derrière l'apparente auto-décision de
l'émigrant, se cache, en fait, une réalité beaucoup plus
profonde et complexe. Le décisionnaire s'avère, en dernier lieu,
le groupe social d'appartenance, qu'il soit famille, clan ou tribu. La
rationalité individuelle s'éclipse devant la rationalité
groupale. En déléguant à l'extérieur un de ces
membres, le groupe cherche à se procurer des ressources
monétaires via l'émigré-émissaire. L'introduction
de l'économie capitaliste, suite à la colonisation, dans une
société tunisienne essentiellement rurale, qui subsistait,
jusqu'ici, par des activités agropastorales et une économie de
troque, amoindrit les ressources de plusieurs communautés tunisiennes.
La colonisation, en confisquant les meilleures terres, a
dépossédé des populations entières de leur unique
ressource de subsistance. Par la suite, l'enclenchement brusque de
l'expérience collectiviste, dans les années 1960, centrée
sur le groupement des petites exploitations agricoles, a privé des
communautés fortement soudées d'un catalyseur qui est la terre,
basée sur la filiation patrilinéaire et le principe
de la consanguinité, et provoque, corollairement, une
tendance générale de paupérisation et de fragmentation des
ces groupements. L'émigration tunisienne se révèle, donc,
dans sa forme brute et à ses bases, comme la somme de
délégations temporaires, d'hommes seuls et jeunes, qui avaient
pour mission le renforcement des bases matérielles d'une
société paysanne, qui cherche à survivre et à
restaurer une dignité profanée par la dépossession
terrienne62.
On pourrait, par ailleurs, penser à adopter les notions
de privation relative et de groupes de références, comme d'autres
pistes d'analyse. L'émulation et la compétition inter-groupale
étant une autre variable explicative de la fabrique collective des
individus-émissaires. Le groupe d'origine, se comparant à des
groupes de références qui se trouvent dans l'environnement
immédiat, aboutit à la constatation d'une inégalité
socioéconomique et de prestige, qui débouche sur un sentiment de
privation et de frustration relatives. Plus les inégalités
inter-groupales sont importantes, plus on sera motivé à
expédier des « chargés de mission » vers
d'autres terres pour réduire les écarts constatés.
L'instrumentalisation est amorcée via des pressions et/ou des
encouragements, explicites soient-ils ou implicites, tous azimuts et d'aspects
multiples. On pourrait maintenant mieux comprendre pourquoi
l'émigré garde, tout au long de son exil, des relations fortes,
et sous différentes formes, avec les membres de son groupe d'origine. La
dilution, et à fortiori le désagrègement total
des liens avec les siens, est vécu, par ces derniers, sous le registre
de la défection, comme une infidélité et
déloyauté de
62 Mohamed KHANDRICHE disait : «
l'émigration se confond avec l'histoire d'une société
paysanne qui luttait pour sa survie et qu'on attendait qu'elle leur donne les
moyens de se perpétuer en tant que telle », KHANDRICHE
(Mohamed), Développement et réinsertion, Publisud,
Paris, 1982, p. 34.
la part du mandaté, lequel n'est censé
être en tant que tel que par et pour son mandataire. Dès lors,
nous pouvons confirmer que l'émigrant pourrait devenir, par moment, une
simple astuce aux mains de sa communauté qui réussit sa
pérennisation et son affirmation, en tant que telle, par la technique,
symbolique mais emblématique, de l'immolation de l'un de ses membres sur
l'autel d' « El Ghorba ».
Si nous postulons que la « rationalité
», animant en toile de fond le choix de l'expatriation est bel et
bien entachée, non seulement parce qu'elle recèle des
éléments d'irrationalité, mais, plus encore,
parce que nous y avons diagnostiqué une hypertrophie des
coûts.
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