CHAPITRE II. DES INSTRUMENTS OPÉRATOIRES
Les instruments opératoires renvoient aux
modalités et techniques pratiques que les autorités publiques
adoptent pour atteindre les objectifs fixés. Il s'agit, dans ce qui
suit, d'examiner l'éventail des actions menées par les structures
intervenantes dans le champ migratoire. Convaincues que, faute d'attaches
identitaires solides, la diaspora tunisienne risquerait de se fondre dans les
sociétés d'accueil, les autorités établissent une
stratégie globale de rattachement à la communauté
nationale (section I). Il a fallu, par ailleurs,
concevoir des mécanismes institutionnels particuliers,
adaptés à chaque finalité (section
II).
Section I. Rattachement à la communauté
nationale
Le façonnage d'un sentiment d'appartenance commune et
la subordination affective de la diaspora tunisienne à la
communauté nationale est une condition nécessaire pour le
déploiement des enjeux politiques. La communalisation passe par la
promotion de la religion en tant que marqueur culturel
(paragraphe 1), et l'inculcation de la langue arabe
outil de socialisation communautaire (paragraphe 2).
§1. La religion : un marqueur culturel
L'histoire moderne de la Tunisie, colonisée et
indépendante, ne manque pas d'exemples qui nous renseignent à
quel point la religion et la logique religieuse ont été
mobilisées en faveur de l'entérinement et de la validation
d'entreprises et actions politiques, voire politiciennes. L'appartenance
fondée
sur le critère religieux étant reconnue par les
sociologues et anthropologues comme une appartenance hautement mobilisatrice et
à forte charge identificatoire. Toute religion étant basée
sur un lien communautaire spécifique, entre tous ceux qui partagent le
même système de croyances, l'idenditarisation de la conviction
religieuse revient à sacraliser la cohésion groupale et à
coller l'individu à son groupe d'origine. Dès lors, le
nationalisme, idéologie de l'État-nation, ne pouvant
s'empêcher de récupérer les mérites d'une conception
religieuse du lien national, tellement avantageuse en termes de solidarisation
et de communautarisation des individus90. L'encadrement religieux de
la diaspora tunisienne, notamment en Europe, terre de chrétienté,
mené sous les auspices des services consulaires tunisiens,
s'insère dans cette même logique de particularisation culturelle
par la valorisation du référent religieux. L'entreprise est
d'autant plus opportune et avantageuse qu'elle s'adresse à une
communauté nationale menacée de dilution dans une
société occidentale fondamentalement chrétienne. Un
constat saute aux yeux, la Tunisie d'aujourd'hui peine à retenir et
accrocher les nouvelles générations de Tunisiens nées en
immigration91. Dans cette optique, la valorisation du sentiment
religieux coïncide avec l'affermissement de l'appartenance à
l'État-nation tunisien. Cette corrélation trouve ses
justifications dans la dialectique attraction/répulsion induite par la
logique qui anime au fond le sentiment religieux. Attraction vers la
communauté des croyants, devenue le Moi, et répulsion
vis-à-vis de la communauté des non-
90 Voir DARDOURI (Moez) et MELLITI (Imed) (Dir.),
La régulation institutionnelle de l'Islam en Tunisie : entre audace
moderniste et tutelle étatique, Mémoire en vue de
l'obtention du Mastère en Sciences Politiques, Faculté des
Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, 2008 ; voir JERAD (Raef)
et MELLITI (Imed) (Dir.), Politiques de l'identité nationale en
Tunisie, Mémoire en vue de l'obtention du Master en Sciences
Politiques, Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de
Tunis, 2009.
91 Entrevue avec Mr. Frej SOUISSI, Directeur
Général de l'Office des Tunisiens à l'Étranger,
effectuée le 21 mai 2011.
croyants, devenue l'Autre. Expédition des Imams,
apprentissage du coran, célébrations des différentes
fêtes du calendrier hégire dans les centres et cercles culturels,
etc., constituent les modalités pratiques de l'actualisation et de
l'initiation à la foi religieuse pour entretenir des liens avec
l'entité nationale. La sacralisation du lien avec le pays en
l'empreignant de religiosité est l'un des éléments phares
de la politique migratoire en matière de lutte contre l'assimilation des
ressortissants tunisiens92.
§2. La langue arabe : outil de socialisation
communautaire
La langue est un noyau autour duquel se constituent les
ensembles culturels. Plus qu'un simple outil de communication, la langue sert
à façonner un Être, spécifique et distinct, et
procède à la vulgarisation de cet Être et à son
intériorisation par les membres du groupe. En d'autres termes,
l'inculcation et la transmission des normes culturelles et sociétales
passent, principalement, par la pratique langagière. La langue
apparaît, à cet égard, comme constitutive d'identité
collective, comme garante de la perpétuation du groupe social en tant
que tel. La charge identificatoire qu'elle recèle n'est plus à
démontrer depuis qu'elle a été reconnue et adoptée
comme paramètre, à part entière, permettant
l'identification des communautés humaines et leur différenciation
les unes des autres. L'État-nation, cadre de la communauté
nationale, se doit, donc, de s'attribuer une langue nationale,
c'est-à-dire parlée, comprise, et écrite, par tous les
nationaux. La langue nationale de l'entité tunisienne étant
l'arabe, celui-ci se voit attribuer le statut de véhicule et de
passerelle de l'acculturation nationale de ses membres constitutifs,
c'est-à-dire leur imprégnation d'une culture nationale
homogénéisante. De cette manière,
92 SRAIEB (Nouredine), « Chronique sociale et
culturelle : Tunisie », Annuaire de l'Afrique du Nord, volume 14, 1975,
pp, 605-637.
comprendre et parler la langue arabe devient une condition
sin qua non pour réussir le rattachement et l'accrochage des
Tunisiens à la communauté des nationaux93. La question
se pose avec beaucoup plus d'acuité, se rapportant aux
générations issues de la diaspora tunisienne qui s'avèrent
peu initiées, voire totalement incapables de pratiquer la langue
vernaculaire. Du moment où le cordon linguistique est rompu, on imagine
combien il devient difficile et complexe de vulgariser, auprès de cette
population, l'image d'une Tunisieracines et terre originaire94. Le
véritable point nodal étant que, privées d'outil de
communication avec les parents proches ou lointains restés en Tunisie,
ces nouvelles générations se montreront beaucoup moins
motivées à regagner le pays puisque on va s'y sentir «
étranger ». Pour tenter de résumer, nous pensons que
l'altérité linguistique, dans ce contexte bien particulier, ne
peut que déboucher sur une altérité culturelle, beaucoup
plus influente en termes de distanciation et de dissociation entre descendants
de l'émigration et communauté d'origine. Dans les faits, un
militantisme linguistique est mené par les services de l'Office des
Tunisiens à l'Étranger, que ce soit dans les pays de
résidence ou lors des retours périodiques au pays. En
collaboration avec le Ministère de l'Éducation, l'Office des
Tunisiens à l'Étranger organise des cours gratuits d'enseignement
de l'arabe, pour les enfants d'émigrés tunisiens en visite au
pays, et ce, dans des centres disséminés sur tout le territoire
et répartis proportionnellement selon la densité de la
communauté émigrée. Des cours particuliers sont
disposés aux plus âgés bénéficiant, en
l'occurrence, d'enseignement et supports pédagogiques plus
adaptés à leur
93 GRANDGUILLAUME (Gilbert), « langue,
identité et culture nationale au Maghreb », in Peuples
Méditerranéens, n°9, octobre-décembre, 1979, pp. 4-14
; CHARAUDEAU (Patrick), « Langue, discours et identité culturelle
», in Ela. Études de linguistique appliquée,
n°123-124, 2001/3, pp. 341-348.
94 Entrevue avec Mr. Frej SOUISSI, Directeur
Général de l'Office des Tunisiens à l'Étranger,
effectuée le 21 mai 2011.
particularité d'apprenants retardataires de la langue
arabe.
Le déploiement des enjeux politiques est tributaire,
outre l'effectivité du rattachement à la communauté
nationale, de la mise au point des mécanismes
institutionnels, à vocation précise et bien
particulière.
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