Section II. Des avantages médiats
Le rapatriement des investissements
(paragraphe 1) et la capitalisation des connaissances et
le « gain de cerveaux » (paragraphe 2)
constituent les deux avantages médiats que les autorités
tunisiennes espèrent faire dériver du phénomène
migratoire.
§1. Rapatriement des investissements
La démarche migratoire, étant, à priori,
temporaire et inscrite dans le temps, le retour définitif, terminaison
du projet migratoire, est perçu comme une occasion, à la fois,
pour l'émigré et l'État, pour monter des projets en
Tunisie et fructifier les montants épargnés. L'impact de ces
investissements est d'autant plus convoité que ce sont les
régions ignorées et délaissées qui sont
censées en disposer, étant, naturellement, les grands bassins de
l'émigration. Il n'est pas indifférent de noter, donc, que c'est
dans les régions les plus ignorées des finances publiques que se
produisent les effets les plus visibles, telles la création de petites
entreprises, la profusion des spéculations
foncières et immobilières, l'urbanisation des
campagnes, etc.84. C'est dire que les revenus de la migration
stimulent l'activité économique locale et compensent les
déficiences d'une politique de développement qui relèguent
les régions intérieures à l'arrière-plan et
pallient à l'inaccessibilité des crédits et autres modes
de financement pour les populations déshéritées de ces
régions. En tout état de cause, les pouvoirs publics continuent
à appréhender le fait migratoire comme une sorte de recette qui
permettra finalement d'entrainer vers le pays des flux d'investissement qui se
démarquent, de par leur vocation permanente et non versatile, des
investissements directs étrangers, même si cela reste, dans les
faits, problématique et largement discutable. En tout cas, les
statistiques officielles les plus récentes estiment à 900 le
nombre des projets qui ont été agrées en 2010,
représentant ainsi un volume global d'investissement de 42.2 millions de
Dinars85.
Une telle aspiration, nous semble-t-il, est trop ambitieuse
pour se confirmer dans les faits, même si elle demeure toujours
légitime. Elle manque de réalisme dans le sens où elle
semble établie sur une évaluation piétinée,
à la fois, de la propension et de la capacité d'investir des
Tunisiens résidents à l'étranger. De prime abord, pour des
immigrés qui ont passé des années en tant que
salariés dans les pays d'accueil tout en bénéficiant de
certaines garanties sociales, il est difficile de rentrer au pays avec un
esprit d'entrepreneur qui doit composer avec le risque et les aléas du
marché86.
84 Voir BOUHDIBA (Abdelwahab), « Le poids de
l'émigration et l'avenir des rapports de l'Europe et du Maghreb »,
in Quêtes sociologiques : continuité et ruptures au Maghreb,
Collection Enjeux, Cérès Édition, Tunis, 1996, p.
20.
85 Mohamed ENNACEUR,
Ministre des Affaires Sociales,
allocution prononcée à l'ouverture du colloque
international La contribution des Tunisiens résidant à
l'étranger au développement économique et social de la
Tunisie post-révolutionnaire, Gammarth, 22 Juin 2011 ; voir ANNEXE
I.
86 Voir KASSAR (Hassan) et TABAH (Léon)
(Dir.), Émigration tunisienne en France et
D'autre part, le surplus de revenus des immigrés suffit
à peine à couvrir les charges de la famille large ou
nucléaire restée au pays, la capacité d'épargne se
trouvant, en l'occurrence, fortement réduite par la diversification des
dépenses courantes en termes de consommation de biens, de soins de
santé, de frais de scolarisation, etc. Selon une enquête de
l'Office des Tunisiens à l'Étranger, les transferts sont
affectés pour 87,8% aux dépenses courantes, et seulement 2,13%
sont investis87. Hormis les capacités d'autofinancement
limitées, un autre point mérite d'être souligné, il
se rapporte au manque de qualifications professionnelles spécifiques qui
exerce un effet dissuasif sur l'investissement. D'un autre côté,
il ne faut pas perdre de vue que les facteurs qui poussent à
l'émigration sont les mêmes facteurs qui réduisent les
éventualités d'investissement et les potentialités
productives des fonds. Les zones d'émigration, étant pour
beaucoup des contrées retranchées, éloignées des
marchés, accusant une carence des services publics et manquant
d'infrastructures de base, il est peu probable d'espérer que
l'émigration promeuve le développement et que les migrants
transforment les montants épargnés en des investissements
productifs. L'émigration ne peut ramener des investissements que dans
les lieux où il y a les conditions minimales de
l'entreprenariat88. Il ne faut pas s'attendre à ce que
l'émigré tunisien joue, à la fois, les rôles
multiples de travailleur, d'épargnant, d'investisseur et de producteur.
Ce n'est pas fortuit, donc, que, d'une manière générale,
les investissements réalisés n'ont été que d'une
rentabilité en dents-de-scies.
problématique du retour, Mémoire en vue
de l'obtention du Diplôme des Études Approfondies en
Socio-Économie du Développement, École des Hautes
Études en Sciences Sociales de Paris, 1989, p. 77.
87 Données recueillies auprès de
l'Office des Tunisiens à l'Étranger, en juin 2011, voir ANNEXE
I.
88 Comité Français pour la
Solidarité Internationale, Phénomènes migratoires :
flux financiers, mobilisation de l'épargne et investissement local,
Groupe Agence Française de Développement, avril 2004, p.
15.
Naturellement, dans un milieu relativement défavorable et
incertain, le projet cède la place aux tâtonnements.
§2. Capitalisation des connaissances et «
gain de cerveaux »
Les analystes tiennent à noter que l'émigration
des populations hautement qualifiées, phénomène plus connu
sous la désignation de la fuite des cerveaux, n'implique pas que des
effets négatifs, comme on a tendance à le croire, mais peut
s'avérer d'une grande utilité pour le pays émetteur. Le
déplacement géographique de cette catégorie
d'émigrés est une démarche rendue nécessaire afin
d'affûter leurs compétences. Ces acquis seront largement
profitables pour une Tunisie ayant tout intérêt à faire de
l'économie du savoir et de la connaissance, contexte mondial oblige, le
fer de lance de ses politiques publiques89. La concrétisation
d'un tel raisonnement est tributaire de l'implication et de la mobilisation
effectives de ces compétences au service des défis nationaux.
L'expatriation de cette population, étant de plus en plus durable et
définitive, le taux élevé du non-retour biaise les
expectatives gouvernementales. Par ailleurs, faut-il mentionner que la
rentrée des compétences expatriées demeure, par essence
même, fort problématique et aléatoire puisque la grille des
causes à l'origine de l'enclenchement de cet exode massif demeure, en
même temps, celle justifiant la désaffection au retour. De plus,
on reconnait, sans ambages, que nombres de qualifications professionnelles
acquises à l'extérieur sont rarement réutilisables sur
place. Ce constat peu promoteur semble devenir une règle qui s'inscrit
dans la durée, étant donné l'absence d'une réelle
stratégie d'incorporation dans la sphère
89 BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « Les
compétences tunisiennes à l'étranger », CARIM, Note
analytique n°2009-15 ; BEL HAJ ZEKRI (Abderrazek), « Le cadre
sociopolitique de la migration hautement qualifiée en Tunisie »,
CARIM, Note analytique n°2010-38.
économique nationale. Les pouvoirs publics
procèdent régulièrement à l'identification des
compétences tunisiennes résidentes à l'étranger et
à leur répartition par pays d'accueil et par champs
d'activité. Un répertoire des compétences fut
créé, en collaboration avec les services consulaires, afin de
garder un oeil sur cette richesse immatérielle qui demeure encore
inexploitée.
La politique migratoire tunisienne, après avoir
identifié les avantages fort convoités qu'elle compte
recueillir du phénomène migratoire national, toujours
fidèle au même cheminement pragmatique, conçoit les
instruments opératoires adéquats.
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