Chapitre 2 : Occuper l'espace public : manifestations et
slogans
1) Les manifestations de rue, sit-in et rassemblements
Il est 20h passée ce dimanche 31 juillet et dans le
centre ville de Rabat la manifestation organisée par le mouvement du 20
février prend doucement le chemin de la dispersion après l'ultime
discours d'un des organisateurs adressé par mégaphone à la
foule rassemblée devant le parlement marocain. L'avenue Mohamed V est
remplie de manifestants sur son artère ascendante, de l'autre
côté sur les terre-pleins et les trottoirs s'agglutinent les
passants qui paraissent curieux devant ce spectacle de protestation publique.
Regards neutres et silencieux, cette manifestation bruyante mais pacifique les
intrigue apparemment assez pour les stopper dans leurs trajets. Mais cependant
la frontière est bien là, présente sur ce lieu contigu
entre la posture muette du spectateur dégagé et l'exercice
bruyant de vocalise accompagné des frappements de main rythmés
auxquels s'appliquent les << mounâdilîn » (les
militants). Puis, alors que les forces auxiliaires48 établies
autour du rassemblement entament un mouvement pour progressivement
accélérer la dispersion de la foule, quelques groupes de jeunes
militants enthousiastes improvisent au milieu de l'avenue des sortes de danses
où une dizaine d'individus en cercle et se tenant par les épaules
tourne frénétiquement à pas chassés (ou en sautant)
en déclamant des chants de résistance en choeur. A quelques
mètres de cette étonnante scène de ronde effervescente,
sur le terre-plein de l'avenue, des groupes d'hommes de différents
âges installent les tapis de prière en rangs serrés pour
accomplir << salât al-maghrib », la prière du soir.
Deux scènes radicalement différentes se font donc face, deux
rituels qui chacun à leur manière figurent comme un retour
à la source liturgique de l'identité des sous-groupes composant
le mouvement commun, celui du << 20 février ». Ce dernier a
ses rituels propres, ses règles respectées et suivies par la
communauté, mais ils n'épuisent pas ceux des différentes
cultures militantes qui le composent, et qui naturellement
réapparaissent une fois la communion févriériste
48 Corps de police qui compose le plus souvent
l'essentiel des forces de l'ordre déployées dans les situations
de manifestations, rassemblements et sit-in dans les villes marocaines.
achevée. Comme l'écrit M. Emperador <<
La manifestation est le lieu où le groupe se définit. Elle
est le résultat de luttes de sens, et d'objectifs concurrents
répercutant les engagements individuels et collectifs
»49. Mais c'est aussi, comme l'illustre l'observation
ci-dessus, le lieu de visibilité des singularités qui se cachent
derrière l'union, car << chacun des groupes manifestants se
trouvent confronté à la nécessité de mettre en
oeuvre, de diffuser en son sein et d'institutionnaliser des façons
propres de faire corps, qui se cristallisent dans des formes
spécifiques »50.
L'occupation de la rue, qu'elle prenne la forme d'une
manifestation classique ou d'un rassemblement fixe (sans déplacement de
cortège), est l'activité centrale du mouvement du 20
février. Comme la plupart des mouvements sociaux de protestations, la
voie pacifique choisie pour exprimer le mécontentement restreint le
répertoire d'actions à ces quelques variations sur le
thème de la << démonstration du nombre », dont les
régimes démocratiques sont en générale sensibles.
La forme hybride du régime marocain, engagé dans des processus de
démocratisation (notamment depuis le changement de règne) en
conservant des appareils chargés de contourner les dispositifs
démocratiques, offre une mise en pratique éloquente de cette
ambiguïté dans le cas de la gestion, par les appareils
sécuritaires, des manifestations du 20 février. Observe-t-on
ainsi, comme pour le cas des diplômés chômeurs, <<
une levée de la coercition à l'égard des expressions
publiques du mécontentement au Maroc »51 ? Il faut
croire en tout cas que le régime s'est engagé sur une gestion
<< pacifique » du conflit, et grâce à cette image il
s'est attaché les faveurs de l'UE (dont les pays membres n'ont pas tari
d'éloges sur l'intervention du roi) et d'un certain nombre de
personnalités de la société civile marocaine proche du
mouvement des droits de l'homme (notamment Driss al-Yazami). Cette image d'une
gestion pacifique des événements contestataires,
avérée par le faible nombre de morts et de blessés durant
les événements, ne doit cependant pas laisser sous silence les
multiples cas de répression, d'enlèvement, de torture et
d'intimidations. Toujours sporadiques, détournés des voies
classiques, les modes de répressions des militants protestataires sont
toujours présents, et relèvent de l'arbitraire des
différents appareils de sécurité dont
49 Emperador Montserrat, Les manifestations des
diplômés chômeurs au Maroc : la rue comme espace de
négociation du tolérable, Genèses, 2009/4 n° 77,
p 46
50 Soutrenon Emmanuel, Le corps manifestant. La
manifestation entre expression et représentation,
Sociétés contemporaines, n°31, 1998, p 46
51 Emperador Montserrat, Les manifestations des
diplômés..., op cit, p31
dispose le régime. Il est certain que ce dernier,
engagé auprès de partenaires internationaux (comme l'UE avec le
<< statut avancé >>), prendrait des risques trop importants
à réprimer durement un mouvement dont le risque de propagation
insurrectionnelle demeure encore bien en-deçà du seuil
systémique.
Dans l'espace de la protestation au Maroc, nul doute que les
mouvements de diplômés chômeurs et l'exercice boulimique de
la manifestation qu'ils pratiquent depuis 20 ans ont progressivement
creusé un sillon dans lequel a pu se loger un spectre beaucoup plus
large de mouvements de protestation. Il faut bien reconnaître au
mouvement des diplômés chômeurs d'avoir essuyé les
plâtres de la répression policière jusqu'à ce que
des niveaux de tolérance et de dialogue identifiables apparaissent.
Comme l'explique M. Emperador, cette récurrence de la manifestation a
posé en quelque sorte les jalons de la protestation à moindre
risque et offert un standard des modes opératoires de la manifestation
sur la voie publique dans le Maroc de l'après Hassan II. La protestation
dans l'espace public a ainsi acquis, à force de
répétition, un caractère routinier qui a modelé un
espace de protestation relativement équilibré entre seuil de
tolérance de l'appareil répressif étatique et
visibilité des mobilisations revendicatives. L'autodiscipline des
manifestations et sit-in des diplômés chômeurs ont
institutionnalisé une pratique pacifique (dont la forme était
auparavant perçu par l'Etat uniquement comme dangereuse car propice au
désordre) incitant à une transformation corollaire des modes
opératoires des forces de l'ordre. << Le verrouillage complet
de la rue ou l'exercice d'une violence physique létale sont impensables
aux yeux des militants à cause de leurs effets négatifs sur
l'image de l'État. En effet, l'« acceptation » des
manifestations valide publiquement la rhétorique de
démocratisation des autorités >>52. La
protestation publique n'était dés lors plus perçue comme
une entreprise subversive, mais comme catégorie légitime (ou
tolérable) dans l'ordre de l'action publique53. Les
politiques publiques ont en quelque sorte été progressivement
contraintes à prendre en compte (sinon laisser apparaître) le
<< voice >> du mécontentement, quand celui-ci reste
néanmoins circonscrit à l'intérieur d'un cadre
limité par des lignes rouges qu'il ne faut pas franchir au risque de
briser le pacte tacite avec les autorités. Cependant comme le
52 Ibid, p39
53 Catusse Myriam, Vairel Frederic, Question
sociale et développement : les territoires de l'action publique et de la
contestation au Maroc, Politique africaine, n° 120, décembre
2010, p 5-23
note M. Emperador, « les limites du tolérable
définies par les agents de l'État sont instables
»54.
Les militants du 20 février ont éprouvé
à plusieurs reprises « cette instabilité des limites du
tolérable », bien que les motifs du dépassement du
tolérable soient eux-mêmes très abscons et
vraisemblablement relèvent plus de l'ordre de l'arbitraire que d'une
stratégie de délimitation claire. Toujours est-il que la sortie
dans les lieux publics est, pour les militants, une prise de risque non
négligeable, en premier lieu parce qu'elle met en visibilité les
personnes participantes (les services de renseignement photographient
scrupuleusement les moindre rassemblements contestataires), et en second lieu
parce que ces sorties ne sont pas soustraites à un risque toujours
latent de répression policière et d'emprisonnement. Durant la
mobilisation de février à août, très peu de
manifestations organisées par le mouvement du 20 février ont fait
l'objet d'une autorisation préalable de la wilaya (préfecture).
La stabilité relative des rassemblements et manifestations, est due au
pacifisme appliqué et à l'autodiscipline des manifestants, ainsi
qu'à la routinisation des parcours à laquelle les
autorités se sont habituées. En effet, les manifestations de la
coordination de Rabat organisées dans le centre ville ont toujours suivi
le même parcours, de sorte que les forces de l'ordre avaient une bonne
connaissance des lieux et des moyens d'encadrer les cortèges. En
revanche lorsque les manifestations sont organisées dans les
périphéries de la ville, dans les quartiers populaires, les
forces de l'ordre sont alors plus enclines à faire usage de la force. Du
reste, le caractère a priori illégal de toute les sorties du
mouvement est une marge de manoeuvre délibérément
laissée à la discrétion des appareils de
sécurité pour réprimer en cas de besoin (l'Etat peut
toujours invoquer l'illégalité d'une marche pour légitimer
une vague de répressions ou d'arrestations).
La rue est l'espace privilégié de la
visibilité du mouvement. Les sorties doivent donc être
impeccables, contrôlées et doivent afficher le mieux possibles les
messages que veulent faire passer les militants : qu'il s'agisse des slogans ou
de la forme même du déroulement de la manifestation, censée
véhiculer un message d'unité et de protestation pacifique. Un
faux pas en ce lieu équivaut à une perte en
légitimité tant sont rares les
54 Emperador Montserrat, Les manifestations des
diplômés..., op cit, p 46
autres lieux d'expressions susceptibles de corriger les erreurs
survenues dans les manifestations.
La manifestation est non seulement un moyen d'expression et un
lieu de mise en visibilité d'une volonté collective, mais elle
est aussi pour le mouvement lui-même le meilleur moyen de savoir ce qu'il
pèse. Comme le fait remarquer E. Soutrenon, << d'une certaine
manière, la mobilisation physique permet au groupe de se compter et de
savoir sur qui - et sur combien de personnes - il peut compter
»55.
Le sit-in est bien souvent la seconde étape des
manifestations. Dans les manifestations du centre ville de Rabat, le
rassemblement se fige et la marche prend fin devant ce qu'elle considère
comme sa cible primordiale : le parlement. Quand prend fin la marche du
cortège, en face du parlement, le rassemblement prend des airs de
<< sit-in », la foule stationne devant le portail du bâtiment
rouge et commence sa charge de chants et de slogans de protestation, contre ce
qui a l'évidence est pris comme le premier responsable, le coeur du
pouvoir. Pourtant chacun parmi les manifestants est absolument conscient que ce
contre quoi s'écrasent leurs cris n'est rien d'autre qu'un
bâtiment creux, une coquille vide. Mais cet ersatz de pouvoir est un
pis-aller qui convient malgré tout, c'est une cible à moindre
risque. Et puis le parlement c'est à la fois le symbole du régime
et aussi (et surtout) le symbole de l'adhésion des partis à ce
système, et donc il s'agit in fine du symbole de la
collaboration avec le régime. Le parlement est donc cette cible
autorisée, qui satisfait autant les manifestants que les
autorités. On laisse donc les manifestants prendre ce lieu pour
exutoire. Mais si d'aventure le cortège avait l'idée de continuer
son chemin en remontant l'avenue jusqu'au Méchouar (enceinte du Palais
royal), il y a de quoi penser que l'attitude policière changerait
rapidement. Il y a donc derrière cette ferveur, cette
scénographie de la contestation populaire en face du parlement, une
sorte de théâtralisation pacifiée de la confrontation, une
représentation de la révolte. Comme le fait justement remarquer
M. Emperador dans son observation des sit-in des diplômés
chômeurs, il s'agit là d'un << désordre
contrôlé »56
55 Soutrenon Emmanuel, op.cit. p40
56 Emperador Montserrat, op.cit. p34
A l'intérieur des cortèges, les symboles de
l'identité du mouvement sont en rivalité. Bien sûr les
couleurs du mouvement sont mises en avant, son nom en caractères blancs
sur fond noir, et décliné en plusieurs langues, est le symbole de
ralliement. Il n'y a pas de manifestation févriériste sans ce
drapeau. Mais à côté de ces signes d'union, de ces signes
d'attachement à un mouvement commun, d'autres objets permettent (ou
offre à voir) des formes de distinction.
Le poing levé, la bougie, la casquette, l'étoile
rouge, le keffieh palestinien, sont autant de marqueurs faisant directement
référence à une culture de gauche et une culture de la
lutte ouvrière et syndicale. La bougie, symbole de la lutte pour les
droits de l'homme, a été largement adoptée par les partis
de gauche, à l'exemple du PSU qui en fait même l'emblème du
parti. L'étoile rouge reste très marquée à
l'extrême gauche, c'est la représentation du communisme
révolutionnaire, il est parfois accompagné chez les jeunes
militants du portrait du « Che ». Ce sont le plus souvent les
militants d'Annahj (ou plus largement de toute l'extrême gauche) qui
arborent ces signes ostensiblement référés à
l'idéal communiste. Le poing levé, s'il fait bien sûr
référence aux luttes ouvrières et à tout le
registre de la gauche révolutionnaire, n'en est pas moins
récupéré par de nombreux militants, islamistes compris,
qui prennent ce geste comme un symbole universel de lutte, comme d'ailleurs le
keffieh palestinien qui est largement repris par les islamistes. Par ailleurs,
la barbe, la djellaba et la calotte ne sont nullement équivoques, et
appartiennent au champ sémiotique islamiste. Quant au drapeau amazigh,
qui apparaît sporadiquement dans les manifestations du 20 février,
il est évidemment la représentation des groupements autonomistes
de culture berbère (que l'on retrouve dans toutes les coordinations du
20 février).
Pour illustrer la physionomie des manifestations et montrer
comment chaque sous groupe cohabite dans le même cortège en
s'autorisant quelques signes de distinction, l'attitude observée des
militants d'al-Adl est significative. Le groupe des adlistes est celui le plus
homogène dans les manifestations de Rabat. Même s'il ne fait pas
d'esclandre et qu'il reste même discret, sa suprématie
numéraire est objectivement patente. Le groupe défile en rang
serré, donnant à la queue de manifestation une attitude
très ordonnée qui contraste avec la tête de cortège
composée de groupes denses mais labiles et irréguliers, et qui
font davantage penser à un amas d'électrons libres qu'à
des groupes disciplinés. La posture manifestante adliste semble
emprunter des usages
corporels acquis dans l'espace de la pratique religieuse. La
prière collective des musulmans met en scène des rangs de
fidèles alignés et parfaitement synchrones. Cette pratique de la
prière alignée semble être reprise comme par analogie dans
la mise en mouvement des corps du groupe adliste au sein des cortèges du
20 février, offrant une impression frappante d'unité et de
discipline qui permet à la fois de consolider la force interne du groupe
et projeter l'expression de son identité au sein de l'espace public. Cet
élément de distinction est le seul à être mis en
scène par les adlistes. Au-delà de l'orchestration des corps,
aucun élément de type vocal ou accessoire (banderoles...) ne
vient se distinguer dans le cortège ou contrarier l'esprit d'ensemble
des marches organisées par le mouvement du 20 février. Cependant
avec une acuité plus fine on peut noter des points d'insistance qui,
sans pour autant contrarier l'esprit du mouvement, viennent marquer des
identifications particulières. Après la mort de Kamal al-Omari
(survenue le 2 juin des suites de blessures infligées par la police
marocaine) un militant adliste de la ville de Safi, le portrait de ce martyr
n'a cessé d'emplir les cortèges manifestants, notamment à
Rabat. La photographie en noir et blanc du corps supplicié du
défunt sous l'épitaphe << shahîd harakat
`achrîn febraîr » (martyr du mouvement du 20 février) a
fait l'objet d'une multiplication d'apparitions sous formes d'affiches
cartonnées. Si l'ensemble du mouvement du 20 février a bien
reconnu le martyr et le célèbre comme il se doit, ce sont
cependant les adlistes qui insistent sur sa mise en visibilité dans les
cortèges, dans une logique de << martyrisation » qui n'est
pas partagée par tous les militants. Pour les militants d'Annahj et
d'al-Adl wal-Ihssan, la martyrisation et la confrontation au régime
suivent une logique stratégique. La mobilisation doit aller crescendo
afin de pousser le régime à la faute, le forcer à sortir
de son attitude passive ; pour eux la seule manière de faire changer les
choses consiste à multiplier les sorties publiques et se confronter au
régime par le biais de son service de sécurité. Comme
l'explique M. Emperador << la récurrence des manifestations se
fonde sur l'hypothèse pratique qu'un enchaînement de "violences"
fera réagir les autorités, pour le meilleur ou pour le pire
»57. Une vision stratégique qui n'est pas du
goût de tous les militants du 20 février. Certains, comme les
militants de l'USFP ou du G3, la confrontation avec le régime dans la
rue ne peut pas être la forme axiale du mouvement, mais simplement une
forme d'incarnation. Un versant constructif doit, pour eux,
57 Emperador Montserrat, op.cit. p35
nécessairement trouver à se localiser sur le
terrain social. C'est l'idée de la réactivation des «
comités de quartier », comme forme alternative d'occupation de
l'espace public.
De février à août 2011, il y aura eu
à Rabat une somme considérable de manifestations de rue
orchestrées par la coordination locale du 20 février. A raison
d'au moins une manifestation hebdomadaire (chaque dimanche) on peut compter un
total de 25 manifestations du mouvement du 20 février à Rabat
durant cette période. Mais en rapportant toutes les formes auxiliaires
d'apparitions publiques, on peut aisément doubler ce chiffre.
Ajoutées à la mobilisation févrièriste les
manifestations régulières des diplômés
chômeurs, le centre ville de Rabat n'a pratiquement pas connu un seul
jour sans manifestation ou sit-in durant cette période. Les marches
militantes font donc entièrement partie du paysage urbain de Rabat. Mais
il faut noter toutefois que ces marches ne sont jamais très importantes
au niveau du volume de participants ; elles ne rassemblent guère plus
qu'un millier de personnes voire deux.
En matière de manifestation toutes les coordinations du
mouvement sont libres pour les organiser avec la forme et le rythme qu'elles
souhaitent. Seulement, une fois par mois (autour du 20 de chaque mois en guise
de rappel de la date du 20 février) des manifestations sont
synchronisées au niveau national. Du fait de leurs dimensions nationales
celles-ci sont plus vastes et importantes que les autres. Elles attirent
souvent à cet égard un public plus large que celui que forme
l'effectif assidu des manifestations dominicales ordinaires. Ainsi chaque date
de l'avant dernier dimanche de chaque mois est à chaque fois le moment
d'un bilan de parcours de la mobilisation févriériste. La date du
20 mars par exemple a été un moment crucial pour le mouvement car
ce jour de mobilisation suivait le discours royal du 9 mars. Alors que les
militants du mouvement s'attendaient à une baisse de
fréquentation, ce fut le contraire. Le 24 avril fut également une
date charnière pour le mouvement, c'est certainement le jour de
mobilisation le plus important de la période. A Rabat, le départ
de la manifestation du 24 avril s'est tenu dans le quartier populaire de Yacoub
al-Mansour (le cortège est parti du stade pour rejoindre la gare
routière). Le cortège rassemblait un spectre très large de
mouvements et de sensibilités politiques : ce fut la première
fois que les salafistes sont sortis au côté des
févriéristes. La forte affluence de cette journée est due
à l'organisation d'une importante sensibilisation la veille dans les
quartiers populaires de la ville.
Jusqu'à la fin avril les effectifs des manifestations
n'ont fait qu'augmenter. Mais à partir du mois de mai, les
manifestations du mouvement 20 février ont commencé à
subir la répression des forces de l'ordre. La raison en est que le
mouvement a tenté de sortir un peu plus des sentiers battus pour pointer
du doigt les points flous et sensibles du régime. L'organisation le 15
mai d'une manifestation à Témara (à quelques
kilomètres au sud de Rabat) sonne la fin de l'attentisme du
côté du régime. A Témara les
févriéristes ont l'intention de protester contre un centre de
détention, dont le mouvement (et d'autres ONG des droits de l'homme)
suspecte le caractère secret et politique. Pour le mouvement, ce lieu
est le symbole de la persistance des pratiques des années de plomb avec
lesquelles il faut rompre. Mais le régime n'admet pas qu'une telle
limite soit franchie. Il faut dire également que le régime est en
alerte sécuritaire depuis l'attentat de Marrakech perpétré
le 28 avril, de sorte qu'après cette date les services de
sécurité reçoivent des ordres plus musclés pour
calmer l'état d'agitation que connaît le pays. Toujours est-il que
pour cet événement du 15 mai le régime en premier lieu
dénie l'existence d'un centre de détention secret, et dans un
second temps interdit formellement les manifestants de se rendre sur les lieux
de l'hypothétique prison.. L'interdiction n'est pas suivie et la
répression a lieu. Des blessés et des arrestations ont
été signalés, mais pas de morts, le régime tient
à essouffler le mouvement pas à fabriquer des martyrs
susceptibles de nourrir la haine populaire contre lui. Cette riposte du
régime (même si elle n'est pas la première, le 13 mars des
militants de Casablanca ont subi le même sort) inaugure une étape
de répression afin d'affaiblir le mouvement. Il faut attendre la
manifestation du 5 juin (organisée au niveau national par le
comité de soutien pour condamner les violences du régime) pour
que la violence policière s'estompe. Mais lors de la manifestation du 19
juin (qui suit le discours du roi du 17 juin), alors que la coordination de
Rabat souhaite organiser une manifestation dans un quartier populaire (à
Taqadoum), une nouvelle sorte de répression s'abat sur le mouvement, non
plus directement de la main des policiers, mais par le biais de groupements
<< contre-révolutionnaires ». Appelés
communément << baltagia » (casseurs, voyous), ces individus
ont attaqué violemment le cortège du 20 février sous les
slogans de << vive le roi », << A bas le mouvement 20
février » etc... Après cette manifestation du 19 juin, les
<< baltagias » vont apparaître systématiquement au
moment des manifestations du mouvement du 20 février. Organisés,
unifiés sous diverses sortes d'emblèmes, d'appellations et de
couleurs, ces << royalistes », particulièrement
présents sur Rabat, vont prendre le relais des forces de l'ordre dans la
stratégie d'étouffement du
mouvement févriériste, en limitant la violence
physique. Beaucoup moins nombreux, les « légitimistes »
bénéficient cependant d'un appui logistique et matériel
conséquent de la part du régime. D'une manière
particulièrement visible après l'appel du roi à voter
« oui » au référendum, les groupements
légitimistes vont devenir l'instrument de propagande du régime
pour occuper la rue de manière à affaiblir la portée du
mouvement contestataire. Une semaine après l'événement de
Taqadoum, le 26 juin la manifestation du 20 février revenue sur des
lieux plus conventionnels (le centre ville de Rabat), se retrouve
entenaillée entre les force de l'ordre et les « royalistes
».
Voici le compte rendu factuel avec les éléments les
plus saillants de cette manifestation du 26 juin.
A l'initiative de la coordination locale, une
manifestation est organisée sur la place centrale Bab al-had (centre
ville de Rabat). Le rassemblement est rapidement bloqué par la police,
qui encercle le cortège de part et d'autre de l'avenue Ibn Toumart,
l'empêchant de suivre son trajet habituel vers le parlement (avenue
Mohamed V). L'avenue Mohamed V en question est quant à elle
déjà occupée par des cortèges de partisans du
« oui » au référendum (surveillés et
encadrés par aucune force policière), notamment les compagnies de
taxis défilant à grands coups de klaxon, avec des affiches
à l'effigie du roi, des drapeaux du Maroc, des slogans
royalistes.
Une présence importante des partisans du roi est
à noter sur la place Bab al-had. Tout un matériel militant de
communication a visiblement été mis à leur disposition :
t-shirt appelant, en arabe et en français, à voter oui au
référendum, banderoles, affiches dénonçant le
mouvement 20 février, et autres affiches accusant l'organisation al-Adl
wa al-Ihssan de corruption, de trahison et de manipulation (20fev = al-adl wa
al-ihssan). Des attaques ad hominem envers Nadia Yassine sont à noter
également (« Nadia Yassine la coquine », « Nadia Yassine
la libertine »).
Les forces de l'ordre forment une barrière
empêchant les protagonistes de se rencontrer frontalement, cependant
qu'elles cèdent à l'évidence beaucoup de terrain aux
légitimistes, de sorte que la double barrière formée par
la sûreté nationale, en devient rapidement une seule.
Manière d'atteindre la figure du monarque, sans le
montrer et sans le désigner directement : Une grande affiche brandie
dans la manifestation « 20fev » du 26 juin représente sous la
forme d'un organigramme 3 personnes désignées comme les
principales personnifications du makhzen : Mounir Majidi, Fouad al-Himma, et
Mohamed Moatasim, tous trois réunis par des embranchements qui
convergent vers un point d'interrogation, le commentaire du dessin : « qui
est derrière eux ? » Sous entendu le roi. Mais la case
censée recueillir la figure du roi est bien laissée en noir avec
un point d'interrogation blanc en son centre.
Nous souhaitons pour illustrer plus profondément le
déroulement d'un rassemblement du mouvement 20 février, prendre
pour exemple celui du 30 juin, qui a la particularité de ne pas se
dérouler un dimanche, mais un jeudi, à la veille du
référendum (un jour décisif donc pour le régime) et
enfin de fonctionner sur le principe de la « flashmob » : sorte
d'apparition inopinée, rapidement décidée, censé
prendre le régime au dépourvu.
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