5) Société civile et politique : les
transformations dans l'ordre du discours et de la pratique
Les tansikiyates du 20 février sont directement issues
des expériences de mobilisations sociales antérieures, qui ont
réussi à projeter leurs effets de vérité dans les
nouveaux modes de mobilisation et d'organisation du collectif. L'insertion de
la lutte dans le local, ainsi que cette absence de cerveau centralisateur
officiel et statutaire, tant au niveau national qu'au niveau des coordinations
locales, sont le résultat direct des bouleversements de la scène
protestataire, mais aussi plus profondément des transformations
cognitives et pratiques opérés au sein de la
société civile.
En effet il serait difficile de comprendre comment un
mouvement comme celui du 20 février a pu apparaître au Maroc, dans
les formes et les singularités qu'ont lui connaît, sans porter un
regard attentif sur les évolutions de la société civile et
les changements dans l'ordre du discours (mais aussi de la pratique) dans le
domaine de l'action publique. Des concepts << démocratiques »
distillés au niveau international, tels que la << bonne
gouvernance », la délibération collective, la transparence,
la lutte contre la corruption, la décentralisation du pouvoir etc...
vont jouer un rôle dans la mise en incohérence des discours et des
pratiques politiques au Maroc. Ne pas voir que c'est dans ce contexte que toute
une génération a grandi et a baigné son intellect, ce
serait se couper d'une compréhension de ce qui fait le liant symbolique
et culturel parmi les militants du 20 février. Toute cette mise en
discours des injonctions à la dilution du pouvoir dont le régime
marocain s'est autorisé, notamment depuis le changement de règne,
à en reprendre l'esprit (si ce n'est dans la pratique du moins dans le
registre discursif) s'illustre parfaitement dans la rhétorique de la
<< transitologie ». Il est certain que le discours porté
à l'égard de la << transition démocratique »
sert autant d'outil de dissimulation pour un régime qui souhaite
<< tout changer pour que rien ne change », que de réels gages
de changement ouvrant des brèches à l'intérieur de la
carapace autoritaire du régime, et que des volontés collectives
présentes dans la société civile ont su parfois utiliser
à bon escient. Il serait par conséquent dommage de ne pas prendre
en compte ces changements dans l'analyse d'un mouvement de protestation comme
celui du 20 février. Car en effet à bien des égards le
mouvement du 20 février est l'enfant de cette
injonction démocratique, portée autant par les
institutions internationales et leur corollaire l'idéologie
développementaliste, (relayées par les mass medias, notamment les
chaînes satellitaires panarabes), depuis plusieurs décennies, que
par la société civile marocaine, dont la digestion du discours
sur la << bonne gouvernance », en remplacement du discours
révolutionnaire, a réussi à impulser des changements dans
le registre de l'action publique39. Depuis plus de vingt ans, en
effet, les autorités marocaines se sont réappropriées
à nouveaux frais la rhétorique démocratique. Les chantiers
de la << régionalisation avancée » sont un exemple
d'inscription des politiques publiques dans ces nouveaux dispositifs
démocratiques, mais qui cependant ne sont pas sans cacher des
volontés de distorsion, notamment à l'égard du
règlement de la question saharienne. C'est donc dans ce contexte
d'injonction à l'adoption des modalités de gouvernance moderne,
qui a généré une forme d'hybridation du régime
marocain (fait de dispositifs démocratiques inédits et conservant
tout de même les outils d'annihilation de ces mêmes dispositifs)
que les structures militantes (associatives et partisanes) ont
évolué. Les travaux d'Eric Cheynis sur les transformations du
militantisme associatif sont à ce propos très
instructifs40.
L'évolution des modalités de l'action
associative, illustrée par E. Cheynis (entre autres dans le cas de
l'Espace Associatif), révèle l'introduction de deux
éléments déterminants dans l'acculturation à de
nouvelles méthodes et de nouvelles pratiques : tout d'abord l'ouverture
des associations de plaidoyer aux financements internationaux à partir
des années 1990, qui opère un moment de rupture avec
l'époque où l'idéologie anti-impérialiste obligeait
les organisations politiques de gauche à demeurer absolument autonomes
vis-à-vis des éventuels financements
étrangers41. Le corollaire de cette
39 Catusse Myriam, Vairel Frederic, Question
sociale et développement : les territoires de l'action publique et de la
contestation au Maroc, in Le Maroc de Mohammed VI : mobilisations et
action publique, Politique Africaine, n° 120, décembre 2010, p
5-23
40 Cheynis Eric, L'Espace des transformations
de l'action associative au Maroc. Réforme de l'action publique,
investissements militants et légitimation internationale,
thèse de doctorat de sciences sociales, Université Paris I
Panthéon-Sorbonne, 2008, 607 p
41 Si l'année 2000 est une date
charnière dans la succession monarchique, le tournant annoncé de
la politique marocaine, elle inaugure aussi un changement sur le terrain
associatif. Pour la première fois une association comme l'Espace
associatif, composée d'anciens prisonniers politiques et militants
d'extrême gauche, engage un partenariat avec l'USAID dans un programme de
formation à destination d'associations rurales.
arrivée massive de financements étrangers
(européens et américains essentiellement) a été la
professionnalisation et la salarisation des personnels travaillant au sein des
grandes associations, avec également l'introduction des logiques
managériales (rationalisation des modes de fonctionnement). Dans le
contexte international la question du développement local se voit
couplée à la cause des droits de l'homme, qui devient dés
lors une catégorie d'intervention des bailleurs de fonds internationaux,
mais aussi de l'Etat marocain (le Conseil Consultatif des Droits de l'Homme est
créé en 1990). La participation à l'action publique de
cette nouvelle offre associative composée d'anciens militants, se
combine au maintien d'un positionnement militant et contestataire. Les
associations deviennent des partenaires de l'Etat, des prestataires de services
inscrits dans le projet de développement national, mais conservent pour
certaines dans leur identité une dimension de plaidoyer politique. On
assiste également à des changements conséquents dans le
registre lexicologique: le << développement démocratique
>> remplace la << révolution >>, le <<
changement social >> remplace la << lutte des classes >>.
Toute une nouvelle rhétorique est venue adoucir les tonalités
politiques inscrites dans le militantisme associatif, sans pour autant les
vider de leur substance. Et cela bien sûr afin d'être
présentable dans les dossiers de subventions des bailleurs
internationaux (institutionnels ou privés), qui sont en
général, il faut bien l'avouer, assez récalcitrants
à l'idée de participer au financement d'une guérilla
marxiste.
A cette transformation des référentiels
cognitifs et idéologiques dont la société civile marocaine
actuelle s'est faite le véhicule, s'ajoutent les évolutions
corollaires des rapports de l'individu au collectif. Nous avons affaire avec le
20 février à une de ces nouvelles formes d'organisation qui sied
parfaitement à l'individu moderne, celui qui refuse toute appartenance,
toute hétéronomie. Comme l'indique S. Bronowski << Les
structures souples sont plus efficaces parce que les individus refusent
désormais de se rapporter à l'organisation sur le mode de la
soumission ou de l'appartenance >>42. Si la <<
souplesse >> structurelle du 20 février repose sur divers
facteurs, il est cependant notable que les transformations dans l'ordre du
rapport de l'individu au collectif y sont pour quelque chose.
42 Bronowski Samuel, Voix discordantes, actions
concordantes, Raisons politiques, Presses de Sciences Po, 2008/1,
n°29, p142
D'autre part, les << bricolages culturels »
qu'observe M. Bennani Chraïbi dans la jeunesse marocaine des années
199043, n'ont fait depuis que poursuivre leur route vers davantage
d'hybridation. La politologue note à ce propos : << Dés
lors sous le signe de la libéralisation et de l'expérimentation,
se démultiplient les possibilités de circulations entre des
univers hétérogènes. La palette du bricoleur et les voies
de socialisation sont beaucoup plus variées. Un adolescent peut camper
avec toutes sortes d'islamistes, mais aussi participer aux activités
d'associations oil il a le loisir de s'initier à d'autres
référentiels »44. C'est en effet à
une société urbaine de moins en moins cloisonnée, et des
individus de plus en plus ouverts sur l'extérieur et autonomes
vis-à-vis des structures collectives d'appartenance (famille, clan), que
l'on doit cette << culture syncrétique », dont le mouvement
du 20 février nous offre une photographie saisissante.
Cet aspect des transformations des repères cognitifs et
des modalités de l'<< agir » dans le registre des collectifs
protestataires, mériterait une analyse sociologique beaucoup plus
conséquente. Dans le sillage des travaux d'E. Cheynis consacrés
à l'analyse du renouveau des modalités du militantisme dans le
champ associatif marocain, il serait instructif de dresser les
évolutions du militantisme partisan, notamment au sein de la jeunesse,
afin de compléter la compréhension de ce qui apparaît comme
le profil militant majoritaire dans le mouvement de protestation actuelle : un
<< militantisme multipositionné ».
43 Bennani Chraïbi Mounia, Soumis et
rebelles : les jeunes au Maroc, CNRS éditions, Paris, 1994, 335p
44 Economia, Rabat, n°6, juin - septembre 2009,
p133
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