4) Capitaliser les luttes : effets de vérité
et redéploiement
Dans l'arrière-plan du mouvement protestataire actuel,
il y a bien sûr l'influence des mouvements sociaux antérieurs qui
ont impacté les manières concrètes d'occuper la rue, de
créer du collectif, d'investir le social. Mais à vrai dire, dans
le mouvement actuel on ne peut comprendre la confiance mise en
l'efficacité des nouveaux outils sociaux d'Internet si l'on n'a pas
à l'esprit combien ils se sont révélés efficaces
dans un passé très proche. Le mouvement MALI35 de 2009
est la première expérience marocaine du passage des
réseaux sociaux à la réalité d'une mobilisation
protestataire. Ce « Mouvement alternatif pour les libertés
individuelles », créé par quelques cyberactivistes
désireux de soulever le tabou de la laïcité au Maroc, est un
pur produit des réseaux sociaux. En marge des organisations de la
société civiles (bien que soutenu par certaines structures de
plaidoyer), ce collectif formé de quelques dizaines de militants a
organisé - via la page du groupe Facebook - un pique-nique en plein
ramadan durant l'été de l'année 2009, afin de protester
contre la criminalisation des « non pratiquants » et de
défendre d'une manière plus générale le droit
individuel de ne pas suivre un précepte religieux. Cette action
protestataire a reçu un accueil plutôt circonspect dans la presse
marocaine, a mis en branle les services de sécurité de l'Etat, et
a attisé les rancoeurs et la haine de la part de certains groupes
politiques conservateurs ou islamistes, allant jusqu'à proférer
des menaces de mort à l'encontre des « déjeuneurs ».
L'événement en lui-même a davantage engendré la
polémique qu'ouvert un débat d'idées sur la question de la
laïcité au Maroc. Mais ce qui nous intéresse ici c'est
l'effet de vérité que la méthode de mobilisation a
projeté sur le champ de la protestation au Maroc. En effet, l'espace du
numérique et des réseaux sociaux s'est soudain
révélé être un levier performant pour créer
du collectif à partir du virtuel, afin de détourner les
différents tabous prévalant dans l'espace public. On retrouvera
d'ailleurs les fondateurs du groupe MALI à la pointe des
événements du 20 février. Nous verrons en troisième
partie, à travers les trajectoires de jeunes militants, comment
l'expérience MALI a été vécue par certains d'entre
eux.
35 Sur la factualité des
événements, voir l'enquête réalisée par
l'hebdomadaire marocain « Tel quel » n°391, 26 septembre - 2
octobre 2009
Pour compléter la compréhension de la
genèse du 20 février nous aimerions faire également un
bref détour sur ce qui nous semble avoir été comme une
préfiguration, ou en tout cas une expérience qui a directement
projeté ses réussites pratiques sur l'esprit du mouvement du 20
février : le mouvement social des tansikiyates36 contre le
vie chère. Ce moment de mobilisation, particulièrement actif sur
la période allant de 2006 à 2008, illustre à la fois la
manière dont le << localisme » a gagné en terme de
modalité opérationnelle, et comment l'alliance de forces sociales
et politiques a permis de solidifier une unité protestataire
inédite. Et enfin comment l'échec partiel du mouvement,
lié aux modalités de cette union, a projeté ses
enseignements sur le mouvement actuel du 20 février.
En octobre 2005, une première expérience de
protestation contre la hausse des prix rassemblant un large spectre de la
gauche a lieu dans la ville d'Ouadzem. Des militants de gauche et la section
locale de l'AMDH organisent des manifestations sporadiques sous le slogan
<< Ne touche pas à mon pain ». D'autres petites coordinations
naîtront ailleurs dans toute la périphérie37
marocaine, et auxquelles viennent se joindre des structures comme ATTAC-Maroc,
le PSU, Annahj Addimocrati, et le PADS. Le mouvement s'essouffle peu à
peu, mais renaît pourtant très rapidement après l'adoption
de la loi de finance de 2006 qui fait augmenter le prix de l'eau et de
l'électricité dans toutes les villes du royaume. Cette
augmentation du prix de l'eau et de l'électricité se
répercute sur d'autres biens de première nécessité
(comme la nourriture ou le prix des transports en commun). A partir de
septembre 2006, un mouvement social d'ampleur national se met en route, alors
que les forces sociales et politiques classiques sont focalisées sur les
élections à la chambre des conseillers. Le siège de l'AMDH
à Rabat reçoit un nombre important de plaintes et d'appels
à l'organisation d'un mouvement de protestation contre la hausse des
prix. Après un temps de réflexion sur la légitimité
d'une intervention de l'AMDH sur ce domaine d'ordinaire chasse gardée
des syndicats, l'organisation en vient à considérer cette
augmentation des prix comme une atteinte à un certain nombre de droits
fondamentaux. Elle décide dés lors d'appeler à une
alliance des
36 << Tansiqiyât mahaliya » signifie en arabe
<< coordinations locales », nous utilisons l'abréviation
<< tansikiyates »
forces démocratiques. Trois partis rejoignent le
collectif : Annahj Addimocrati, le PSU et le PADS, et trois syndicats
également : l'UMT, la CDT, et l'ODT. Cette alliance qui se
décline dans toutes les villes sujettes aux protestations (environs 90
coordinations en tout) donnera naissance à un fonctionnement
décentralisé du mouvement, les coordinations locales
bénéficiant d'une large autonomie opérationnelle, et
encadré par un << comité national de suivi >>
composé de onze personnes, dont la majorité sont des militants
qui affectionnent les méthodes basistes. Depuis les années 2000,
les << basistes >> gagnent en importance au sein des mouvements
sociaux dans la périphérie du Maroc (Tanger, Oujda, Guercif,
Bouarfa, Sidi Ifni, Sefrou...). Les courant basistes (Qaïdistes)
apparaissent dans les années 1980, à une période où
le centralisme, l'Etatisme et la bureaucratie subissent une puissante critique
au sein de la gauche révolutionnaire : Le courant basiste <<
al-Kourass >> apparaît en 1984. Le courant basiste <<
al-Qaïdi >> apparaît en 1986, et les basistes progressistes
appelés << al-Moumanîne >> apparaissent en 1989.
Agissant en satellites autonomes en marge d'Annahj Addimocrati à partir
de 1995, les basistes investissent les syndicats étudiants et ouvriers,
ainsi que les organisations de la société civile. Si les
années 1990 voient grandir la mainmise des islamistes sur l'UNEM, les
années 2000 sont en revanche témoins de la remontée des
militants marxistes radicaux au sein du syndicat étudiant, qui viennent
contrebalancer le pouvoir des islamistes (à Fès, Marrakech, Oujda
et Agadir notamment).
Les tansikiyates reprennent donc le flambeau des luttes
sociales, dans lesquelles les structures politiques et sociales traditionnelles
(partis et syndicats), bien que parties prenantes, sont quelques peu
reléguées à la marge, et ne disposent en tout cas plus des
manettes de pilotage. Ces mobilisations d'ampleur nationale recréent un
lien entre la région Casablanca-Rabat et les régions
périphériques du Maroc. A cet égard il est à noter
que les différents efforts de synchronisation et de <<
coordination >> des actions entre les différentes villes
touchées par le mouvement, seront facilités par l'usage
d'Internet. Nous ne sommes, à ce stade, pas encore à l'heure de
l'usage massif des << réseaux sociaux >> mais cependant la
pratique des << mailing list >> et des << groupes Yahoo
>> (regroupant des milliers de militants des tansikiyates) se diffuse, et
contribue à faire de l'usage d'Internet une pratique indispensable dans
la boite à outils des mouvements protestataires.
Les émeutes de Sefrou en septembre 2007 (quelques jours
après les élections législatives), ont alerté le
ministère de l'Intérieur sur la nécessité de
contrôler les coordinations locales contre la vie chère. Il
fallait que ces coordinations puissent avoir une structure centralisée
susceptible d'être mieux contrôlée et avec laquelle le
ministère serait plus apte à négocier. La mainmise des
radicaux sur les structures décentralisées n'a pas fait peur
qu'au ministère, mais également aux partis politiques
engagés dans le mouvement. Lors de la quatrième rencontre
nationale des « tansikiyates » de Casablanca en mars 2008, le
mouvement, qui avait jusque là réussi à transcender les
clivages, a buté sur un litige opposant deux groupes, celui des partis
de gauche et celui des « basistes », au sujet de la stratégie
à suivre. Les premiers souhaitant une structuration décisionnelle
au niveau national, les seconds refusant catégoriquement cette
proposition. La force des « basistes » repose sur le local,
dépourvus de structure au niveau national, ils n'ont de prise sur le
mouvement social que dans la mesure où celui-ci s'incarne localement.
Cette gauche révolutionnaire basiste rassemble de nombreux courants
très divisés entre eux (léninistes, maoïstes,
trotskistes de la IVe internationale, anarchistes...) mais qui ont cependant
réussi à s'entendre pour bloquer les « réformistes
». Ainsi la méfiance des basistes à l'égard des
structures politiques nationales, perçues comme prédatrices et
porteuses d'une volonté de contrôler le mouvement, a fini par
affaiblir le collectif qui s'est scindé en deux (créations de 2
secrétariats nationaux distincts). Les événements de Sidi
Ifni de 2008, avec le blocage du port par les chômeurs et les violents
affrontements avec les forces de l'ordre qui s'en sont suivis, illustrent le
délitement d'un collectif initialement porteur d'un projet pacifique et
politiquement alternatif.
Les tansikiyates étaient alors composées de
différentes forces sociales et politiques qui, bien que réunies
en un collectif, conservaient leurs étiquettes à
l'intérieur de celui-ci. Les partis politiques, les associations et les
syndicats montraient leurs couleurs, et chacun avançait son pion en
espérant tirer la meilleure épingle du jeu. Cette manière
de constituer le collectif par superposition de structures a favorisé
les rivalités d'intérêts et les conflits politiques,
jusqu'au point d'aboutir à la désarticulation des coordinations
et au délitement de l'unité initiale. Trois ans plus tard cet
échec devait servir d'enseignement lors de la formation des toutes
premières coordinations du mouvement du 20 février.
L'impératif d'union ne devait plus succomber à la tentation
hâtive d'amalgamer toutes les structures derrière un collectif.
Celui-ci devait exister sui generis, au détriment des
structures. Seuls les individus, les « citoyens », pouvaient en
devenir membre. De telle sorte qu'une répétition
du scénario funeste de 2008 aurait plus de difficulté à se
produire. L'union des organisations classiques (représentées en
tant que telles) a trouvé tout de même à se former, mais en
marge du mouvement, dans ce qui a été baptisé le conseil
national d'appui au mouvement du 20 février. Les organisations qui
composent ce conseil d'appui sont des institutions rodées à la
gestion d'un mouvement social. Dans cette combinaison classique et
émérite on retrouve les mêmes acteurs quasi institutionnels
de la société civile qui composaient les coordinations contre la
vie chère. L'organisation interne est elle aussi des plus classiques, il
y a une cohérence organisationnelle, des statuts, des portes paroles,
une hiérarchie, des responsables, en somme une véritable <<
bureaucratie ».
En définitive les tansikiyates contre la vie
chère, augurent, après le fort taux d'abstention aux
législatives de 2007, un véritable renouvellement des formes de
l'action politique38. Si le mouvement s'épuise en 2008 dans
une crise de confiance liée aux rivalités de chapelles, les
méthodes << basistes » d'autonomie locale et les formes
horizontales de prise de décision gagneront le répertoire
d'actions et les modalités d'organisation, que le mouvement du 20
février se chargera de réactiver.
38 << De fait, la déconsidération des
syndicats et partis signale moins une crise de la participation politique,
corroborée par le faible taux de participation électorale, qu'un
renouvellement des modes d'action politique », in Bennafla Karine,
Emperador Monserrat, Le Maroc inutile redécouvert par l'action
publique : le cas de Sidi Ifni et de Bouarfa, Politique Africaine,
n°120, décembre 2010, p76-77
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