3) Construire le collectif et l'adversaire : les antidotes
contre le Makhzen
William Gamson32 donne à l'action collective
trois dimensions qui conditionnent son avènement. L'injustice, qui est
le cadre éthique primordial motivant le sentiment de devoir agir, pour
réparer un grief ou un dysfonctionnement. L'identité, qui
formalise le cadre dans lequel s'opposent les rivalités de valeurs ou
d'intérêts. Et l'agencement, qui est une mise en situation
concrète de l'action à un moment où l'opportunité
d'agir est rendue possible.
Dans le cas de la mobilisation du mouvement du 20
février, ces trois dimensions trouvent un contenu substantiel. En
premier lieu, le sentiment d'une injustice est unanime, il est la clé de
voûte d'un mouvement qui a réussi à prendre
immédiatement grâce à ce sentiment d'indignation reconnu. A
cet égard M. Bennani Chraïbi et O. Fillieul parlent quant à
eux d'un << cadre d'injustice partagé »33. Ce
cadre d'injustice est le référentiel commun d'identification
à un grief ou à une situation inique qu'il faut rectifier. Dans
le cas du 20 février il ne s'agit pas d'un cadre faisant
référence à un préjudice vécu directement
dans la vie de ceux qui se mobilisent, mais se présente plutôt
comme un cadre identifiant le refus de voir la perpétuation d'une
structure d'iniquité systémique. Qu'il s'agisse de la corruption,
de la prédation économique, de l'incurie politique, du principe
de soumission, tous ces éléments composent la cadre
général identifiant les motifs de la mobilisation et auxquels les
participants adhèrent unanimement et spontanément. Ce cadre ne
fait pas l'objet d'une construction intellectuelle, il est spontanément
identifié, il est d'une simplicité radicale qui n'attend pour
rencontrer l'adhésion que le sentiment d'en partager les principes
élémentaires et de devoir agir en conséquence pour les
rendre effectifs. Le temps de l'action, c'est-à-dire le moment où
un sentiment d'injustice se meut vers l'édification d'une
stratégie d'action pour remédier au problème, rejoint la
dimension de l'agencement. Le sentiment d'injustice et le mécontentement
social n'est pas neuf au Maroc, il imbibe une partie
32 Talking politics, Cambridge University
Press, 1992, 292p,
33 Bennani-Chraïbi Mounia et Fillieule Olivier,
Résistances et protestations dans les sociétés
musulmanes, Presses de Sciences Po << Académique »,
2003, p116
importante de la population (des classes les plus
défavorisées aux catégories moyennes
déclassées) cependant que les opportunités de porter
publiquement ce mécontentement requiert un moment particulier, un
agencement à même d'organiser la protestation dans une situation
où les instances de pouvoirs sont susceptibles de l'entendre, soit
qu'elles se trouvent dans une posture d'ouverture ou plus simplement dans une
situation de faiblesse. L'opportunité de l'action collective est donc
une condition nécessaire de mise en mouvement d'un sentiment
d'injustice, qui est un motif toujours en situation de latence, un motif en
sursis qui réclame son heure.
L'expérience de la frustration vis-à-vis
d'aspirations démocratiques non satisfaites, apparaît comme le
mobile de base poussant à la contestation. Cette frustration qui
s'éprouve dans le sentiment d'inachevé, répond directement
à ce que L. Mathieu dénomme le << décalage entre
la nature du discours délivré par l'institution et la
réalité observable des attitudes et des comportements
»34. Ce décalage a atteint, au fil des mobilisations
sociales, un point d'orgue, qui a mis la dernière pierre à un
lent processus de défection, désormais quasi irréversible,
tant le socle commun à l'origine du lien entre ces jeunes participants
réside dans la mise hors jeu des appareils de pouvoirs traditionnels.
Cette radicalité du changement s'illustre dans le slogan <<
mamfakinch ! », autrement dit << plus de concession ! ». Le
pouvoir institué est inconditionnellement rejeté, cette
inconditionnalité de l'exclusion est le ciment du mouvement parce qu'il
a été le plus fort motif de rassemblement. Revoir cette position
serait prendre un grand risque de dissolution du mouvement. A cet égard,
les forces les plus éloignées de cette pierre angulaire, celles
qui n'en admettaient pas nécessairement l'intangibilité, sont
celles qui sont justement assez rapidement sorties du mouvement, pour rejoindre
in fine les règles du jeu proposées par le pouvoir
central (illustré par la participation de certains jeunes de l'USFP au
référendum constitutionnel).
Dans le mouvement du 20 février il y a la
volonté de créer un récit du << nous »
fondateur, qui puisse à la fois réexaminer l'histoire <<
officielle » de la nation marocaine post-indépendance et
réexaminer les possibilités de salut collectif, en reprenant
l'équation politique de l'époque de l'indépendance pour en
changer les variables, afin de sortir de cette ornière qui
désamorce toute tentative démocratique depuis l'avènement
du
34 Mathieu Lilian, Les ressorts sociaux de
l'indignation militante, Sociologie, Vol.1, 2010, p308
Maroc indépendant. C'est ici, nous semble-t-il, que se
situe précisément la substance révolutionnaire du
mouvement. Réexaminer l'histoire politique d'un pays est le geste le
plus radical qu'un mouvement protestataire puisse réaliser. Le passage
d'une protestation sociale contre la vie chère et le chômage, pour
la défense des services publics ou pour la libération de
détenus politiques, à un mouvement national qui propose de
réexaminer la légitimité même du pouvoir
institué, est le signe manifeste qu'à l'aune du « vouloir
collectif » un changement dans l'ordre de la revendication a
été opéré, et qu'un passage du social au politique
a objectivement été effectué.
L'expérience de l'instrumentalisation et de la
récupération des mouvements contestataires par le régime
agit comme un traumatisme dans l'esprit des févriéristes. Une
phobie de la récupération s'installe très tôt dans
les coordinations locales, qui refusent d'être associées ou de
défiler à côté d'organisations
soupçonnées de collaborer avec le Makhzen. Cette phobie
présente dans le subconscient du mouvement a indiscutablement
été à l'origine de la construction du mouvement sur un
mode acéphale. L'insaisissabilité étant portée
comme condition première pour se prémunir du Makhzen et de ses
alliés masqués, c'est toute l'organisation du mouvement, son
identité et son mode de fonctionnement, qui en ont été
marqués. Liquide et anonyme, le mouvement peut ainsi éviter
d'être entièrement compris, saisi, et anticipé, de telle
sorte qu'une récupération se révèle impossible.
A cette exclusion de toute compromission possible avec le
système makhzénien, s'associe une méthodologie de
l'organisation collective constituée en anti-thèse de
l'autocratie. Il parait naturelle qu'un mouvement contestataire qui se
construit contre un régime considéré comme dictatorial ne
puisse le faire que sur des principes de fonctionnement horizontaux et
démocratiques, en dépit de quoi il ne ferait que reproduire le
système qu'il conteste.
Le mouvement des jeunes févriéristes ne souhaite
aucune identification possible par le makhzen, il ne souhaite ni parler sa
langue, ni réveiller quelques réminiscences historiques qui
permettraient au prédateur de repérer et identifier sa proie afin
de mieux préparer son attaque. Volontairement ou malgré-lui (il
s'agit de comprendre ce qui motive ses partisans à agir de la sorte :
est-ce un subconscient, ou est-ce déterminé ?), le mouvement
préfère rester dans l'indicible, le flou, et se déployer
telle une pieuvre
évanescente, insaisissable, multiple, et tentaculaire,
ouvrant de petites brèches mais sur tous les fronts, glissant dans les
failles du régime un poison inconnu. La désorganisation apparente
du mouvement - autant cognitive que pratique - ne le rend pas vulnérable
pour autant, du moins pas tout à fait. Certes en tentant de
s'émanciper des structures classiques d'opposition, et en refusant
d'incarner une forme de proposition politique claire et concrète, le
mouvement augure un renouveau dont il n'est pas sûr qu'il reçoive
une adhésion unanime au sein même des catégories de la
population réfractaires à l'autocratie. La manière dont la
presse d' << opposition >> (ou du moins critique à
l'égard du régime) a traité les mobilisations du 20
février, partagée entre l'enthousiasme et le désarroi, est
révélatrice de l'ambivalence et de la circonspection qui habitent
ces catégories de la population à l'égard du 20
février. Mais cependant cette imprécision du mouvement, ce
mélange contradictoire des forces contestataires (de l'extrême
gauche à l'islamisme), cette application à demeurer imperturbable
sur le terrain du << refus >>, sont au final les seuls moyens
trouvés pour se prémunir contre une récupération du
régime. Se déterminer sur une proposition précise de
réforme est non seulement difficile au regard du large spectre
idéologique qui compose le mouvement, mais ce serait aussi ouvrir une
brèche dont le régime pourrait se servir pour déguiser une
réforme à moindre frais. A titre d'exemple, la demande d'un
changement constitutionnel inscrite dans la première plateforme du
mouvement a été subtilement utilisé par le régime
pour réagir rapidement (le roi fait son discours le 9 mars) en chargeant
une commission d'élaborer un nouveau projet constitutionnel.
Après le 9 mars en effet, le mouvement du 20 février s'est
essentiellement évertué à se battre contre ce projet, en
revendiquant en guise de riposte des élections démocratiques pour
une assemblée constituante. Mais il était presque trop tard. Le
régime, outillé de son appareil de propagande, avait
réussi à faire passer le mouvement du 20 février pour une
bande de radicaux inconséquents. On le voit, même en se
prémunissant au maximum contre les dispositifs de neutralisation de la
contestation du régime, celui-ci sait utiliser toutes les failles. La
suite des événements portés par le 20 février est
une succession de variations sur le thème du << refus >>
à l'encontre de ce processus de réforme constitutionnelle.
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