2) Implication des jeunesses partisanes
Les lendemains de cette journée de mobilisation vont
changer la donne. La réussite de la mobilisation va inciter une jeunesse
partisane à massivement rejoindre les rangs. Même si l'implication
de certains jeunes des partis de gauche était déjà
à l'oeuvre dans les prémisses du 20 février, c'est surtout
après cette date que le mouvement se gonfle d'un effectif militant
supplémentaire. Ces nouveaux militants, fraîchement
débarqués des partis, dés lors s'identifient au mouvement,
le gratifient de leurs réseaux, de leurs compétences militantes,
mais aussi de leurs querelles de chapelles. Comme l'indiquent
L. Zaki et A. Tourabi « ces partis comptent certes
peu de militants encartés, mais ces derniers sont
expérimentés, rompus aux techniques de mobilisation et aux
face-à-face avec les forces de l'ordre, et constituent donc à ce
titre des soutiens centraux durant les mobilisations. Par ailleurs, ils sont
souvent multipositionnés et ont une forte capacité de
mobilisation au sein des syndicats de gauche et du tissu associatif
>>27. Les jeunesses des partis de gauche, qu'elles aient ou
non participé à la première manifestation, rejoignant
massivement le noyau pionnier du mouvement, intègrent également
les groupes privés
26 Tourabi Abdellah, Zaki Lamia , Maroc : une
révolution royale ?, Mouvements, n° 66, 2011, p102
27 Ibid, p 99
Facebook28. Celui de la coordination de Rabat
compte autour de 150 membres à la mijuillet. C'est aussi une
période où les cercles s'agrandissent d'une façon telle
que rapidement les participants vont être filtrés. On s'assure
(par une sorte de parrainage) que les militants qui pénètrent les
cercles de discussions (sur les groupes Facebook ou dans les réunions)
sont dignes de confiance et ne sont pas des agents des renseignement (ou de
quelconques mouchards du régime). Mais cependant le principe d'ouverture
du mouvement à tous les citoyens prévaut sur l'impératif
de confiance. La pratique du filtrage se déplace au niveau des
responsabilités organisationnelles (les comités), qui agissant le
plus souvent en secret (et à huis clos) sont désignés en
AG parmi les militants les plus méritants (ceux qui ont fait leurs
preuves) cependant qu'un turn-over est institué pour freiner toute
tentative de monopolisation des postes clés.
L'ouverture du mouvement à tous les citoyens marocains
désireux de contribuer au changement politique offre une occasion pour
les partis politiques de la gauche de renouer avec l'action politique non
partisane, comme certains partis l'avaient fait entre 2006 et 2008 pendant les
mobilisations locales contre la vie chère. Il faut bien dire qu'à
cet égard tous les partis ne sont pas logés à la
même enseigne. Annahj Addimocrati est évidemment le parti
politique qui fait de la participation au mouvement social sa priorité
(le parti ne participe pas au processus électoral). En terme
d'éloignement du << mouvement social », l'USFP remporte la
palme, cependant que certains de ses jeunes militants les plus radicaux ne s'en
soient jamais éloignés complètement. Il n'est nullement
surprenant de voir que les jeunes militants USFP qui ont participé
à ces espaces de renouvellement de la question sociale - au sein des
coordinations locales contre la vie chère ou dans le Forum Social
Marocain - sont naturellement ceux qui ont ensuite pris part au mouvement du 20
février. Le parti de l'USFP offre une image particulièrement
intéressante de l'évolution binaire d'un parti de masse,
symptomatique d'une ambivalence qui travaille le parti depuis plus d'une
décennie, et qui trouve avec l'avènement du 20 février
prétexte à clarifier les positions et donc à accentuer les
tensions internes. L. Zaki et A. Tourabi notent fort à propos, <<
Les tergiversations de la direction de l'Union socialiste des forces
populaires (USFP) sur l'attitude à adopter
28 Chaque coordination locale du mouvement du 20
février possède son groupe Facebook privé. A
l'intérieur de ces groupes ne peuvent entrer que ceux qui ont
reçu la permission des administrateurs, il faut donc montrer patte
blanche pour devenir membre du 20 février et avoir ainsi accès
aux informations et au fil des discussions.
par rapport au mouvement du 20 février donnent
à voir les divisions en son sein >>29. Cette
ambivalence du parti est à comprendre par le fait qu'il n'a pas connu
qu'une forme de « notabilisation >> (comme on le
répète souvent), mais qu'il a su gardé nolens
volens, dans les rangs de ses bases militantes, un noyau de jeunes
militants, plus proches des positions révolutionnaires des fondateurs
que celles de la direction actuelle du parti. Ainsi, bien malgré lui, le
parti de l'USFP n'a pas su contrarier complètement ses bases, et c'est
cette étonnante fidélité qui permet au parti de garder
actuellement un pied dans le mouvement social. Par ailleurs, bien que nombreux
et puissants au sein du 20 février les jeunes de l'USFP ne sont pas pour
autant tous d'accord sur les positions à adopter. Un nombre non
négligeable de jeunes ittihadis se situe sur l'aile
modérée du mouvement, appelant toujours à des formes
tempérées de mobilisation, afin de ne pas trop s'écarter
des limites tolérées par le parti (qui rappelons-le participe au
gouvernement d'Abbas el-Fassi). Une position qui tranche avec celles d'al-Adl
walIhssan et d'Annahj Addimocrati, fervents adeptes d'options
révolutionnaires et d'une confrontation directe avec le Makhzen. La
période de positionnement sur la question du référendum
constitutionnel consommera la rupture entre le 20 février et une
certaine frange de la jeunesse ittihadie. A partir de Juillet (après que
le référendum ait validé le projet constitutionnel) on
assiste à des scènes étonnantes à l'occasion de
plusieurs manifestations, où certains militants USFP, hier participant
aux cortèges, se retrouvent au café Balima à siroter des
limonades en regardant médusés défiler, quelques
mètres plus loin, les manifestants du 20 février sur l'avenue
Mohamed V.
Le PSU apparaît comme le parti de gauche parlementaire
qui a su le mieux gérer sa relation avec le mouvement social. Le parti
dirigé par Mohamed Moujahid, a été extrêmement actif
dans les « tansikiyates contre le hausse des prix >> entre 2006 et
2008. Ce combat pour des questions économiques dans un cadre
extra-électoral a crédité le parti d'un gain de confiance
au sein des forces sociales. Et en investissant ainsi le champ social dans plus
de quatre-vingt villes du pays, le parti a également contribué au
processus de politisation de cet espace contestataire. La participation du PSU
aux tansikiyates est une volonté préméditée de
reconstruire la gauche par le bas. Cette volonté est une réponse
stratégique à l'effondrement du capital de sympathie des
marocains pour la politique, dont les élections législatives de
2007 en sont le symptôme.
29 Tourabi Abdellah, Zaki Lamia , Maroc : une
révolution royale ?, Mouvements, n° 66, 2011, p 100
A l'inverse, la stratégie de l'USFP visant à
reconquérir des sièges à la chambre des
représentants a consisté à solliciter l'appui des notables
locaux (rétribués en sièges au parlement), quitte à
brader la cohérence idéologique du parti et à tourner le
dos aux bases militantes. Il nous semble que le travail antérieur
effectué par le PSU pour parvenir à une unification de la gauche,
dont le G3 est l'illustration (PSU, PADS, CNI30), ainsi que l'effort
consenti à faire un retour nécessaire dans l'espace des
mouvements sociaux, est - tout comme l'intégrité de ses
fondateurs, à l'image de l'incorruptible Mohamed Bensaïd Aït
Idder - à l'origine de son gain de popularité auprès des
jeunes militants du 20 février.
Au final au sein du 20 février, les positions des
militants par rapport au champ politique font le grand écart. Certains
militants adhèrent aux schémas classiques de la politique tels
qu'ils prévalent, et ne souhaitent nullement s'en couper. Ils
émettent certes des critiques mais ne disqualifient pas le
système dans son entier (c'est le cas des USFPistes). D'autres sont plus
critiques, notamment au regard de ce à quoi a conduit la participation
gouvernementale de 1998 : nous avons là les militants de l'alliance du
G3 : PSU, PADS, CNI. Cette attitude labile du G3 est charnière, car elle
circule entre la participation ou le boycott de la politique traditionnelle.
Encore un point où la position du G3 sur la question de la participation
ou non aux prochaines élections législatives sera
décisive. Par ailleurs certains autres militants disqualifient le
système partisan totalement mais ne sont pas anti-parlementaristes pour
autant (c'est la position de la plupart des « indépendants »).
La position des militants d'Annahj s'inscrit également dans un refus de
cautionner les institutions de la « démocratie bourgeoise »,
sans pour autant disqualifier la modalité politique que
représente le « parti ». Enfin une dernière position
observable est celle que partagent les militants d'extrême gauche
d'obédience « basiste ». Ceux-là n'officient dans aucun
parti, pour la raison qu'ils renoncent à participer à un
système partisan voué à l'instrumentalisation par le
pouvoir central. Largement présent dans les syndicats (notamment l'UNEM)
et les associations (comme ATTAC-Maroc), les « basistes »
représentent une nébuleuse, un collectif dilué et peu
identifiable, qui s'investit essentiellement dans les mouvements de
protestation locaux (d'où l'appellation « basistes »). Ils
sont en cela de fervents adeptes de la démocratie directe et de la
décentralisation radicale des instances de décision au niveau de
la
30 PSU, parti socilaiste unifié ; PADS : parti
de l'avant-garde socialiste ; CNI : congrès national ittihadi
société. Il est à noter que les positions
à l'égard de la monarchie subissent le même
éclectisme, dont les tergiversations relatives à la composition
des revendications de la plateforme du mouvement sont le
révélateur.
Nous pouvons in fine faire état de la
répartition des forces disponibles dans la coordination de Rabat comme
suit : sur la base d'une présence régulière en AG
située entre 50 et 60 personnes, une dizaine de militants appartiennent
à l'USFP, une dizaine également sont au PSU ou au PADS, cinq
militants viennent d'Annahj Addimocrati, une dizaine de militants sont
liés à al-Adl wal-Ihssan, quatre militants sont affiliés
à l'association ATTAC-Maroc, et enfin 2 militants viennent du mouvement
« Baraka »31 . Le reste des effectifs composant les AG
relève des militants sympathisants ou indépendants, soit une
quinzaine d'individus. Ainsi l'observation empirique nous montre bien la
prégnance des militants encartés et donc redevables d'une
socialisation politique opérée en partie au sein de formations
politiques classiques. Nous sommes donc assez loin de l'idée selon
laquelle ces nouvelles mobilisations et ces nouveaux forums seraient l'apanage
de « néo-militants », d'un collectif composé
d'individus idéologiquement et politiquement vierges.
Il ne peut donc s'agir d'un mouvement qui s'émancipe
complètement des règles de la politique classique, pour investir
un chemin radicalement alternatif, mais ce n'est pas non plus un mouvement
absolument entenaillé par le champ partisan. Tout d'abord parce qu'il
existe bel et bien des forces indépendantes qui refusent cette mainmise,
et en second lieu parce que le champ partisan est à ce point
hétérogène et conflictuel qu'il ne peut en lui-même
conduire à l'acceptation de règles unanimes. Le mouvement n'est
pas autre chose, en somme, qu'un équilibre fragile de forces
convergentes autant que divergentes, et qui se trouve présentement dans
une configuration de convergence, largement suscitée par l'élan
unificateur du « printemps arabe ». Mais cette convergence, qui
semble être contrariée de toute part et fonctionner sur le
principe de l'unanimité silencieuse par la grâce d'un ennemi
ciblé en commun, peut à tout moment se défaire. La
particularité du mouvement du 20 février repose pourtant sur ce
fait
31 Affilié au parti islamiste PJD, le
mouvement « Baraka », s'est opposé à la position du PJD
qui a appelé officiellement, en la personne se son leader Abdelillah
Benkirane, à ne pas participer au mouvement du 20 février.
ambivalent : quoi qu'une division du mouvement paraisse non
seulement possible mais quasiment inéluctable, en revanche une fois
défait le mouvement semble être en mesure, à la
manière du rhizome, de se reconstruire à tout moment. Ses effets
paraissent avoir marqué la réalité sociale d'une trace
indélébile, comme un système créateur d'une
nouvelle culture de la mobilisation, et dont les éléments
participant gardent en mémoire les référentiels communs.
Il y a donc un << esprit 20 février » qui n'est pas
près d'épuiser les ressorts du mouvement social marocain, et qui
semble même s'incarner comme la nouvelle formule du politique, à
laquelle le champ partisan conventionnel ne pourra pas échapper.
Une chose est sûre, alors que les leaders politiques de
la génération précédente connaissent entre eux
beaucoup de tensions, liées aux expériences passées de
désunions et de scissions, il y a dans la nouvelle jeunesse de gauche un
puissant désir d'unification, que les partis politiques pourront
utiliser comme un levier pour rebondir électoralement. Mais il faut
aussi compter sur ce fait nouveau : les jeunes partisans ont acquis une place
dans le 20 février qu'ils n'ont jamais pu acquérir au sein de
leur parti. Sur le plan politique, en participant à cette vaste
mobilisation les militants du 20 février ont désormais un temps
d'avance sur les appareils partisans, car ils ont gagné en
expérience, ils ont acquis un ample réseau de camarades
multipositionnés ; ils ont capté en somme un véritable
pouvoir supplémentaire. Leur retour dans l'espace partisan proprement
dit ne se fera certainement pas sans l'imposition de certaines conditions. Des
changements substantiels vont probablement avoir lieu à
l'intérieur des directions des partis de gauche. C'est ce que les
militants rencontrés dans la coordination de Rabat aiment à
appeler << la 20févriérisation des partis ». Ainsi le
mouvement du 20 février plutôt que d'être uniquement
perçu comme un espace politique alternatif, qui exclut d'un même
geste le makhzen et son opposition officielle en proposant une nouvelle
configuration du politique, doit être appréhendé davantage,
nous semble-t-il, comme un espace protestataire dans lequel une nouvelle
élite militante tente de se construire une légitimité (une
identité propre, un réseau militant inédit, et une
expérience éprouvée collectivement à même de
forger une mémoire générationnelle) pour peut-être
reconquérir une place et une force propositionnelle dans le cadre des
formations politiques classiques.
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