Le "mouvement du 20 février" au Maroc, une étude de cas de la coordination locale de Rabat( Télécharger le fichier original )par Romain Chapouly Institut d'études politiques de Lyon - Master 2 2011 |
UNIVERSITE DE LYON UNIVERSITE LUMIERE LYON 2 INSTITUT D'ÉTUDES POLITIQUES DE LYON
Chapouly Romain 2010 - 2011 Jury : Contact : romain.chapouly@hotmail.fr RemerciementsCe mémoire est dédié aux militants du 20 février, et particulièrement à ceux qui, à Rabat et ailleurs, ont consacré régulièrement de leur temps pour répondre à mes questions et éclairer ma compréhension des événements. Je tiens à remercier toute l'équipe du CESEM de Rabat, pour m'avoir accueilli en stage durant la période de Mars à Juillet 2011, et particulièrement son directeur Driss Ksikes et la rédactrice en chef de la revue Economia, Laetitia Grotti. Un remerciement particulier revient à Mohamed Laalami pour son aide précieuse à la traduction. Sans oublier tous ceux qui, de près ou de loin, m'ont témoigné de leurs encouragements et contribué à alimenter ma réflexion : Mouhcine et Houria Ayyouche, Houda Ait Idder, Marwa El-Chab, Mohamed Yazami, Mohamed El-Boukili, Michel Péraldi, Abdelahad Sebti, Elabadila Chbihna Maaelaynine, Moustapha El-Guemri, Fouad Abdelmoumni, Abdeslam Adib... et bien d'autres. Merci enfin à Brice et Nathalie, spécialistes ès orthographe, pour leur relecture salvatrice. IntroductionAu début de l'année 2011, au moment où la Tunisie et l'Egypte s'engageaient dans un processus révolutionnaire historique, le Maroc est lui aussi rentré en ébullition sociale. Avec ses formes propres et tout son héritage politique, le Maroc a bel et bien suivi la séquence de propagation qui a touché la plupart des pays arabes avec des nuances d'intensité. Le Maroc, dans son contexte singulier, est une de ces nuances. Depuis l'ouverture politique à la fin du règne d'Hassan II et la transition avec son héritier Mohamed VI, le Maroc se situe dans les limbes de la typologie des régimes politiques qui exaspèrent les tenants de la politologie1. Ni purement autoritaire, dans le sens où le concept de << transition démocratique », s'il s'est aventuré à postuler une temporalité linéaire plus que douteuse sur l'évolution d'un régime autocratique vers la démocratie, n'en a pas moins montré quelques signes effectifs d'évolutions, disons vers plus de << souplesse ». Ni pleinement démocratique pour autant, car le régime marocain reste fermement ancré sur des dispositifs contrariant en permanence les principes de base d'un système démocratique, au premier rang desquels la << souveraineté populaire » qui demeure exclue du débat, puisque c'est en effet le roi et sa cour (et non le droit) qui détiennent la << compétence de la compétence », c'est-à-dire qui prennent l'initiative des grandes politiques et décident en dernier recours. Dans ce contexte singulier, que d'aucuns présentent comme une << exception marocaine » sur fond de paysage politique arabe, un mouvement de contestation généralisée porté par la jeunesse marocaine s'est attelé à reconfigurer le champ de la contestation et à exposer tous les griefs redevables au régime marocain, dans le domaine social et politique. Entamé le 20 février 2011, ce mouvement de contestation entend depuis lors construire un projet alternatif (en dehors et dedans le politique) ainsi que reconquérir les espaces de diffusion d'une parole contestataire, censée balayer les discours d'opposition en trompe-l'oeil et proposer une alternative à l' << unanimisme transitologique » qui imbibe le corps social marocain ainsi que la quasi intégralité du corps politique. 1 Dabène O, Geisser V, Massardier G (dir.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au 21e siècle. Convergences Nord-Sud, Paris, La Découverte, Recherches, 2008, 334 p Nul doute que le << printemps arabe >> a provoqué une sorte d'événement générateur à l'origine d'un renouveau dans les cycles de protestation et d'une reconfiguration du politique sur la scène marocaine. Pourtant au Maroc, il s'agit moins d'un événement initiateur qu'un événement permettant la réactivation d'un potentiel de contestation en veille (<< abeyance structure >> concept utilisé par Verta Taylor2) qui a trouvé les motifs de son renouveau dans une dynamique de cristallisation des contentieux dont les événements tunisiens et égyptiens, bien que configurés différemment, en sont les modèles d'inspiration (diffusant une sorte de << vérité de l'action >>). Ce qui a démarré le 20 février 2011 au Maroc est certes à plus d'une titre une modalité nouvelle de protestation, une action collective inédite entreprise sur un terrain hybride entre le social et le politique, mais ne constitue pas outre mesure un phénomène révolutionnaire, étant donné la temporalité longue dans laquelle les mobilisations et les événements s'inscrivent ainsi que la proportion encore minoritaire de la population dont le mouvement a réussi à susciter l'adhésion. A bien des égards la contestation marocaine actuelle est le prolongement sous une autre forme d'une activité de protestation déjà présente3 : la nouveauté réside en ce que cette force de contestation plurielle est désormais conglomérée et inscrite dans une temporalité et un espace synchronisés. Cependant que les forces en présence, les types d'individus participants et surtout les appareils de militantismes demeurent relativement inchangés. << Relativement >> car en effet si les forces visibles marquent la réalité d'un prolongement dans la manière de conduire le mouvement de contestation, il demeure des aspects qui soulignent toutefois des transformations notables : l'apparition de nouveaux types d'alliances, de nouvelles manière de mobiliser (usage des réseaux sociaux) et cette dichotomie singulière du mouvement entre un groupe << agissant >> (les coordinations locales du << 20 février >>, qui sont composées en majorité de jeunes militants) et un groupe << soutenant >> (les comités d'appuis, très expérimentés, qui sont composés de structures associatives et partisanes). Cette configuration nouvelle offre une place inédite à la << jeunesse >> (en tant qu'elle a constitué un effet de vérité dans les cas tunisien et égyptien) dans l'acte de décider, et selon des modalités de décisions qui rompent avec les pratiques antérieures : refus de la 2 Taylor Verta, La continuité des mouvements sociaux : la mise en veille du mouvement des femmes, in O. Fillieule (dir.), Devenirs militants. Approches sociologiques du désengagement, Paris, Belin, 2005 3 Vairel Frédéric, L'ordre disputé du sit-in au Maroc, Genèses, n°59, 2005/2, p 47-70 bureaucratie et laboratoire d'expérimentation de la << démocratie directe >> (cette dernière se présentant tantôt en vertu, tantôt en nécessité). En d'autres termes, le << marché >> de la contestation au Maroc n'a pas acquis de nouvelles parts, mais il s'est doté en revanche d'un nouveau type d'organisation qui, dans son plus notable aspect, tend à concentrer les forces d'une manière unanime. D'un marché émietté, nous sommes donc passé à un marché beaucoup plus unifié ou en tout cas manifestement à tendance oligopolistique (pour filer la métaphore). Cette innovation peut être porteuse, par la reconfiguration générale qu'elle permet, d'un accroissement des effectifs participants ou bien, sans aller jusque là, de transformations dans les référentiels idéologiques (ce qu'il est entendu de considérer dans le champ des possibles). L'un serait le résultat rapide d'un changement du rapport de forces par le nombre, l'autre d'une endurance, une transformation du rapport de forces par le temps. Pour résumer cette alternative en des termes politiques, il s'agit soit de la révolution (renversement du régime), soit d'une << guerre de positions >> de type gramscien où hégémonie et contre-hégémonie se font face et opèrent des déplacements dans l'ordre culturel. Dans sa substance syncrétique, le mouvement du 20 février réactive la rhétorique révolutionnaire en la déclinant sur un mode démocratique, plaçant l'engagement de l'individu << citoyennisé >> au coeur d'un processus collectif de changement dont le combat pour les << valeurs >> constitue le principal leitmotiv. Et pourtant le mouvement semble davantage se mouvoir sur la ligne gramscienne de reconquête des légitimités idéologiques sur le registre des libertés et de la démocratie (qui subsume au passage la question du partage des richesses, la lutte contre la corruption, la transparence etc..), que sur la thématique (désuète) de la conquête du pourvoir et du << grand soir >> rédempteur. Cette << guerre de position >> inaugurée par le mouvement du 20 février se veut la construction d'un projet alternatif renouvelé capable de d'opposer un << contre modèle >> à celui que dispense le régime makhzénien, qui comme le démontre Mohamed Tozy, est spécialisé dans la production d'un lexique et d'une praxis de la domination. Car en effet l'histoire contemporaine de l'opposition
démocratique au Maroc est celle l'appareil monarchique, tout comme les éléments de contre-hégémonie qu'elle met en place ne parviennent jamais à ériger des barrières assez hautes pour se prémunir de son absorption par la force hégémonique, incarnée par le système monarchique et plus largement par ce qu'il est convenu d'appeler le Makhzen4 (prolongement du système monarchique dans l'Etat marocain moderne) . Le << mouvement du 20 février » est la dernière tentative en date pour ériger ces hautes barrières imperméables, dans le but de mûrir une contre-hégémonie à même d'organiser la détermination d'une majorité contre l'ordre établi. Davantage dans l'optique d'un basculement des référentiels (un combat pour la défense de valeurs) plutôt que pour un renversement de régime qui n'aurait pour conséquence que l'immédiateté du changement politique sans le contenu des transformations culturels, c'est-à-dire les motifs de l' << agir » et les modalités du << faire ». Quand nous saisissons le champ des mouvements sociaux au Maroc, le caractère relatif que Pierre Bourdieu concédait à l'autonomie de tout champ social nous apparaît clairement. Car même si les temporalités, les objectifs et les procédés s'insèrent dans des logiques distinctes, les mouvements sociaux sont intimement liés aux enjeux qui prévalent dans le champ politique. Doit-on pour autant céder à la formule tautologique de G. Mauger selon laquelle << l'absence de définition du mouvement social fait [...J parti de sa définition »5 ? Le mouvement du 20 février a tout d'un mouvement politique mais qui n'aurait que les habits d'un mouvement social pour exister et s'exprimer. Sa structuration même le fait entendre comme un mouvement social plutôt que comme un mouvement politique. Alors que le projet est somme toute révolutionnaire (il s'agit de changer la pratique et les formes légitimes du pouvoir) l'organisation du mouvement est elle déjà embarquée dans les formes prises par les NMS (faible structuration, pas d'emprise dans le système économique, faibles ressources, répertoire d'action à faible incidence). En d'autres termes, ce mouvement est singulier, partout où on veut le voir il se situe ailleurs, dans une sorte de configuration hétérotopique de la contestation, à la fois dans le social et 4 Sur les multiples sens à donner au terme << Makhzen » voir Tozy Mohamed, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, 304 p 5 Mauger Gérard, Pour une politique réflexive du mouvement social, in Cours-Salies Pierre, Vakaloulis Michel, Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris, PUF, 2003, p33 dans le politique, ou plutôt situé sur cette digue instable qui sépare deux eaux et qu'il tente de briser. Le mouvement du 20 février est donc un de ces cas de figure qui interrogent l'analyse des mouvements sociaux. Si l'on considère l'origine et la forme prise par le mouvement, alors on peut le considérer comme un mouvement social : il est une émanation du social (c'est-à-dire qu'il a pris naissance en dehors du système politique institutionnel) et n'a pas pour objectif final la prise du pouvoir par le jeu de la compétition électorale. En revanche il ne s'inscrit pas non plus dans le champ propre de la << société civile >>, ce n'est pas une association ni même un regroupement d'associations, et si l'on considère ses revendications rien ne peut nous laisser dans l'équivoque : ce sont des revendications éminemment politiques, c'est-à-dire que le coeur du discours protestataire se porte à un niveau systémique, et non à des arrangements sectoriels dans l'ordre institué. Ainsi, ni tout à fait << social >> dans le sens où les thématiques qui l'animent sont essentiellement d'ordre politique, ni tout à fait politique dans le sens où il s'exclut lui-même d'une participation au jeu institué par les règles politiques marocaines, le mouvement du 20 février se situe à mi-chemin. Parce qu'il se coupe des enjeux qui sont propres au champ politique, sans pour autant se couper de ses thèmes rhétoriques, le mouvement du 20 février se veut être avant tout le déploiement d'un espace de militantisme << citoyen >>, à partir duquel les participants se rassemblent pour défendre des valeurs et constituer un << acte de résistance >>, c'est-à-dire << la volonté de nuire aux puissants >>6. Il s'agit donc de s'éloigner du politique pour paradoxalement mieux s'en approcher et le saisir, dans un idéal de pureté, de dépouillement des éléments encombrant la réflexion autour de l'intérêt général, que sont au sein du champ politique les échéances électorales et la course à la captation des ressources. Tout mouvement social de ce type, c'est-à-dire à
vocation générale, se fonde en premier 6 Bennani Chraïbi Mounia, << Exit, voice, loyalty et bien d'autres choses encore... >>, in Fillieul O, Bennani Chraïbi M, (dir) Resistances et protestations dans les sociétés musulmanes, Presses de Sciences Po, 2002, p58 morale >> le fait que les participants, qui ne sont pas directement touchés par un grief, soulèvent un problème collectif, pointent un dysfonctionnement, une injustice, ou une indignation qui « scandalise >>, et dont la réaction est l'effet d'un positionnement sur une échelle de valeurs, et non le fruit d'une vision stratégique de prise de pouvoir ou de captation de ressource. L'adhésion à cette forme d'action collective est conditionnée par un « oubli de soi >> qui se révèle par la faible disposition de l'action entreprise à garantir des rétributions pour l'investissement des militants. C'est fondamentalement ce qui distingue un mouvement social « généraliste >> d'un mouvement social « corporatiste >>, même s'il ne faut pas dans ce domaine ériger des frontières trop étanches, et penser que les mouvements de protestation générale sont épurés de toutes formes d'intérêts individuels et de rivalités militantes, car il est comme ailleurs un espace dans lequel chacun souhaite faire fructifier son « capital >> investi et obtenir des rétributions, fussentelles symboliques. Surtout aussi qu'il s'agit ici d'une action collective dont on peut supposer que les fruits ne se récoltent pas tout à fait dans le champ où on les cultive. On observera clairement la distinction signalée entre mouvement social à portée générale et mouvement social corporatiste dans le cas marocain, par cette désynchronisation apparente entre les activités de l'association des diplômés chômeurs et celles du 20 février à partir de sa création. Les diplômés chômeurs, parce qu'essentiellement motivés par des promesses de rétribution des efforts investis dans la visibilité du groupe protestataire (notamment un poste dans la fonction publique), n'ont donné aucun signaux tangibles de ralliement à la cause des févriéristes, et continuent leurs activités protestataires routinières (manifestations, sit-in, flash mob, ...) presque comme si rien dans l'espace de la contestation sociale marocaine n'avaient changé. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il existe une imperméabilité structurelle entre ces deux collectifs militants, ni qu'ils se retrouvent en situation de rivalité, chacun a d'ailleurs intérêt à ce que l'autre continue son activité (dans la mesure où tout deux ont intérêt à ce que la pression sur l'Etat marocain s'accroisse), simplement on ne peut mettre ces deux mouvements dans la même catégorie, leurs logiques d'action étant par trop différentes. En effet aucun févriériste n'a a priori un quelconque motif matériel à participer à des formes d'actions toujours susceptibles d'être réprimées, si ce n'est d'appartenir à un collectif réuni autour de la défense de valeurs (ce qui du point de vue de l'estime de soi n'est certes pas rien, mais qui matériellement n'apporte pas beaucoup). Au contraire du diplômé chômeur pour lequel le collectif sert d'emblée d'appui à la satisfaction d'un intérêt individuel (l'obtention d'un emploi), non que le risque répressif pour le diplômé chômeur n'existe pas, mais qu'il est cependant gratifier individuellement. L'ANDCM7 s'est d'ailleurs constituée sur cette logique de capitalisation/rétribution de l'investissement militant. Cette institutionnalisation de la rémunération du risque et de l'effort permet aux plus investis dans les actions du collectif de gagner des places sur les listes d'attente des emplois à pourvoir dans la fonction publique. Néanmoins à côté de cette observation dichotomique opposant désintérêt/ intérêt à l'action collective, il existe surtout des formes de protestation hybride où l'intérêt immédiat (et matériel) à l'action vient rejoindre des principes d'intérêt général. Telles les tansikiyates contre la vie chère, qui de 2006 à 2008 ont rassemblé dans tout le Maroc des milliers de protestataires autour des problèmes d'augmentation des prix des biens de première nécessité8. En sortant dans la rue munis des factures d'eau et d'électricité pour prouver l'augmentation scandaleuse des prix, les participants aux << tansikiyates » (coordinations) n'ont pas fait que protester contre un dommage vécu individuellement, mais s'en sont pris également à la logique politico-économique qui a présidé à la réforme de privatisation des services d'eau et d'électricité. Ou de même, lors de certaines manifestations des coordinations de diplômés chômeurs où l'on peut lire et entendre des slogans à portée générale appelant à la préservation des services publics marocains, et qui ici font rejoindre intérêt individuel et fondement éthique de l'action collective9. Ainsi tous les mouvements de protestation à vocation générale ne sont pas dénués d'intérêts propres aux individualités composant le collectif, et tous les mouvements à vocation corporatiste n'existent pas sans une dose d'éthique d'intérêt générale, l'un et l'autre s'alimentant mutuellement. Ces points communs participent à l'inscription de ces mouvements de nature différente dans un espace partagé, celui du << mouvement social ». On le voit, les logiques de << justice sociale »
entretiennent avec les mouvements sociaux 7 Association nationale des diplômés chômeurs marocains, fondée en 1991 8 Zaki Lamia, Maroc : dépendance alimentaire, radicalisation contestataire, répression autoritaire, Etat des résistances dans le Sud - 2009. Face à la crise alimentaire, CETRI, décembre 2008 9 Trois coordinations de diplômés chômeur ont même participé ponctuellement aux tansikiyates contre la vie chère dans la ville de Bouarfa entre 2006 et 2008 générale se glisse toujours d'une manière ou d'une autre dans les motifs de l'adhésion individuelle à l'action collective. En revanche l'amalgame consistant à réunir sous la même dénomination des actions collectives de protestation au motif qu'elles sont nées dans le << social » ne peut que porter à confusion et à se méprendre dans l'analyse. Certains mouvements sont corporatistes dans leur vocation première, et n'entretiennent quasiment aucun lien avec d'autres mouvements, alors que certains sont davantage disposés à entretenir des liens plus ou moins forts avec d'autres mouvements et d'autres champs, et dans des configurations encore très diverses. Ce fut le cas des tansikiyates contre la vie chère dont la porosité avec le champ partisan était notoire, mais dans une logique encore toute différente aussi celui du 20 février. Cette porosité est essentiellement due à la << multipositionnalité » des militants, dont l'activité et le capital se meuvent et se bonifient sur plusieurs champs et temporalités. C'est en cela que le concept d' << espace des mouvements sociaux »10 forgé par Lilian Mathieu nous semble pertinent pour sortir de l'impasse à laquelle est destinée l'analyse des mouvements sociaux en termes de << champ », qui contraint son contenu à des règles propres, à une homogénéité et un hermétisme que la diversité et la labilité des mouvements sociaux ne peut satisfaire. Un des points importants où se cristallisent les divergences dans l'analyse des mouvements sociaux réside dans la question de l' << intentionnalité » de l'action. Pour certains chercheurs, comme Jean-noël Ferrié et Baudouin Dupret11, qui suivent une filiation wittgensteinienne, la question de la politisation (c'est-à-dire l'intentionnalité politique de l'action) d'un mouvement ne peut être cherchée ailleurs que dans le discours même des acteurs en situation12. Ainsi plutôt que d'élaborer ou suivre des concepts théoriques les auteurs nous invitent plutôt à étudier << ceux des gens dont on analyse l'activité »13. La question de l'intentionnalité est évidement un
problème sociologique crucial, et 10 Mathieu Lilian, L'espace des mouvements sociaux, Politix, n°77, 2007, p131-151 11 Dupret Baudouin et Ferrié Jean-Noël, L'idée d'une science sociale et sa relation à la science politique, Revue française de science politique, 2010/6 Vol. 60, p. 1159-1172. 12 << ce qui permet de qualifier l'action, c'est l'intention des membres » Ibid. p1164 13 Ibid. p1161 collective) ne va pas de soi. Quand bien même une cause est désignée comme leitmotiv, le cadre générale de l'action, a fortiori collective (donc plurielle), est d'emblée vouée à l'instabilité, au changement. Le contexte et les acteurs en présence subissent en cela des altérations de nature, qui dévient les motifs et transforment les intentions au gré des évolutions. De même, le cours de l'action est en même temps la création d'un espace où les possibilités sont en attentes ; des protagonistes investissent l'espace où s'en retirent, des propositions et contre-propositions reconfigurent en permanence les enjeux stratégiques, produisant in fine l'activation ou la désactivation d'une myriade de motifs et d'intentionnalités. C'est en ce sens qu'un mouvement de résistance ou de contestation, ne peut se réduire à une forme arrondie d'intentionnalité axiale qui attendrait d'être cueillie, une intentionnalité pure qui ignorerait par exemple la présence de déterminations satellites qui, bien que non nécessairement apparentes (car dilués dans le collectif), peuvent constituer une somme non négligeable d'intérêts individuels sans lesquels le collectif, qu'on croyait solidement bâti sur son axe, s'effondre. L'intelligibilité qui préside à la fabrication du sens par les acteurs dans les actions menées n'épuise pas pour autant le phénomène social, en tant qu'il peut être l'objet d'une multitude de regards et d'appréciations, s'il l'on admet nonobstant, les approches pluridisciplinaires. Selon Ferrié et Dupret, << la qualification [des acteurs] est souveraine »14. Vis-à-vis d'un phénomène social, personne ne peut donc prétendre voir autre chose que ce que les acteurs étudiés ont déjà dénommé souverainement. On ne pourrait donc par conséquent qualifier de << politique » une action collective conduite par des acteurs qui ont pris le soin de préciser au préalable qu'il ne s'agit pas d'un acte politique. Si au demeurant nous souscrivons à l'invitation de Ferrié et Dupret, suggérant de se rapprocher au maximum de ce que nous dit le terrain et les acteurs engagés dans un phénomène social pour le comprendre et saisir son intention, le cas du mouvement du 20 février nous offre pourtant l'occasion de réfléchir sur les limites de cette approche par l'intentionnalité des acteurs. Car en effet aussi homogène et unitaire qu'il apparaisse dans ses intentions collectives, le mouvement porte néanmoins en lui des éléments qui contredisent cette unité du discours et de la pratique. Notamment, comme mentionné plus haut, sur la question de savoir s'il s'agit d'un mouvement social ou d'un mouvement politique (ce 14 Ibid. p1165 qui n'est pas qu'une simple question de terminologie, car il s'agit bien là de savoir si le champ politique est exclu d'emblée ou bien s'il persiste une volonté de reconquérir ce champ par des voies détournées). Si des acteurs du mouvement affirment s'inscrire dans la logique des mobilisations sociales situées en dehors du champ politique, d'autres en revanche affirment le contraire en décrivant leur acte de contestation comme éminemment politique. D'autres enfin ne voient pas d'inconvénient à situer leur action dans un entre-deux qui amalgame la logique politique et celle du mouvement social. La fréquentation des acteurs dans cette « salle des machines » du mouvement, l'observation de ses dispositions concrètes, nous montrent donc plutôt une superposition d'intentionnalités, qui le révèle hétérogène et contradictoire. Le fait de sonder l'intentionnalité des acteurs, de les faire parler sur l'action qu'ils mènent, et le fait de saisir le phénomène social d'une manière plus théorique (disciplinaire) et plus extérieure, répondent tous deux à des logiques de nature différente, et mettent en lumière des éléments certainement hétérogènes, mais qui ne sont pas nécessairement voués à s'annihiler mutuellement. Le caractère inédit (et perturbant) de ce phénomène de mobilisation sociale tient principalement à l'équation déséquilibrée qui opposent l'importance de l'événement (huit mois de mobilisation dans plus de 80 villes marocaines) à la difficulté objective de sa lecture (qui ? quoi ? où ? comment ?), rendant le lieu exacte de son influence relativement flou et donc mal situé. Quand à cela s'ajoute l'opposition entre une pratique publique du discours qui, contraint par l'hétérogénéité des alliances, atteint l'acmé du laconisme, et une incontinence verbale dans les sphères privées des différents lieux militants et groupes composant le mouvement, l'analyse traditionnelle du discours basée sur un matériau écrit et unanime trouve rapidement et logiquement ses limites. Ainsi peut-on réellement comprendre un phénomène social de ce type en faisant l'économie des outils d'analyse de l'anthropologie ? Il semble que non, car l'enjeu de l'événement acquiert véritablement sa visibilité et sa pertinence à l'intérieur des situations concrètes où les acteurs négocient et élaborent les chantiers de la mobilisation. C'est davantage l'observation empirique du mouvement en train de se faire, en train d'exister dans sa complexité rhizomique faite de présences contradictoires, de chairs charismatiques, de paroles plurielles, d'attitudes expertes ou dilettantes, qui forment le matériau de base permettant d'appréhender l'identité et le sens de ce mouvement de contestation, plutôt que la somme des traces laissées sur les lieux autorisés de sa visibilité. Notre travail de terrain réalisé a Rabat durant la période de Juin a Juillet 2011 ne prétend nullement a l'exhaustivité d'une enquête ethnographique, mais se veut une contribution a la compréhension sociologique d'un phénomène de « mobilisation contestataire » assez inédite dans la configuration politique marocaine. La démarche accomplie dans cette approche du mouvement du 20 février souffre d'évidentes carences avant tout d'ordre temporel et spatial : le terrain d'enquête se situe uniquement a Rabat et sur un créneau s'étalant de Juin a Juillet 2011. Cette ponctualité de l'observation n'autorise guère a asseoir des enseignements généraux sur un phénomène qui occupe tout le territoire marocain et ce depuis février 2011. Par ailleurs les informations récoltées, si elles suffisent a priori a bâtir une ligne de réflexion sensée, demeurent tout a fait dépendantes d'une part de subjectivité. Celle-ci touche tant l'observé que l'observateur, dans des contextes largement dépendants d'éléments contingents, et où une part du sens tend toujours a s'échapper, notamment dans des situations où les enjeux sont a géométrie variable et leur saisie entravée par le détour d'une langue étrangère. Nous ne pouvons, dans la forme actuelle, prétendre a saisir le mouvement du 20 février dans sa totalité, a la fois spatiale, temporelle et thématique. Les points d'approches d'un tel phénomène sont particulièrement nombreux, et nous n'avons pas voulu produire une synthèse de toutes les thématiques possibles. D'où peut-être le sentiment a la lecture que la présente analyse laisse de côté des événements importants et des pants entiers de réflexion. Au vu des données récoltées il nous a semblé que l'angle le plus pertinent et intéressant a dégager serait celui de la description de la « genèse » du mouvement, afin de comprendre ce moment singulier où le collectif prend corps, se codifie, s'oriente et s'équilibre. La manière dont le mouvement du 20 février émerge, s'organise concrètement et formule son identité est une facette du mouvement que l'on ne saisit pas très bien si l'on en reste a une lecture macroscopique. Nous voulions donc retracer l'exactitude des événements et y inscrire les méthodes et les incarnations du militantisme rendues visibles dans les lieux d'existence du collectif (réunions, AG, manifestations) en combinant analyse interprétative et description factuelle. Ceci de manière a formuler dans un second temps une sorte d'inventaire des divers profils militants disponibles, afin de montrer la pluralité des trajectoires militantes et des modes d'entrée dans le mouvement. Le présent travail consiste ainsi à saisir la forme de mobilisation militante telle qu'elle s'est incarnée dans la ville de Rabat, en essayant d'alterner les regards macroscopique et microscopique. Les observations faites, notamment au niveau des effectifs militants, de la composition et du fonctionnement des manifestations et des AG, ne suffisent donc pas à saisir l'ensemble des pratiques contestataires et des compositions militantes comprises sous le nom de « 20 février » au Maroc. Le mouvement, bien qu'unitaire sous son appellation unique au niveau national, montre de multiples variations locales (plus de 100 coordinations) qui sont autant d'occasion de représenter la pluralité et les contrastes des contextes sociaux et politiques au Maroc. Chapitre 1 : Genèse du « mouvement du 20 février »Le « mouvement du 20 février » au Maroc a pris son nom suite à la réussite d'une mobilisation nationale à laquelle plus de 50 villes marocaines ont participé ce dimanche 20 février 2011. Ce mouvement n'est pas une création ex nihilo ou l'émanation d'une structure particulière, il est le produit d'un rassemblement d'initiatives plurielles et l'aboutissement d'une escalade de mobilisations qui se sont greffées sur les temporalités des mobilisations arabes de décembre 2010 à février 2011. L'épure de ce qui deviendra à partir du 20 février un mouvement autonome et unifié, se trouve dans l'enchevêtrement entre des initiatives virtuelles (via des groupes Facebook essentiellement) et des mobilisations de rue (sit-in et manifestations). L'élément déclencheur des mobilisations marocaines de 2011 est incontestablement les situations tunisienne et Egyptienne. Ces deux événements majeurs relayés par les médias arabes satellitaires, violents autant qu'insoupçonnés, d'une rapidité et d'une radicalité surprenantes, ont concrétisé l'hypothèse d'un changement politique possible dans ces régimes dictatoriaux par l'effet d'une mobilisation populaire de masse. Les semaines de manifestations et de répressions sanglantes qui ont suivi l'immolation du Tunisien de Sidi Bouzid, Mohammed Bouazizi le 17 décembre 2010, ainsi que les mobilisations colossales de la place Tahrir au Caire, ont réactivé immédiatement comme par capillarité tous les réseaux et les cercles de la scène contestataire au Maroc. Au Maroc le « cyber-activisme » a aussi son histoire15, qui débute en 2007 avec les dénonciations sur la toile de faits de corruption d'agents de police, d'une manière analogue à Khaled Saïd en Egypte (qui lui le payera de sa vie), mais à la différence de ce dernier le sniper marocain n'a jamais été identifié. Le Web est apparu très tôt au Maroc comme un espace inédit, anarchique et masqué, une sorte d'hétérotopie (au sens foucaldien) en deux dimensions, un lieu d'informations alternatives, de rencontres et de débats, qui s'est superposé à une scène politique par trop engoncée dans la bienséance et surtout victime d'indifférence. Cet espace ni complètement virtuel ni complètement réel, à partir duquel a germé anarchiquement toute une nébuleuse de paroles dissidentes qui n'avaient auparavant nul lieu d'expression, est souvent perçu comme le nouvel espace 15 Ksikes Driss, Genèse du cyber-activisme au Maroc, Economia, Cesem, Rabat, n°12, juillet-octobre 2011, p80-83 du militantisme de la nouvelle « génération numérique ». Les sites d'e-journalisme, les sites de plaidoyer et d'informations alternatives, les blogs, les forums de discussion, et dernièrement les réseaux sociaux, composent cette toile dense à partir de laquelle semble s'organiser une nouvelle forme de contre-pouvoir, une contre-hégémonie citoyenne sur le terrain de l'omniscience communicationnelle. On présente souvent à cet égard le jeune mouvement de protestation marocain comme le produit de cette nouvelle culture numérique dissidente. Mais dans cet espace horizontal, dans cet immense océan d'informations, de prises de parole et d'échanges d'opinions, on est en droit de se demander comment l'armature d'une mobilisation concrète réussi-t-elle à émerger. Contrairement à une image reçue, les mouvements de protestations et surtout leurs capacités à faire structure et s'organiser, ne proviennent pas en premier lieu du virtuel, mais bien du réel, sur la base de structures militantes expérimentées et rodées au fonctionnement des expressions publiques de la contestation. Penser que le mouvement du 20 février est une pure émanation du cyber-activisme, opérant une rupture ontologique et épistémologique dans le registre protestataire c'est se fourvoyer dans l'extrapolation excessive d'un phénomène inédit. Tout comme le fait de penser qu'une « génération indignée » a trouvé dans ses motifs de révolte le levier d'une protestation spontanée, est une généralisation qui occulte une arrière scène plus complexe et étoffée. Comme le souligne L. Mathieu, cela revient à créer un raccourci et à « conférer à l'engagement une dimension spontanée et impulsive qui fait écran à tout ce que celui-ci doit à une socialisation particulière16 ». Les cas tunisien et égyptien mériteraient qu'on s'attarde davantage sur les soubassements organisationnels et les dispositifs militants qui ont rendu possible par exemple les premières manifestations de Sidi Bouzid, ou encore l'organisation logistique des mobilisations du Caire. Loin de dénier aux nouveaux outils de communication et autres réseaux sociaux virtuels une place cruciale dans ces événements inédits, l'intention est ici de pointer du doigt l'envers du décor, l'événement sans le mythe qui l'accompagne, pour comprendre sans raccourci comment une mobilisation contestataire prend corps et réussit. Le cas marocain est particulièrement éloquent en la matière, car il s'est joué entre fin 2010 et février 2011 une sorte de va-etvient entre des structures militantes et des réseaux virtuels jusqu'à ce que l'hybridation 16 Mathieu Lilian, Les ressorts sociaux de l'indignation militante, Sociologie, Vol.1, 2010/3, p305 prenne forme dans une configuration spécifique : un mouvement national sans bureau central, avec des coordinations locales autonomes dans chaque ville, une organisation de soutien au niveau national (en plus des comités locaux de soutien rassemblant différents organismes de la société civile avec l'appui de certains syndicats et partis politiques), une plateforme de communication basée sur les réseaux sociaux numériques (essentiellement Facebook, mais aussi Twitter et Youtube) et enfin une collection pléthorique de << cyber-relais >> (sites Internet et blogs) notamment le site Mamfakinch.com. A partir de décembre 2010, au moment où la situation s'enlise en Tunisie et que le mouvement populaire prend de l'ampleur, la blogosphère17 marocaine s'active et des groupes Facebook se créent. Deux thématiques concentrent les discussions sur la toile : soutenir la Tunisie et envisager un mouvement de protestation au Maroc. Rapidement un groupe Facebook sort du lot par le nombre de posts et de membres, il s'appelle << Des Marocains qui s'entretiennent avec le Roi >>18. Le Maroc, jusque là épargné dans les différents groupes de soutien à la Tunisie (puis l'Egypte) fait son entrée dans l'arène des << cyber-débats >>. Nouveauté notable, le souverain chérifien fait l'objet - sans détour - d'un questionnement de fond sur les fondements politiques du Maroc. Un premier stade est franchi : soulever la question de la monarchie, en tant que régime d'essence non démocratique qu'il faut réformer. En vérité tout l'argumentaire en faveur d'une réforme démocratique de la monarchie marocaine était déjà dans les starting-blocks, les groupes Facebook n'ont fait que sortir des questionnements qui réclamaient leur juste moment. << Des Marocains qui s'entretiennent avec le Roi >>, cet intitulé nous révèle deux choses. D'abord l'automatisme de la saisie du roi pour résoudre un problème politique, nous verrons par la suite que cette forme d'évocation du roi disparaîtra du répertoire des << févriéristes >> au cours de la mobilisation. Le deuxième élément réside dans la manière d'interpeller le roi : il ne s'agit pas d'une incantation, d'un appel à ce que le Roi se 17 L'usage des blogs est très développé au Maroc, il existe même depuis 4 ans une association nationale des blogueurs Marocains (ABM), qui a eu un rôle politique au moment des élections municipales de mai 2009 (surveillance des bureau de vote et dénonciation des phénomènes de tricheries par postage de vidéos et d'articles) 18 Traduction de l'arabe (NB : les groupes Facebook et notamment ceux des coordinations du 20 février sont tous en arabe dialectale (darija) ou classique, les discussions écrites se font la plupart du temps en darija, quoique le classique soit aussi utilisé, et le français également mais dans une moindre mesure) saisisse d'un problème, mais il s'agit bien de la volonté d'instaurer un dialogue, << face to face » pourrait-on dire, avec les jeunes marocains, ce qui est en soi un appel à rompre avec les règles séculières du protocole royal qui veut que l'on s'adresse au Roi en passant d'abord par des intermédiaires. Ces << intermédiaires » en question sont les acteurs des officines royales, des proches du Roi qui composent un véritable cabinet politique non constitutionnel. Ce groupe qui en appelle à une discussion directe avec le Roi Mohamed VI constitue la première ébauche de ce qui deviendra à partir de Janvier le groupe Facebook << Liberté et Démocratie Maintenant », quittant le registre de l'évocation royale pour adopter celui de la mobilisation citoyenne. Alors que les réseaux sociaux s'activent et << marocanisent » progressivement sur la toile les événements politiques tunisien et égyptien, la rue entame également son entrée en scène à partir d'une autre source, plus traditionnelle. C'est en effet à partir du réseau associatif que les premières mobilisations de rue prennent corps. Un rassemblement d'associations de plaidoyer organise des manifestations et sit-in à Rabat devant les ambassades tunisienne et Egyptienne entre fin décembre et le mois de janvier19. L'Association Marocaine des Droits Humains (AMDH), figure institutionnelle et emblématique de la lutte démocratique au Maroc, prend la tête de ce consortium, et sera en cela à l'avant-poste de la mobilisation du 20 février. Peu nombreux (quelques centaines) ces précurseurs de la mobilisation marocaine sont assez facilement réprimés lors de leurs sorties publiques. Cependant, plus qu'aucun autre lieu, celui des rassemblements de soutiens aux révoltes arabes, fonctionne comme un véritable espace de rencontre pour les jeunes militants venus faire entendre leur voix. On retrouve dans ces toutes premières manifestations les individus qui constitueront l'épicentre de la mobilisation à venir. Des figures comme celles d'Oussama El-Khlifi (jeune militant USFP dissident) ou de Najib Chaouqi (jeune militant de la cause laïque qui s'est fait connaître avec le mouvement MALI) par exemple ne quitteront plus le devant de la scène dans les mois qui suivront, cependant que la question du leadership du mouvement rencontrera un sort singulier, nous y reviendrons. 19 Trois manifestations de soutien à la Tunisie et quatre en faveur de l'Egypte 1) Du virtuel au réel : réseaux sociaux et réseaux militantsAvant même la chute du régime de Ben Ali en Tunisie, un groupe Facebook fait son apparition sur la toile marocaine, << Liberté et Démocratie Maintenant ». Attirant un nombre conséquent de membres ce groupe constitue la première véritable plateforme de rassemblement des paroles contestataires et qui conduira à l'organisation d'une marche nationale le 20 février 2011. On doit noter que ce groupe rassemble des individus préalablement politisés, et n'a pas engagé un processus de politisation, on y retrouve surtout les jeunes mobilisés dans les manifestations de soutien aux peuples tunisien et égyptien. A présent les gens mettent des visages sur les noms. La construction par étape d'un << espace public virtuel » est le pendant de la constitution d'un nouvel espace de protestation réel. Les organisations de la lutte démocratique réactivent leurs appareils militants et entament une mise en réseau que les outils de communication modernes permettent d'accélérer et d'ouvrir plus largement. Mais ce relais virtuel n'est pas l'émanation des structures elles-mêmes, mais des individualités qui les composent, et qui en faisant cela s'en découplent quelque peu. Par ailleurs l'espace public virtuel n'est pas un lieu qui viendrait retenir les individus dont les motivations militantes potentielles n'auraient pas été séduites par les possibilités offertes sur la scène associative ou partisane. Au contraire les premiers groupes Facebook constituent un espace qui rassemble avant tout des individus ayant déjà une expérience militante ou bien l'intention d'un engagement concret. Bien sûr tous les visiteurs et contributeurs des groupes virtuels ne sont pas des militants, mais ceux qui effectuent le passage du virtuel au réel sont en revanche des individus ayant déjà acquis au préalable une motivation d'engagement résultant d'expériences de politisation antérieures. Le virtuel n'est pas un espace de socialisation politique qui se suffirait à lui-même, il n'est pas un lieu où on s'engage. En cela l'espace virtuel ne peut pas faire l'économie d'une socialisation militante << traditionnelle » dans ce processus qui est communément appelé << le passage au réel de l'action protestataire ». Les individus passant d'une logique de discussion politique virtuelle à une logique d'engagement militant inscrit dans la durée, sans avoir au préalable expérimenté d'autres formes de mobilisations sociales ou politiques, sont des cas extrêmement rares, et à vrai dire plus un mythe qu'une réalité. La spécificité de l'espace public virtuel est l'ouverture et l'anonymat, ce qui autorise tout un chacun à circuler sans crainte sur les pages électroniques et à en discuter librement la teneur. Cette pratique est répandue dans tout le Maroc, et particulièrement au sein des populations urbaines âgées entre 15 et 35 ans. La circulation quotidienne dans cet espace virtuel constitue l'usage tout à fait normal des jeunes utilisateurs d'Internet, socialisés dans cette configuration qui a de spécifique et d'attrayant le fait de ne pas reproduire les contraintes de la parole qui sévissent dans l'espace public réel ; une « réalité » à l'intérieur de laquelle tout reprend son ordre, tout se hiérarchise à nouveau. A quoi sert donc cet espace public virtuel s'il ne permet pas la politisation et l'engagement ? A vrai dire, et au-delà du mythe de la conscientisation par médias électroniques interposés, cet espace permet deux choses essentielles: en premier lieu il permet de faire bénéficier aux individus d'un espace d'anonymat qui autorise une pratique sans risque de la liberté de parole. Ainsi on avance ses positions et ses idées avec beaucoup plus de franchise. D'autre part il constitue pour des militants souvent cloisonnés ou éparpillés, un espace inédit d'unification des discussions, qui joue un rôle providentiel d'accélérateur de rencontres. Cette capacité d'agrégation des réseaux sociaux est à retenir si l'on veut comprendre comment il a suffi de quelques jours pour diffuser les appels à la mobilisation, constituer des coordinations locales, synchroniser des plateformes de revendications et organiser des manifestations hebdomadaires dans plus de 100 villes du Maroc pendant plus de sept mois. La combinaison des réseaux militants préalablement disponibles et des réseaux sociaux électroniques est la clé pour comprendre cette réussite organisationnelle. Revenons-en aux groupes concrets qui se constituent courant janvier 2011. A partir de ces premières manifestations de solidarité avec la Tunisie et l'Egypte, et à la fin de chacune d'elles, des jeunes individus (la plupart des jeunes militants associatifs ou partisans, ou encore des jeunes sans étiquettes mais qui se sont illustrés dans des collectifs ad hoc) se rassemblent en divers groupes (selon les affinités de chacun) et discutent à bâton rompu des possibilités d'organiser un mouvement de protestation de grande ampleur au Maroc. Ces groupes ne sont pas cloisonnés, au contraire les individualités voyagent d'un groupe de discussion à l'autre, on pourrait dire que ces groupes sont simplement des réunions momentanées et totalement informelles à l'intérieur desquelles chacun sondent les intentions d'autrui et avance ses propres propositions. Le coeur des échanges se situe sur la question des modalités organisationnelles de ce qui est encore un mouvement hypothétique : la forme de la structure, les alliés potentiels, la cible, et bien sûr les revendications. Evidemment, il ne saurait s'agir d'une reprise des formes de mobilisations que le Maroc a connu ces dernières années, structurées autour de personnes charismatiques et pilotées par des organisations chevronnées qui font autorité dans ce domaine. L'idée est de reprendre à son compte les modalités opérationnelles qui ont fait la singularité tunisienne et égyptienne, et pour ce faire il faut que la « jeunesse » se prenne en main et mette en place une forme d'organisation inédite capable de rassembler la contestation autour de mots d'ordre citoyens qui puissent parler à toute la nation marocaine, et d'abord aux plus démunis, à ceux que le régime exclut en premier. Alors que des initiatives individuelles se multiplient sur Internet, avec plus ou moins d'échos et de succès, à l'instar d'une vidéo postée sur Youtube par Oussama El-khlifi appelant le peuple marocain à se révolter. Vidéo qui a reçu un succès d'audience au vu du nombre de visionnages, et qui contribuera autant à la mise sous projecteurs d'ElKhlifi qu'à éclairer le chemin à suivre quant aux modalités de communications du futur mouvement. Parallèlement à ces initiatives, les militants de la jeunesse des partis d'opposition de gauche, y compris la jeunesse USFP (parti de gauche modérée qui compte quelques ministres dans le gouvernement actuel d'Abass al-Fassi), entament des discussions en interne. Mais ce n'est pas du champ politique conventionnel que viendront les premières initiatives à l'origine du mouvement du 20 février. Les militants des partis ne rejoindront massivement le bateau qu'une fois celui-ci mis à flot. Une des toutes premières réunions de jeunes militants se tient à Rabat (dans le Café Italia du centre ville) à la fin du mois de janvier et après une manifestation contre le régime d'Housni Moubarak. Sept personnes composent cette première réunion, ils sont sans étiquettes, du moins leurs présences n'engagent qu'eux-mêmes, individuellement. En sortira quelques décisions prises d'un commun accord, comme la création d'une chaîne Youtube et la fabrication de tracts appelant les marocains à se tenir prêts et à consentir à la nécessité d'un mouvement de grande ampleur au Maroc, dans le sillage des pays arabes voisins. Pour le moment tout se passe à Rabat, la capitale marocaine est le coeur politique du royaume, et l'avenir d'un mouvement national se joue ici dans ce lieu où convergent toutes les structures d'oppositions et tous les sièges des grandes organisations de la société civile marocaine, qui sont autant de réservoirs de militants, formés et diplômés, aptes à concevoir un dessein national. Les réseaux sociaux et les groupes Facebook jouent en parallèle le rôle de relais des débats et des esquisses de projets auprès des habitants des villes de province. Internet est aussi, nous l'avons souligné, un bon moyen pour les militants rabatis de se tenir au courant des forces disponibles dans les diverses contrées du royaume. La date de la sortie publique du mouvement de protestation marocain est le fruit d'un processus de décision combinant l'espace virtuel et l'espace réel. Les gens mobilisés ici ou là dans des lieux bien réels de la capitale marocaine, utilisent la plateforme que constitue le groupe Facebook « Liberté et démocratie maintenant » pour mettre d'accord tous les militants qui sont sur le pied de guerre. Le 27 janvier une date est trouvée et publiée ce jour même par les administrateurs sur le mur du groupe. Ce sera le 27 du mois de février. Les raisons qui ont motivé ce choix et les modalités de cette décision ne sont pas clairement identifiables. A ce propos la part relative d'arbitraire dans certaines décisions prises au cours de la mobilisation est récurrente et nous le verrons donnera lieu à des contentieux. La gestion des rapports de forces dans des contextes où les décisions importantes à prendre reposent sur des modalités à faible contrainte (démocratie directe, unanimité...) donne lieu à des moments de tensions dont on ne sait exactement s'ils fragilisent le collectif ou s'ils le renforcent. Toujours est-il que cette date, censée intervenir le plus rapidement possible sur le terrain marocain en profitant de l'effet d'escalade de la situation régionale, provient aussi du constat réalisé dans les lieux de militance réels de la nécessité de prévoir au moins un mois de préparatif afin d'ajuster le programme et de mobiliser toutes les régions du Maroc. Rapidement pourtant la date ne convient pas, car elle correspond à la date anniversaire de la République Arabe Sahraoui Démocratique, coïncidence négligeable si la problématique sahraouie ne servait pas de prétexte systématique pour accuser tout mouvement protestataire d'accointance avec le mouvement sécessionniste du front Polisario. Le risque était grand de voir le jeune mouvement marocain décrédibilisé immédiatement dans l'opinion. Plutôt que faire démarrer la manifestation inaugurale au mois de mars, on préférera sacrifier une semaine de préparatif. A la fin du mois de janvier la date du dimanche 20 février est retenue, elle donnera son nom au mouvemen,t qui a désormais une page Facebook, fusionnant ainsi les groupes éparpillés. Début février, avant même la chute d'Housni Moubarak, un groupe de jeunes militant se solidifie et entame des réunions de concertation régulières, à la suite d'un sit-in de protestation contre le président égyptien. Il s'agit du groupe des jeunes de l'AMDH. Parmi ces jeunes, la majorité d'entre eux se connaît déjà, ils sont ou bien membres ou bien << amis » de l'AMDH. Néanmoins dans ce premier cercle concret des artisans du << mouvement du 20 février » qui compte à cette étape des événements entre 20 et 30 personnes, tous les participants ne sont pas membres de l'association. Cependant tous bénéficient du local du siège central de Rabat pour tenir leurs réunions. De quoi parle-ton dans ces rencontres et réunions informelles ? Tout simplement des manières concrètes de mettre le feu aux poudres au Maroc. Les modalités concrètes de la mobilisation, ses cadres politiques et idéologiques, ses piliers revendicatifs, ses principes intrinsèques, et les préparatifs finaux ont nourri les débats et ont mûri pendant deux semaines dans les locaux de l'AMDH occupés chaque soir par une trentaine de jeunes militants Rabatis. Il est extrêmement important de souligner la place cruciale prise par ce groupe des jeunes de l'AMDH (et de tous ceux qui, non membres, se réunissent avec eux) dans les événements contestataires marocains de l'année 2011. L'AMDH est l'association de plaidoyer pour la démocratie, la plus radicale, la plus puissante et la plus chevronnée au Maroc. Elle bénéficie d'un rayonnement étendu et dense dans toutes les régions du Royaume. C'est principalement ce réseau, composé de 92 sections et de 12 000 adhérents sur l'ensemble du Maroc, qui va permettre cette synchronisation quasi immédiate des mouvements locaux du << 20 février » à partir de cette date. D'autres structures nationales contribueront à cela, c'est à n'en pas douter, mais aucune d'entre elles ne peut se prévaloir d'un tel réseau, et d'une telle capacité fédérative sur l'ensemble d'un territoire aussi saccadé que celui du Maroc. La probité de l'association, son abnégation et les sacrifices que ses membres ont consenti depuis des décennies sur le terrain des luttes sociales et politiques, confèrent à l'AMDH une autorité inégalée dans le domaine du plaidoyer pour la démocratie et les droits de l'homme. Son rayonnement politique bien que situé à l'extrême gauche tend à transcender les clivages idéologiques et partisans de la gauche. Mais les rivalités politiques demeurent toutefois, c'est ce qui fonde la présence concomitante au Maroc de plusieurs organisations de droits de l'homme, issue de scissions ou de créations ex nihilo. Car en effet, il serait incomplet de souligner la seule dimension civile des organisations des droits de l'homme en laissant de côté leur dimension politique. On peut dire qu'à plus d'un titre ces organisations civiles sont le reflet à peine déformé de bien des querelles partisanes, qui trouvent sur le terrain des droits de l'homme une arrière-cour disponible pour extrapoler leurs contentieux. C'est la rivalité qui existe par exemple entre l'AMDH, proche des structures du parti de la Voie Démocratique, et l'OMDH (organisation marocaine des droits de l'homme), plus proche des positions du centre gauche20. Néanmoins la régularité et l'efficacité du travail de l'AMDH, ses prises de positions indéfectibles à l'égard de l'exigence démocratique, son intransigeance quant à la critique du système makhzénien, lui confère une confiance que les jeunes contestataires marocains (très suspicieux en matière d'instrumentalisation) ne sont pas prêts d'attribuer à n'importe qui. Comme nous l'avons souligné le groupe de l'AMDH est très hétéroclite, et les individus qui le composent ne sont pas tous liés à l'extrême gauche. Cependant il est à noter que l'existence concomitante d'autres groupes de jeunes militants (qui ne sont pas venus immédiatement rejoindre celui de l'AMDH) est à mettre sur le compte d'une certaine méfiance à l'égard de cette association très proche (voir intimement liée) au parti de la Voie Démocratique ( Annahj Addimocrati, en arabe) héritier du parti clandestin marxiste Ilâ al-Amâm. Ces individus regroupés en marge du groupe de l'AMDH, et quoique communiquant avec lui, soupçonnaient l'association de jouer masquée le rôle de relais de la Voie Démocratique pour prendre le leadership de la mobilisation en devenir. Les premières réunions qui ont lieu à l'AMDH sont au début très discrètes, la direction de l'association n'est pas immédiatement mise au courant de cette initiative. Cependant une fois informée, la direction a laissé toute latitude à ce groupe pour s'organiser de manière autonome. L'action autonome des jeunesses égyptienne et tunisienne a fabriqué 20 Pour un tableau exhaustif du champ des droits de l'homme au Maroc, voir Rollinde Margueritte, Le mouvement des droits de l'Homme au Maroc. De l'engagement national à la lutte pour la citoyenneté, Paris, Karthala-Institut Maghreb-Europe, 2002, 506p un effet de vérité que les cadres de l'ancienne génération de l'AMDH ont tôt fait d'entériner. Et c'est à partir de ce contrat tacite passé entre les leaders organiques et les jeunes militants en herbe que prendra forme la structure dichotomique du mouvement : d'une part un cadre décisionnel laissé à la discrétion des assemblées générales du mouvement indépendant, d'autre part un comité d'appui rassemblant les structures d'opposition traditionnelles. Le comité national d'appui rassemble un collectif de plus de 100 organisations de la société civile, accompagnées des grandes centrales syndicales (UMT, CDT, ODT, SNESUP, UNEM) et de partis politiques (PSU, PADS, Annahj Addimocrati, CNI, al-Badil al-Hadari, Hizb al-Oumma, al-Adl wal-Ihssan)21. Ce comité d'appui au mouvement du 20 février n'a pas de pouvoir décisionnel, il sert de bailleur pour les divers frais d'organisation du mouvement, et de caution symbolique en appuyant les décisions prises par les assemblées générales du mouvement. Contrairement au mouvement du 20 février qui n'existe que par ces coordinations locales, le comité d'appui relève d'une structure nationale avec un comité exécutif composé de 16 personnes (dont Mohamed Aouni et Abdelhamid Amin). En outre la plupart des coordinations locales du 20 février sont épaulées par des comités de soutien locaux (qui fournissent une aide matérielle). A Rabat les jeunes du groupe de l'AMDH veulent reproduire les conditions de ce qui a constitué la force des mobilisations tunisienne et égyptienne : mobiliser la jeunesse, faire du neuf, du spontané, de la révolte citoyenne. Pour cela il faudra montrer par tous les signes possibles qu'une jeunesse indignée existe au Maroc et qu'elle compte se mobiliser de manière autonome avec les nouvelles recettes du XXIè siècle. Donc le corollaire immédiat de ces premières conditions est une exclusion de facto des dispositifs de décisions des anciennes structures associatives qui ont modelé les manières de faire dans le paysage de la contestation marocaine depuis 40 ans. Une exclusion amicale s'entend, une prise de distance nécessaire en tout cas afin que la mobilisation marocaine montre qu'elle est neuve, qu'elle se fonde sur de nouveaux motifs, qu'elle n'est pas un énième avatar des survivances marxistes-révolutionnaires, mais qu'elle est justement le signe d'un changement dans les règles du jeu, et marque l'avènement d'une nouvelle génération qui prétend à la citoyenneté comme droit le plus 21 Notons l'absence de l'USFP. Il est tout de même étonnant de constater la forte implication de la jeunesse du parti dans un mouvement qui conteste un gouvernement (et un système) auquel participe ce même parti. Ce paradoxe est manifestement un symptôme du décalage existant entre les jeunes militants et les apparatchiks de l'USFP. fondamental. Cette mobilisation souhaite aussi montrer qu'elle est prête à mettre un point final à la lente décennie de tergiversations politiques et de consensus mou autour des attributions de pouvoir entre l'Etat makhzénien et l'Etat moderne, c'est-à-dire entre les dispositifs démocratiques, faiblement dotés en compétences souveraines et les prérogatives royales qui perpétuent le monopole de court-circuitage des décisions politiques et administratives derrière une vitrine constitutionnelle. Les quinze jours de préparation sont intenses, le premier noyau militant est solide et rassemblé dans un lieu, le siège central de l'AMDH, qui restera pendant quelques temps le QG du mouvement. La plateforme revendicative est constituée, les slogans sont répertoriés, et la structure graphique du mouvement standardisée. Le ton visuel est très sobre, un fond noir sur lequel est inscrit << mouvement du 20 février » décliné en trois langues : arabe, tamazight, français22. En province les coordinations locales prennent forme, grâce au rôle d'intermédiaires indispensables que jouent les comités locaux de l'AMDH, accompagnés d'autres structures associatives (comme l'association AttacMaroc très présente à Agadir et à Tanger). Le compte à rebours de la mobilisation nationale est lancé précisément le 14 février au moment où la première vidéo23 du mouvement du 20 février est postée sur Youtube et sur la page Facebook du groupe << mouvement du 20 février ». Cette première vidéo met en scène une dizaine de jeunes militants qui, un à un, déclinent les raisons de leur participation à la manifestation du dimanche 20 février, en commençant tous leur discours par << Ana maghribi » (je suis marocain) suivis des motifs de la mobilisation. Une des particularités du mouvement du 20 février dans l'espace des mouvements protestataires marocains repose sur la désynchronisation entre le cadre programmatique et la temporalité de l'action. Dans le fonctionnement classique d'une mobilisation sociale, un programme de revendications précède toujours le moment de l'action (manifestations, grèves, pétitions...). Or le processus d'établissement d'une charte commune ou d'un programme de revendications connaît un sort ambigu dans le cas du mouvement du 20 février. Dans un souci d'autonomie laissée au local, le premier noyau 22 Pour un aperçu des affiches, tracts, et divers support de communication du mouvement voir en annexe 23 Toutes les vidéos du sont disponibles sur la chaîne Youtube du mouvement : www.youtube.com/user/mouvement20fevrier?blend=21&ob=5 de Rabat a concocté une << plateforme revendicative >> minimale publiée sur la page Facebook du mouvement et annoncée le 17 février en conférence de presse. Mais rapidement au cours de la mobilisation et de la constitution des coordinations locales un litige apparaît au niveau de la première revendication qui appelle à transformer la << monarchie exécutive >> en << monarchie parlementaire >>. En particulier deux groupes de militants (Annahj Addimocrati et al-Adl wal-Ihssan) s'opposent à l'inscription du terme << monarchie parlementaire >> dans la plateforme revendicative. De février à août il y a eu au total quatre plateformes programmatiques différentes. Ces changements sont dus essentiellement à des divergences lexicales, mais ce conflit de vocables n'est pas si symbolique que cela. Conserver le mot << monarchie >> ou le supprimer change objectivement la tonalité de la protestation. Au final dans la quatrième plateforme, l'appel à une << monarchie parlementaire >> est définitivement remplacé par l'appel à une << constitution démocratique >>. Mais cependant l'expression << monarchie parlementaire >> ne disparaît pas complètement. Bien qu'elle ne figure plus dans la plateforme, la formule persiste en revanche ailleurs, dans d'autres lieux. On la retrouve ainsi à de nombreuses reprises dans des banderoles de cortège, dans des slogans et lors d'interviews journalistiques dans la bouche de différents militants du mouvement. Ainsi, on le voit objectivement, le mouvement du 20 février ne s'est pas basé sur une charte claire, un programme solide et unanime (<< à l'ancienne >> pourrait-on dire) mais plutôt sur des formules générales et chancelantes. En réalité, et cela fait partie de la nouveauté, le mouvement n'a pas eu besoin de cela pour exister. Sa force motrice réside bel et bien ailleurs, dans un impératif d'autonomie locale et dans une sorte d'indignation collective, un enthousiasme partagé par une jeunesse militante qui veut en découdre avec un système. Cette volonté de changement, qui est une sorte de << volonté sans objet >> naviguant à tâtons, illustre bien l'esprit d'acéphalie (un corps marchant sans tête) qui guide le mouvement depuis le début, et qui constitue à force, sa motricité intrinsèque, en même temps qu'elle en souligne les limites. Toujours est-il qu'en dépit des variations sur les termes employés, le mouvement du 20 février vise bien des objectifs généraux dont on peut identifier trois tendances : Une réforme du régime absolu (il s'agit d'une volonté de faire basculer le lieu d'exercice de la souveraineté du palais vers les citoyens) qui comprend une critique de la << corruption oligopolistique >> ; une lutte contre les politiques néo-libérales qui maintiennent les inégalités sociales ; et enfin une critique radicale du système partisan (et des appareils bureaucratiques). L'ensemble reste assez vaste et général pour qu'un maximum de gens puisse y adhérer au niveau national, et pour que les coordinations locales puissent facilement y joindre des problématiques locales. Le Dimanche 20 février 2011 il pleut sur Rabat, mais cela n'empêche pas une mobilisation importante d'avoir lieu24. Les affiches du mouvement sont là, quoique encore peu homogènes, les supports de communication sont à ce stade essentiellement de l'artisanat individuel, les participants confectionnant des pancartes où figurent les motifs de leur mécontentement : fin de la corruption, fin du despotisme, revendication pour une vraie démocratie...etc. La mobilisation est un succès dans tout le Maroc, bien qu'elle n'ait pas rassemblé autant que souhaité (environ 150 000 manifestants sur l'ensemble du territoire, on est donc loin des scénarios tunisien et égyptien). Le succès se trouve ailleurs pourtant, dans la synchronisation des lieux, la simultanéité des manifestations. En effet 54 villes25 ont organisé des manifestations ce dimanche 20 février, répondant directement à l'appel de la coordination de Rabat. Dés lors les coordinations se multiplient en province. Le 24 avril, c'est-à-dire seulement deux mois après le début de la mobilisation, ce seront 110 villes qui organiseront des manifestations par le biais des coordinations locales. Un site Internet, www.mamfakinch.com, créé dans la foulé du 20 février et indépendant du mouvement, se charge de récolter toutes les informations relatives aux événements et manifestations du mouvement dans tous le Maroc. Créé à l'étranger, sur le modèle de l' « e-journal » alternatif tunisien Nawaat qui a accompagné la révolution tunisienne, le site Mamfakinch se veut une plateforme d'informations et d'analyses censée pallier la désinformation des médias officiels. Il produit également un « suivi en temps réel » et un « mapping » de toutes les manifestations marocaines hebdomadaires, avec à chaque fois les chiffres de participation et des vidéos illustratives. Mamfakinch.com s'avère un outil essentiel dans la communication et la coordination du mouvement. Le mercredi 9 mars, soit 17 jours après la
première manifestation du mouvement du 20 24 Pour un récit détaillé des manifestations du dimanche 20 février voir Tel Quel n°462, 26 février-4 mars 25 Chiffres officiels du ministère de l'Intérieur populaire et partant décide de mettre sur pied une commission chargée d'élaborer un projet de réforme constitutionnelle dont la mouture finale sera soumise à référendum. Comme le soulignent L. Zaki et A. Tourabi le mouvement du 20 février « apparaît un temps divisé sur l'interprétation à donner à cette initiative >> Mais il continuera néanmoins à appeler à la mobilisation au motif de « la nature non démocratique de la procédure de nomination des membres de la commission constitutionnelle consultative par le roi, qui rappelle la pratique de la "Constitution octroyée", utilisée par Hassan II en 1962, 1992 et 1996, celle-ci avait finalement eu pour effet de garantir la mainmise du pouvoir royal sur le champ politique >>26. |
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