Conclusion
Les militants dotés de trajectoires partisanes ne sont
pas tous le produit d'une socialisation politique ayant eu cours dans le cercle
familiale. Des approches quantitatives et qualitatives supplémentaires,
seraient à même d'approfondir cet aspect encore obscure du
militantisme marocain, notamment celui qui se loge dans le champ
75 Bennani Chraïbi Mounia, Parcours,
cercles et médiations à Casablanca, tous les chemins
mènent à l'action associative de quartier, in Bennani
Chraïbi M, Fillieule O, Résistance et protestation dans le
monde musulman, Paris, Presse de Sciences Po, 2003, p 293-352
76 Birnbaum Jean , Transmission révolutionnaire et
pédagogie de la jeunesse. L'exemple des trotskismes
français, Histoire@Politique, n°4, 2008, 21p
partisan, dont le mouvement du 20 février offre un bon
poste d'observation . Pour un nombre non négligeable d'entre eux, en
effet, l'engagement ne se situe pas nécessairement sur le plan d'une
fidélité à une éthique politique familiale.
L'autodescription des facteurs d'influence les ayant amené à
rejoindre un parti, est particulièrement éloquente en ce qu'elle
exclue totalement, pour certains d'entre eux, les raisons familiales de leurs
cheminements militants. Cette exclusion du déterminisme familiale est
assez rare du point de vue sociologique pour être relevé.
Contrairement à ceux qui se présentent comme des individus
éduqués dans des milieux à forte prégnance
politique et partisane, et qui conçoivent leur engagement comme une
attitude naturelle, et comme un élément indissociable de leur
existence, les << non héritiers » ne conçoivent pas
leur attitude militante de la même manière. Plutôt que
d'identifier leur engagement à une attitude citoyenne qui serait
innée et totale (indivisible dans les différentes sphères
sociales), certains le perçoivent davantage comme une vocation
construite et un << métier ». Sans pour autant donner
d'explications aussi affirmatives que celles avancées par les <<
héritiers » quant aux déterminants de leurs engagements, ils
trouvent cependant dans leurs parcours biographiques mis en récit, des
éléments charnières, des rencontres, des aptitudes, et des
moments de conscientisation, mais dont ils peinent à identifier
précisément la source. Leurs vies semblent moins
homogènes, semblables à des lieux compartimentés dans
lesquels la personnalité des individus se partage et se donne des
rôles bien distingués les uns de autres. Leurs engagements se
situent dans des espaces sociaux relativement imperméables, qui ainsi
cloisonnés empêchent le mélange des genres et l'amalgame
des rôles. On comprend donc comment l'engagement militant de ces
individus s'est bâti sur le thème du << métier
», de la vocation professionnelle. Ceci permet d'accepter la
barrière qui s'érige entre leur vie individuelle et celle qui
s'incarne dans le collectif familiale. Puisque ces deux sphères ne
communiquent pas et que l'incompréhension provoque même parfois le
malaise, l'individu s'en sort en érigeant une frontière
privée / publique (vie professionnelle / vie intime) qui permet de
donner du sens à cette désunion individuelle. Il s'agit donc de
conforter cette désunion, lui donner une fonction, plutôt que la
subir comme une déchirure. En effet on a remarqué que cet
éclatement biographique est le plus souvent vécu positivement (ou
en tout cas mis en récit d'une manière positive) en mettant en
avant le sentiment de se construire une personnalité plurielle qui place
l'individu devant des responsabilités plus perçues comme <<
habilitantes » que << contraignantes ».
Encore faut-il préciser que ces compartimentations sont
à étanchéité variable, comme l'illustrent les cas
recensés. Tel ce militant du PSU qui associe son métier de
journaliste à sa vocation de militant politique mais qui par ailleurs
sépare bien ce bloc (amalgamé dans le registre du «
professionnel ») de ses relations familiales. Ou encore ce militant
d'al-Adl wal-Ihssan qui distingue nettement son implication politique dans le
cadre de l'organisation du cheikh Yassine, de ses responsabilités
professionnelles au sein de l'entreprise qui l'embauche, alors qu'a contrario
son cadre familiale épouse parfaitement ses engagements politiques.
A l'inverse de ces existences sociales compartimentées,
qui caractérisent l'engagement militant davantage comme une excroissance
que comme un continuum, certaines trajectoires biographiques se situent sur
diverses logiques de continuité. Si l'on peut considérer comme
« verticale » la forme de continuité qui concerne les
individus héritiers d'une tradition militante familiale, une forme de
continuité « horizontale » caractérise des engagements
tendant à amalgamer les sphères professionnelles et les
sphères militantes. Le métier exercé peut parfois
épouser les formes prises par le cadre éthique des valeurs
militantes de l'individu, et même dans certains cas s'y fondre
totalement. Au sein du mouvement du 20 février, le « journalisme
» est une activité professionnelle avancée par certains
militants politiques comme le métier leur permettant d'associer les
nécessités matérielles de l'existence avec les valeurs
politiques de leur engagement. Et plus fusionnelle encore est l'activité
associative qui assortie du statut de salarié offre à l'individu
l'opportunité de vivre son engagement sur le terrain du travail
rémunéré, permettant de la sorte une cohérence
pratique et une unification des lieux d'investissement de l'individu,
consacrant ainsi son temps professionnel à faire avancer
simultanément la cause et les valeurs qu'il défend. Au sein du
mouvement du 20 février ces militants professionnels sont parfois
même détachés par leurs structures professionnelles pour
investir le mouvement ou ses satellites quasiment à plein temps. Ces
structures de plaidoyer, charnières entre le champ associatif et le
champ partisan, jouent par ailleurs un rôle particulièrement
important de recrutement, de rencontres et de brassage des réseaux ;
phénomènes qu'illustrent plusieurs des portraits et parcours
militants décrits plus haut. En outre, puissamment
intégrés ces militants associatifs sont les moins touchés
par le phénomène de mise à distance de l'engagement. Ils
sont par ailleurs les mieux dotés en capital temps, compétences
et savoir-faire techniques à même de les rendre indispensables au
sein du mouvement. On les retrouve également à
la charnière des différentes rencontres entre
réseaux, qu'ils savent activer grâce à leur carnet
d'adresses. A ne pas confondre avec les « figures charismatiques »,
ces individus richement dotés en compétences militantes ne
figurent pas tous en tête d'affiche mais travaillent davantage dans
l'ombre en sachant cultiver la discrétion. Seule une immersion dans les
rouages du mouvement peut nous rendre compte de ces distributions de
compétences et offrir un tel repérage de ces personnes
ressources.
|