10) D, le cadet
D est un militant singulier par son très jeune
âge. A 16 ans il est le cadet de la coordination de Rabat, à
laquelle il a pris part après la manifestation nationale du dimanche 20
février. D manifeste très tôt dans son enfance un
goût pour la politique et le débat d'idées.
Sa socialisation politique, s'il l'a doit en premier lieu
à son milieu familial, très politisé, D affirme cependant
avoir bâti sa propre trajectoire. C'est grâce aux chaînes
satellitaires panarabes, dit-il, qu'il a pu suivre avec assiduité la
guerre israélo-libanaise de 2006. D'ailleurs il regarde toujours autant
al-Jazeera, al-Arabia, ou encore al-Manar la chaîne TV du hezbollah,
depuis cette époque. En 2006 il n'avait alors que 12 ans, mais suivait
le déroulement des événements libanais à la
manière d'un feuilleton palpitant. Quand il se passe des choses au Liban
ou en Palestine, c'est tout les arabes et les musulmans qui se sentent
concernés, ajoute-t-il. Deux thématiques politiques le touchent
particulièrement : la question de l'impérialisme et celle de la
répartition des richesses. L'impérialisme c'est l'autre nom de la
malédiction, D nous affirme qu'il existe des forces qui contraignent les
pays pauvres à demeurer sous-développés (les premiers
responsables ce sont les Etats-Unis), et qui ont la même attitude
qu'Israël envers les palestiniens. Pour lui l'impérialisme et le
sionisme sont apparentés, ils fonctionnent ensemble. Pour D tout est
fait pour que les peuples ne prennent pas conscience de leur propre soumission.
Tout est fait pour arrondir les angles et empêcher la révolte. D
en fait l'expérience au lycée, il avoue ne pas se sentir bien
compris par les gens de son âge dans ces thématiques politiques
qu'il affectionne, et qui sont absconses pour tous, à part quelques
rares compagnons qui partagent son enthousiasme.
Ce qui est intéressant dans le processus de politisation
de D c'est la manière dont les problématiques marocaines en
ont été préalablement exclues. A ses débuts, dans
ses
premières lectures et ses premières discussions,
il s'agit uniquement de la problématique moyen-orientale, de l'histoire
européenne ou des Etats-Unis. L'histoire de son propre pays le
désintéresse, il n'a d'yeux que pour les choses qui
l'éloignent du lieu de son expérience quotidienne. C'est plus
tard (encore que pour D tout se joue en l'espace de deux années et
quelques mois) qu'il prend conscience, ou en tout cas qu'il prend connaissance,
des enjeux marocains, de l'histoire de la lutte démocratique, dans
laquelle son père et ses oncles ont pris part. Son père est un
ancien militant du PSU, et ses oncles, dont l'un (mort en 2004) a
été un des fondateurs du PADS, ont fait plusieurs années
de prisons sous Hassan II. Pourtant D nous confie qu'il n'a jamais
abordé un sujet politique avec son père. Alors qu'il n'a jamais
été exclu des conversations d'adultes, et qu'il a toujours eu
l'habitude de parler de sujets politiques avec ses oncles, sa tante et son
grand-père, ce n'est que depuis qu'il a rejoint le mouvement du 20
février qu'il commence tout juste à parler de politique avec son
père.
Bien que tout jeune militant en herbe, expérimentant sa
première mobilisation, D n'a pas une place négligeable au sein du
mouvement. Son statut de lycéen lui confère un rôle de
courroie de transmission avec le monde des lycéens. Comme tous ses
camarades du 20 février qui occupent encore le banc des lycées
(et il y en a peu), il est l'oeil, l'oreille et la bouche du 20 février
au sein de son établissement scolaire. On sait quel rôle majeur
joue le soulèvement des lycées dans l'histoire du Maroc, à
l'instar des soulèvements de mars 1965.
D contribue donc à la diffusion du mouvement dans ces
lieux de prédilection, il rapporte les informations disponibles sur
l'état d'esprit des lycéens, et organise
régulièrement de petits comités au sein du lycée Le
21 avril au Lycée Abidar Ghifari de Rabat, D accompagné de trois
camarades ont élevé un drapeau du 20 février et une
banderole arborant le slogan « Nous voulons un système
éducatif démocratique et populaire » au beau milieu de la
cour principale de l'établissement. Le drapeau est resté une
heure, commente-t-il amusé. Mais ce rassemblement, pas très bien
organisé concède-t-il, a tout de même ameuté une
cinquantaine de personnes intriguées. Autant dire une petite victoire.
Etonnement l'administration du lycée n'a pas réagi par des
sanctions disciplinaires, elle est restée plutôt neutre,
peut-être parce qu'elle ne voulait pas voir la contestation grandir en
réagissant trop violemment.
L'engagement de D au sein du 20 février est
l'aboutissement d'une socialisation aux cercles militants qu'il a
débuté à la rentrée scolaire de l'année
2010. Pendant cette période où D fait ses premiers pas de
lycéen, il se rapproche d'Amnesty International. L'organisation
était venue dans son établissement organiser des interventions de
sensibilisation aux droits de l'homme, qui l'ont immédiatement
séduit. Il est devenu membre de l'ONG très rapidement. La
question des droits de l'homme l'intéresse au plus haut point, et au
sein d'Amnesty il rencontre de nombreux militants qui l'instruisent et lui
proposent de participer à des ateliers de formation. Pour une structure
comme Amnesty, avoir auprès de soi un jeune comme D c'est un atout pour
gagner l'opinion des jeunes gens que D est susceptible de côtoyer tout au
long de son parcours scolaire. Pour D, cette structure est une aubaine, elle
n'est pas un parti politique (structure dont D ne se sent pas encore prêt
à intégrer les rouages) et fonctionne plutôt comme une
petite communauté d'amis, réunis autour de valeurs universelles
à défendre. Au sein d'Amnesty, D participe à des ateliers
de sensibilisation aux droits de l'homme, et à des ateliers de formation
au plaidoyer. Ces ateliers sont constitués d'une vingtaine de personnes
avec deux personnes pour guider les débats. Il y est question entre
autre de savoir comment bien utiliser les outils de communication disponibles
pour, par exemple, mettre en place un appel à la solidarité, ou
encore de prendre connaissance des diverses manières de construire un
plaidoyer, et les techniques de communication qui sont utiles pour gagner un
auditoire et ne pas l'ennuyer. Au coeur de ce lieu d'apprentissage concret, on
gagne en enthousiasme car on se sent de plus en plus << capable >>
confie-t-il. De plus l'individu est toujours accompagné, soutenu, et
motivé par le collectif, le militant est tout de suite bien
entouré ; s'il est content de son engagement, alors le collectif sera
toujours là pour l'épauler.
Au sein du 20 février D fait une autre rencontre.
Déjà intéressé par l'AMDH avant la mobilisation
marocaine de 2011, le mouvement du 20 février est l'occasion pour lui de
rencontrer les jeunes militants de l'AMDH. Ceux-ci l'ont aidé pour les
démarches d'inscription. Agé de 16 ans, D est encore trop jeune
pour être membre à part entière de l'AMDH. En revanche il a
pu devenir un << ami de l'AMDH >>, qui est statut reconnu
spécialement pour les sympathisants, et qui leur permet d'accéder
à certains événements organiser par l'AMDH. A ce titre D
participe aux << colonies de l'AMDH >>, qui sont une sorte
d'université d'été pour les jeunes, organisée
pendant le mois de juillet dans différentes villes du Maroc. C'est
l'occasion pour D, en période de vacance
scolaire, d'approfondir son apprentissage de militant des droits
de l'homme, et d'aller à la rencontre d'autres jeunes.
Concernant les partis politiques, D n'exclut pas
l'hypothèse d'en rejoindre un dans un futur proche. Au sein de la
coordination du 20 février de Rabat sa sensibilisation au contexte
partisan est inévitable, car il est entouré essentiellement de
jeunes militants de partis politiques. Et à l'AMDH, il va sans dire que
la vie politique et partisane est intimement liée à
l'organisation. A l'intérieur D y fait la rencontre d'Amina B, qui en
plus de sa casquette de militante des droits de l'homme, est aussi membre du
PSU et du comité de soutien au 20 février. C'est Amina qui l'a
aidé à organiser le rassemblement au sein de son lycée le
21 avril. En plus du drapeau, du mégaphone et de la banderole, Amina lui
a donné de précieux conseils. D nous confie que c'est grâce
à des personnes comme Amina qu'on a envie de faire des choses, qu'on ne
se sent pas seul pour agir. C'est d'ailleurs encore Amina qui l'appelle pour
assister à des réunions du PSU, et alors qu'il était
préalablement tenté de rejoindre le PADS, D conçoit bien
à présent que son affinité nouvelle pour le PSU lui est
largement redevable. A cet égard et pour conclure, il serait
particulièrement intéressant d'étudier, en prolongement
des travaux de M. Bennani Chraïbi sur la politisation75, et
à la manière des travaux de Jean Birnbaum sur les transmissions
militantes dans le trotskisme français76, les diverses
techniques et approches adoptées par les structures partisanes
marocaines pour recruter leurs bases militantes.
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