9) L, militant d'al-Adl wal-Ihssan (Justice et
Bienfaisance)
L est présent à quasiment toutes les
assemblées générales de la coordination de Rabat, il est
rare de le rater à cette occasion. Accompagné le plus souvent
d'un ou deux « frères » de la jamâ'a dans les
réunions du 20 février, L se sent parfaitement à l'aise,
saluant tout le monde, discutant à bâton rompu avec des militantes
d'Annahj ou d'anciens participants du MALI.
La sauce du 20 février est certes d'une étrange
composition, des mondes que d'ordinaire tout sépare, se tiennent par la
main comme s'il en avait toujours été ainsi. L sourit d'amusement
lorsque nous lui soumettons cet examen des choses, le caractère
iconoclaste de cette union. Il commence par retracer le parcours du mouvement
pour fournir la logique dans laquelle lui et son organisation ont
décidé de s'inscrire. La jamâ'a du cheikh Yassine a d'abord
participé à la manifestation nationale du dimanche 20
février, c'est seulement ensuite que certains jeunes militants sont
entrés dans le mouvement et ont participé à son
organisation. Le cercle politique d'al-Adl wal Ihssan a été
accepté au sein du comité national d'appui au mouvement du 20
février. L'action d'al-Adl se veut révolutionnaire, elle se veut
transformation du monde. A cette égard elle ne trouve aucune
contradiction à prôner le renversement du gouvernement, ou la fin
de l'autocratie. Même si les militants rechignent davantage à
appeler à une « monarchie parlementaire », ils ne sont
cependant pas les seuls dans ce cas, Annahj et l'extrême gauche en
générale partage ce malaise.
La participation au 20 février n'a pas
été évidente dés le début, il a fallu
réfléchir à ce dans quoi la jamâ'a et ses principes
s'engageaient. Comme dans toute organisation, il y a eu des débats
internes, des gens favorables à cette participation et d'autres plus
réticents. C'est vrai que bon nombre de militants du 20 février
ne partagent pas les valeurs de L , certains militants sont même des
« athées », dit-il. Si cela le contrariait au début,
ensuite cela n'a plus eu d'importance, il n'a d'ailleurs jamais
été question d'en parler ou de se disputer à ce sujet.
Chacun en arrivant sait immédiatement qu'il ne sert à rien de
soulever ces débats stériles. On est là,
précise-t-il, pour éviter les sujets qui fâchent, et
réfléchir ensemble sur les manières de s'organiser pour
lutter contre le
régime. Le mouvement du 20 février est cette
occasion de la rencontre inédite entre deux mondes de la contestation, L
en a bien conscience, et il le dit lui-même : c'est la première
fois qu'il rencontre des militants de gauche et qu'il travaille avec eux.
La présence volontairement minoritaire d'al-Adl au sein
de la coordination est le signe qu'aucune forme de récupération
n'est présagée. Du moins cela est le point de vue de certains
militants, pour d'autres il ne faut pas être naïfs la jamâ'a
ne fait aucune concession gratuitement, elle nourrit des projets de
conquêtes progressives sur le mouvement du 20 février dont elle
veut rapidement des martyrs pour s'en approprier la cause. L'organisation
avancerait masquée, à tâtons, elle sait qu'à Rabat
elle ne pourra pas prendre les manettes facilement. C'est pour cela qu'elle
utilise la coordination de Salé pour faire pression sur Rabat. Pour L
ces opinions sont des procès d'intentions, c'est ne voir à
travers al-Adl wal-Ihssan qu'une entreprise de pouvoir, alors qu'il s'agit pour
lui depuis sa création du projet pacifique de réunir la nation
marocaine, pas de provoquer la désunion et la guerre civile. S'il est en
AG chaque semaine, dit-il, et chaque dimanche dans les manifestations, c'est
parce qu'il est un citoyen engagé qui désire réaliser des
avancés avec d'autres citoyens marocains. L nous certifie que la
présence d'al-Adl dans le mouvement du 20 février est uniquement
d'ordre citoyen, qu'elle ne fait pas l'objet d'une volonté
stratégique de noyauter le mouvement. D'ailleurs certains adlistes
refusent de participer aux actions du 20 février, mais il n'y a jamais
eu d'opposition radicale à cette participation, au contraire l'ensemble
de l'organisation considère que cette action citoyenne est une bonne
chose en soi.
Participer au 20 février c'est, pour l'organisation
adliste, certainement vouloir donner à cette parole contestataire une
part de celle qui alimente le quotidien de gens considérés comme
des parias, des exclus du débat72. C'est aussi vouloir
raccrocher les wagons avec le reste de la société, afin de sortir
l'organisation de l'isolement, de son long combat en solitaire. Mais pour les
adlistes participer au 20 février c'est aussi donner des gages à
un mouvement qui s'est dès le début déclaré ouvert
à tous ceux qui veulent changer durablement les choses au Maroc. Ils
jouent donc sur un tapis qu'ils n'ont pas eux-
72 Depuis sa création en 1973,
l`organisation du cheikh Yassine n'a jamais reçu de reconnaissance
officielle de la part des autorités marocaines, d'où ce sentiment
d'être une organisation précaire, semi-clandestine, sans cesse
menacée par l'arbitraire du régime.
mêmes dressé, et selon des règles qu'ils
n'ont pas édictées, mais entendent bien néanmoins tirer
leur épingle de ce jeu.
L chiffre le nombre d'aldliste participant en permanence au AG
à quatre personnes maximum. Pour lui et ses camarades d'al-Adl, le 20
février est un lieu dont il faut bien comprendre la culture pour s'y
sentir bien. C'est à première vue un rassemblement
hétéroclite, mais en réalité pas autant que cela.
Il s'agit d'un lieu de militants avec ses règles de conduites et sa
culture politique, et c'est dans ce contexte ou règne la culture du
militantisme que L s'est tout de suite senti chez lui, avec des gens qui
parlaient le même langage, qui partageait les mêmes habitus de
militants. Parfois il y a plus de compréhension et de réflexes
communs entre lui et un militant de gauche expérimenté qu'entre
plusieurs jeunes militants en herbe de la même organisation. Pendant l'AG
particulièrement virulente du 25 juillet durant laquelle des militants
d'al-Adl s'étaient rendus en plus grand nombre afin de répondre
aux accusations d'instrumentalisation, L a joué un rôle de
modérateur très important, notamment pour calmer ses camarades
d'alAdl et discuter avec les plus virulents contradicteurs. Pour donner son
temps de cette manière, rester tard dans la nuit pour résoudre un
problème ou une mésentente quelconque qui risque de fragiliser le
mouvement, il faut vraiment aimer cela. C'est fatiguant mais ajoute-t-il dans
la foulée, il faut bien payer un peu de soi-même pour faire
aboutir les choses que l'on souhaite
A 28 ans, L habite Rabat, est marié, père de
famille, et occupe un poste de cadre dans une entreprise d'informatique. Il
représente en cela assez bien le coeur militant de cette organisation
islamiste, composée majoritairement d'individus diplômés de
la classe moyenne marocaine. Il est entré dans l'organisation il y a dix
ans, alors qu'il fréquentait régulièrement la
mosquée de son quartier. Il a été séduit par les
prêches des partisans de Yassine, puis a rejoint progressivement le
groupe (au bout de deux ans de fréquentation) après que celui-ci
l'ait invité. Orphelin de père, il a tout fait, depuis la
disparition du chef de famille, pour préserver sa famille de
l'exclusion. C'est d'ailleurs lui qui a incité ses frères puis sa
mère à rejoindre la jamâ'a. Aujourd'hui ses deux
frères et sa mère sont membres de cette organisation « semi
clandestine ». Mais c'est lui qui reste le plus impliqué. Fait
notable dans le champ du militantisme islamique, l'intégration familiale
de l'engagement politique y est beaucoup plus important qu'ailleurs.
La culture qu'il a acquise au sein de la jamâ'a
d'Abdesslam Yassine n'est pas sans reconnaître quelques ressemblances
dans les manières de militer du 20 février. D'abord il faut bien
noter que l'engagement au sein de la jamâ'a n'est pas prioritairement
politique73, au contraire celle-ci est avant tout basée sur
un principe spirituel. Et L insiste bien sur cet aspect spirituel primordial
qui conditionne le reste, comme par exemple la vie de famille ou l'engagement
politique. Ainsi c'est un questionnement mystique qui vient interroger le vivre
ensemble, l'éthique individuelle examine l'éthique collective.
L'engagement au sein du 20 février semble être conditionné
par ce même postulat de défendre avant tout des valeurs dont
l'individu est le garant. Le 20 février est une solution collective
à un conflit intime de l'individu avec le système
makhzénien, que ce conflit soit théorisé, fantasmé,
ou éprouvé. Cette éthique individuelle primordiale est
analogue au principe mystique qui conditionne l'entrée chez les adeptes
du cheikh Yassine. Au sein d'al-Adl il y a, avec cette aspiration à
nourrir un questionnement mystique, le devoir concomitant de conserver l'amour
du groupe, de ne jamais s'isoler. Il existe au sein d'al-Adl un
impératif du collectif qui est appelé al-suhba, le
compagnonnage. Par ailleurs le concept même de jamâ'a (le groupe,
la collectivité) est le corollaire direct de la vie intérieure du
croyant, qui ne peut être positive et constructive qu'à la
condition de recevoir l'appui du groupe. L'être esseulé est
déjà perdu. Cette exhortation mystique, de recherche de la paix
intérieure, est censée recevoir en réponse l'aide pratique
de la collectivité, qui fort du corpus islamique et de la parole d'A
Yassine, est à même de soutenir l'individu dans une quête
intérieure qui le dépasse nécessairement et qui sans cette
aide le laisse dans le doute et l'incertitude. Par ailleurs l'idéal de
mise à distance de l'ego, prodigué par la jamâ'a, rencontre
dans le collectif du 20 février un écho familier,
l'impératif d'un sacrifice de soi, d'un effacement de l'ambition
individuelle, pour servir le salut de la communauté, dans l'optique
d'atteindre un intérêt général supérieur. De
plus, l'absence de leaders, de direction officielle et donc d'ordre
personnifié, empêchent de mettre en concurrence l'espace
d'allégeance que constitue chez les militants d'al-Adl wal-Ihssan le
personnage charismatique d'Abdesslam Yassine. Comme l'indique Youssef Belal
<< la jamâ'a est un lien entre les
73 << Le projet politique, dans le sens d'un projet
dirigé contre l'Etat et qui vise le pouvoir, n'est pas structurant dans
le fonctionnement quotidien du mouvement » In Belal Youssef ,
Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes, Archives
de sciences sociales des religions, 135 | juillet - septembre 2006, p166
hommes, elle incarne le lien de l'islam face à la
dislocation du lien social »74. Le 20 février n'est
à bien des égards rien d'autre qu'une volonté de briser
l'isolement de ces gestes d'indignations auparavant éparpillés et
disloqués. En appelant à sortir des règles du jeu,
à constituer un espace inédit de contestation systémique,
le 20 février a offert aux adlistes la possibilité de redorer
leur blason et de se sentir moins seuls.
L témoigne du sentiment de se sentir comme dans une
petite famille, les gens se sont adoptés les uns les autres, on a fait
avec les différences de chacun au-delà des appréhensions
initiales et des suspicions. Il est dans la coordination de Rabat depuis le
tout début du mouvement, et a déjà multiplié les
postes à responsabilité au sein des différents
comités du mouvement, notamment dans la cellule de veille.
Créée en mai, après la répression policière
essuyée à plusieurs reprises par les manifestants, cette cellule
de veille est d'une importance capitale, c'est en quelque sorte l'organe
exécutif de dernier recours, qui veille à ce que tout se
déroule selon l'ordre des décisions prises en AG, mais qui peut
à tout moment pour des raisons de sécurité,
court-circuiter les programmes prévus et annuler ou orienter
différemment l'action. En règle générale elle est
composée de trois militants choisis en dehors des AG, et comme tous les
autres comités du mouvement elle subit un turn-over régulier. La
seule différence qui la distingue des autres comités
réside dans le caractère confidentiel qui touche à sa
composition. Seul un groupe très réduit de militants
févriéristes ont la connaissance des individus chargés de
la fonction de veille, cependant que le reste des participants aux
coordinations l'ignore. La participation de L à ce poste clé dans
le mouvement du 20 février prouve bien que les adlistes ne font pas de
la figuration, et que leur présence n'est pas qu'un prétexte
d'ouverture en trompe-l'oeil, tenus qu'ils seraient à l'écart des
fonctions exécutives par un éventuel « lobby laïc
». Au contraire ils sont gratifiés d'une certaine confiance, et
surtout il s'agit également d'une forme de reconnaissance des
contributions militantes colossales que fait la jamâ'a lors des
manifestations hebdomadaires. Il est indiscutable que l'organisation islamiste
est la plus habile et la plus efficace à mobiliser ses bases militantes
de manière régulière, massive (quoique discrète) et
disciplinée lors des différentes sorties de rue, notamment les
grandes marches du dimanche. Son habilité réside dans le fait
qu'elle sait montrer son
74 Belal Youssef , Mystique et politique chez
Abdessalam Yassine et ses adeptes, Archives de sciences sociales des
religions, 135 | juillet - septembre 2006, p173
importance dans le mouvement en l'assurant d'une
assiduité parfaite, mais une assiduité qui sait en même
temps soigner la discrétion, se fondre dans la masse des manifestants et
respecter scrupuleusement les mots d'ordre.
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