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Le "mouvement du 20 février" au Maroc, une étude de cas de la coordination locale de Rabat

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par Romain Chapouly
Institut d'études politiques de Lyon - Master 2 2011
  

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9) L, militant d'al-Adl wal-Ihssan (Justice et Bienfaisance)

L est présent à quasiment toutes les assemblées générales de la coordination de Rabat, il est rare de le rater à cette occasion. Accompagné le plus souvent d'un ou deux « frères » de la jamâ'a dans les réunions du 20 février, L se sent parfaitement à l'aise, saluant tout le monde, discutant à bâton rompu avec des militantes d'Annahj ou d'anciens participants du MALI.

La sauce du 20 février est certes d'une étrange composition, des mondes que d'ordinaire tout sépare, se tiennent par la main comme s'il en avait toujours été ainsi. L sourit d'amusement lorsque nous lui soumettons cet examen des choses, le caractère iconoclaste de cette union. Il commence par retracer le parcours du mouvement pour fournir la logique dans laquelle lui et son organisation ont décidé de s'inscrire. La jamâ'a du cheikh Yassine a d'abord participé à la manifestation nationale du dimanche 20 février, c'est seulement ensuite que certains jeunes militants sont entrés dans le mouvement et ont participé à son organisation. Le cercle politique d'al-Adl wal Ihssan a été accepté au sein du comité national d'appui au mouvement du 20 février. L'action d'al-Adl se veut révolutionnaire, elle se veut transformation du monde. A cette égard elle ne trouve aucune contradiction à prôner le renversement du gouvernement, ou la fin de l'autocratie. Même si les militants rechignent davantage à appeler à une « monarchie parlementaire », ils ne sont cependant pas les seuls dans ce cas, Annahj et l'extrême gauche en générale partage ce malaise.

La participation au 20 février n'a pas été évidente dés le début, il a fallu réfléchir à ce dans quoi la jamâ'a et ses principes s'engageaient. Comme dans toute organisation, il y a eu des débats internes, des gens favorables à cette participation et d'autres plus réticents. C'est vrai que bon nombre de militants du 20 février ne partagent pas les valeurs de L , certains militants sont même des « athées », dit-il. Si cela le contrariait au début, ensuite cela n'a plus eu d'importance, il n'a d'ailleurs jamais été question d'en parler ou de se disputer à ce sujet. Chacun en arrivant sait immédiatement qu'il ne sert à rien de soulever ces débats stériles. On est là, précise-t-il, pour éviter les sujets qui fâchent, et réfléchir ensemble sur les manières de s'organiser pour lutter contre le

régime. Le mouvement du 20 février est cette occasion de la rencontre inédite entre deux mondes de la contestation, L en a bien conscience, et il le dit lui-même : c'est la première fois qu'il rencontre des militants de gauche et qu'il travaille avec eux.

La présence volontairement minoritaire d'al-Adl au sein de la coordination est le signe qu'aucune forme de récupération n'est présagée. Du moins cela est le point de vue de certains militants, pour d'autres il ne faut pas être naïfs la jamâ'a ne fait aucune concession gratuitement, elle nourrit des projets de conquêtes progressives sur le mouvement du 20 février dont elle veut rapidement des martyrs pour s'en approprier la cause. L'organisation avancerait masquée, à tâtons, elle sait qu'à Rabat elle ne pourra pas prendre les manettes facilement. C'est pour cela qu'elle utilise la coordination de Salé pour faire pression sur Rabat. Pour L ces opinions sont des procès d'intentions, c'est ne voir à travers al-Adl wal-Ihssan qu'une entreprise de pouvoir, alors qu'il s'agit pour lui depuis sa création du projet pacifique de réunir la nation marocaine, pas de provoquer la désunion et la guerre civile. S'il est en AG chaque semaine, dit-il, et chaque dimanche dans les manifestations, c'est parce qu'il est un citoyen engagé qui désire réaliser des avancés avec d'autres citoyens marocains. L nous certifie que la présence d'al-Adl dans le mouvement du 20 février est uniquement d'ordre citoyen, qu'elle ne fait pas l'objet d'une volonté stratégique de noyauter le mouvement. D'ailleurs certains adlistes refusent de participer aux actions du 20 février, mais il n'y a jamais eu d'opposition radicale à cette participation, au contraire l'ensemble de l'organisation considère que cette action citoyenne est une bonne chose en soi.

Participer au 20 février c'est, pour l'organisation adliste, certainement vouloir donner à cette parole contestataire une part de celle qui alimente le quotidien de gens considérés comme des parias, des exclus du débat72. C'est aussi vouloir raccrocher les wagons avec le reste de la société, afin de sortir l'organisation de l'isolement, de son long combat en solitaire. Mais pour les adlistes participer au 20 février c'est aussi donner des gages à un mouvement qui s'est dès le début déclaré ouvert à tous ceux qui veulent changer durablement les choses au Maroc. Ils jouent donc sur un tapis qu'ils n'ont pas eux-

72 Depuis sa création en 1973, l`organisation du cheikh Yassine n'a jamais reçu de reconnaissance officielle de la part des autorités marocaines, d'où ce sentiment d'être une organisation précaire, semi-clandestine, sans cesse menacée par l'arbitraire du régime.

mêmes dressé, et selon des règles qu'ils n'ont pas édictées, mais entendent bien néanmoins tirer leur épingle de ce jeu.

L chiffre le nombre d'aldliste participant en permanence au AG à quatre personnes maximum. Pour lui et ses camarades d'al-Adl, le 20 février est un lieu dont il faut bien comprendre la culture pour s'y sentir bien. C'est à première vue un rassemblement hétéroclite, mais en réalité pas autant que cela. Il s'agit d'un lieu de militants avec ses règles de conduites et sa culture politique, et c'est dans ce contexte ou règne la culture du militantisme que L s'est tout de suite senti chez lui, avec des gens qui parlaient le même langage, qui partageait les mêmes habitus de militants. Parfois il y a plus de compréhension et de réflexes communs entre lui et un militant de gauche expérimenté qu'entre plusieurs jeunes militants en herbe de la même organisation. Pendant l'AG particulièrement virulente du 25 juillet durant laquelle des militants d'al-Adl s'étaient rendus en plus grand nombre afin de répondre aux accusations d'instrumentalisation, L a joué un rôle de modérateur très important, notamment pour calmer ses camarades d'alAdl et discuter avec les plus virulents contradicteurs. Pour donner son temps de cette manière, rester tard dans la nuit pour résoudre un problème ou une mésentente quelconque qui risque de fragiliser le mouvement, il faut vraiment aimer cela. C'est fatiguant mais ajoute-t-il dans la foulée, il faut bien payer un peu de soi-même pour faire aboutir les choses que l'on souhaite

A 28 ans, L habite Rabat, est marié, père de famille, et occupe un poste de cadre dans une entreprise d'informatique. Il représente en cela assez bien le coeur militant de cette organisation islamiste, composée majoritairement d'individus diplômés de la classe moyenne marocaine. Il est entré dans l'organisation il y a dix ans, alors qu'il fréquentait régulièrement la mosquée de son quartier. Il a été séduit par les prêches des partisans de Yassine, puis a rejoint progressivement le groupe (au bout de deux ans de fréquentation) après que celui-ci l'ait invité. Orphelin de père, il a tout fait, depuis la disparition du chef de famille, pour préserver sa famille de l'exclusion. C'est d'ailleurs lui qui a incité ses frères puis sa mère à rejoindre la jamâ'a. Aujourd'hui ses deux frères et sa mère sont membres de cette organisation « semi clandestine ». Mais c'est lui qui reste le plus impliqué. Fait notable dans le champ du militantisme islamique, l'intégration familiale de l'engagement politique y est beaucoup plus important qu'ailleurs.

La culture qu'il a acquise au sein de la jamâ'a d'Abdesslam Yassine n'est pas sans reconnaître quelques ressemblances dans les manières de militer du 20 février. D'abord il faut bien noter que l'engagement au sein de la jamâ'a n'est pas prioritairement politique73, au contraire celle-ci est avant tout basée sur un principe spirituel. Et L insiste bien sur cet aspect spirituel primordial qui conditionne le reste, comme par exemple la vie de famille ou l'engagement politique. Ainsi c'est un questionnement mystique qui vient interroger le vivre ensemble, l'éthique individuelle examine l'éthique collective. L'engagement au sein du 20 février semble être conditionné par ce même postulat de défendre avant tout des valeurs dont l'individu est le garant. Le 20 février est une solution collective à un conflit intime de l'individu avec le système makhzénien, que ce conflit soit théorisé, fantasmé, ou éprouvé. Cette éthique individuelle primordiale est analogue au principe mystique qui conditionne l'entrée chez les adeptes du cheikh Yassine. Au sein d'al-Adl il y a, avec cette aspiration à nourrir un questionnement mystique, le devoir concomitant de conserver l'amour du groupe, de ne jamais s'isoler. Il existe au sein d'al-Adl un impératif du collectif qui est appelé al-suhba, le compagnonnage. Par ailleurs le concept même de jamâ'a (le groupe, la collectivité) est le corollaire direct de la vie intérieure du croyant, qui ne peut être positive et constructive qu'à la condition de recevoir l'appui du groupe. L'être esseulé est déjà perdu. Cette exhortation mystique, de recherche de la paix intérieure, est censée recevoir en réponse l'aide pratique de la collectivité, qui fort du corpus islamique et de la parole d'A Yassine, est à même de soutenir l'individu dans une quête intérieure qui le dépasse nécessairement et qui sans cette aide le laisse dans le doute et l'incertitude. Par ailleurs l'idéal de mise à distance de l'ego, prodigué par la jamâ'a, rencontre dans le collectif du 20 février un écho familier, l'impératif d'un sacrifice de soi, d'un effacement de l'ambition individuelle, pour servir le salut de la communauté, dans l'optique d'atteindre un intérêt général supérieur. De plus, l'absence de leaders, de direction officielle et donc d'ordre personnifié, empêchent de mettre en concurrence l'espace d'allégeance que constitue chez les militants d'al-Adl wal-Ihssan le personnage charismatique d'Abdesslam Yassine. Comme l'indique Youssef Belal << la jamâ'a est un lien entre les

73 << Le projet politique, dans le sens d'un projet dirigé contre l'Etat et qui vise le pouvoir, n'est pas structurant dans le fonctionnement quotidien du mouvement » In Belal Youssef , Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes, Archives de sciences sociales des religions, 135 | juillet - septembre 2006, p166

hommes, elle incarne le lien de l'islam face à la dislocation du lien social »74. Le 20 février n'est à bien des égards rien d'autre qu'une volonté de briser l'isolement de ces gestes d'indignations auparavant éparpillés et disloqués. En appelant à sortir des règles du jeu, à constituer un espace inédit de contestation systémique, le 20 février a offert aux adlistes la possibilité de redorer leur blason et de se sentir moins seuls.

L témoigne du sentiment de se sentir comme dans une petite famille, les gens se sont adoptés les uns les autres, on a fait avec les différences de chacun au-delà des appréhensions initiales et des suspicions. Il est dans la coordination de Rabat depuis le tout début du mouvement, et a déjà multiplié les postes à responsabilité au sein des différents comités du mouvement, notamment dans la cellule de veille. Créée en mai, après la répression policière essuyée à plusieurs reprises par les manifestants, cette cellule de veille est d'une importance capitale, c'est en quelque sorte l'organe exécutif de dernier recours, qui veille à ce que tout se déroule selon l'ordre des décisions prises en AG, mais qui peut à tout moment pour des raisons de sécurité, court-circuiter les programmes prévus et annuler ou orienter différemment l'action. En règle générale elle est composée de trois militants choisis en dehors des AG, et comme tous les autres comités du mouvement elle subit un turn-over régulier. La seule différence qui la distingue des autres comités réside dans le caractère confidentiel qui touche à sa composition. Seul un groupe très réduit de militants févriéristes ont la connaissance des individus chargés de la fonction de veille, cependant que le reste des participants aux coordinations l'ignore. La participation de L à ce poste clé dans le mouvement du 20 février prouve bien que les adlistes ne font pas de la figuration, et que leur présence n'est pas qu'un prétexte d'ouverture en trompe-l'oeil, tenus qu'ils seraient à l'écart des fonctions exécutives par un éventuel « lobby laïc ». Au contraire ils sont gratifiés d'une certaine confiance, et surtout il s'agit également d'une forme de reconnaissance des contributions militantes colossales que fait la jamâ'a lors des manifestations hebdomadaires. Il est indiscutable que l'organisation islamiste est la plus habile et la plus efficace à mobiliser ses bases militantes de manière régulière, massive (quoique discrète) et disciplinée lors des différentes sorties de rue, notamment les grandes marches du dimanche. Son habilité réside dans le fait qu'elle sait montrer son

74 Belal Youssef , Mystique et politique chez Abdessalam Yassine et ses adeptes, Archives de sciences sociales des religions, 135 | juillet - septembre 2006, p173

importance dans le mouvement en l'assurant d'une assiduité parfaite, mais une assiduité qui sait en même temps soigner la discrétion, se fondre dans la masse des manifestants et respecter scrupuleusement les mots d'ordre.

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"Ceux qui rêvent de jour ont conscience de bien des choses qui échappent à ceux qui rêvent de nuit"   Edgar Allan Poe