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Le "mouvement du 20 février" au Maroc, une étude de cas de la coordination locale de Rabat

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par Romain Chapouly
Institut d'études politiques de Lyon - Master 2 2011
  

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Conclusion générale

Le mouvement du 20 février s'inscrit indéniablement dans la vague des révoltes arabes. Phénomène de capillarité colossale, ce << printemps arabe >>, s'il est bien le signe manifeste de l'identification des peuples arabes à un sort commun, à la manière d'un corps rhizomique qui éprouve ses douleurs à l'unisson, il est aussi la démonstration qu'au-delà des échos familiers, la réalisation concrète d'une mobilisation reste dépendante de l'héritage politique et des configurations sociales prévalant en chaque lieu. La forme prise par le mouvement du 20 février, bien qu'innovante à plus d'un titre, reflète aussi fortement le passé des luttes antérieures. La forme routinière des mobilisations sociales au Maroc, rendue possible par l'attitude ambivalente du régime marocain dont la << souplesse >> (l'un des visages de Janus) est motivée par une rhétorique de la << transition démocratique >>, a conduit le jeune mouvement à redoubler d'efforts pour espérer parvenir à un dépassement historique de ces formes de << confrontations / adaptations >> entre les mouvements de protestation et le régime. Mais l'héritage et la maturité des mouvements sociaux au Maroc (en comparaison des autres pays arabes) ont paradoxalement été un frein à la mobilisation actuelle, en tant qu'elle se voulait une sorte de soulèvement spontanée, à l'image de la Tunisie et de l'Egypte, comme si rien dans l'histoire du Maroc ne pouvait déterminer des formes particulières de lutte. Or bien au contraire, le passé du Maroc est loin d'être vierge en expériences de mobilisation contestataire, d'autant qu'il existe depuis au moins vingt ans des formes (plus ou moins tolérée certes) d'opposition dans le champ politique. De sorte que les modalités de la contestation au Maroc sont déjà rodées, éprouvées, et engagées dans les sillages des mobilisations antérieures. Alors que les mobilisations tunisienne et égyptienne ont connu un accroissement crescendo de leurs effectifs, ceux du 20 février sont restées peu ou prou les mêmes. Une fois équilibré et atteint un nombre conséquent de participants, le mouvement du 20 février a concentré une part significative de son énergie à faire se tenir ensemble des éléments contradictoires. Le mouvement s'est mis à exister presque à huis clos, fermé sur des problèmes internes difficiles à gérer, de sorte qu'il n'a pu oeuvrer à faciliter l'accès de ses rangs à une population nouvelle. Ainsi les possibilités d'entrée dans le collectif étaient plutôt étroites, et partant, les possibilités pour le mouvement de gonfler ses effectifs en ont subi le contrecoup.

Nous rappelons que nos observations concernent uniquement la coordination de Rabat. Bien qu'il s'agisse d'une coordination centrale dans la pratique de la mobilisation sur cette période, elle n'épuise pas pour autant les formes et les enjeux inhérents au mouvement du 20 février dans son entier. Les conclusions portant notamment sur la configuration des forces militantes disponibles dans la coordination de Rabat ne doivent pas être extrapolées, dans la mesure où les situations sont bien différentes d'un endroit à l'autre du Maroc. Il n'est pas certain que la prégnance significative du militantisme partisan à Rabat reproduise ses formes dans la majorité des coordinations. La connaissance des spécificités de chaque coordination, des effectifs militants et des enjeux locaux, ainsi que des compositions politiques disponibles en chaque lieu, nous permettrait de comprendre davantage ce qui fait la nature du mouvement du 20 février, les éléments d'analogie qui consolident sa dimension nationale et ceux qui mettent en relief la diversité des enjeux et des formes locales que prend la << contestation ».

La mobilisation du mouvement du 20 février dure maintenant depuis huit mois, et a su tout au long de cette période adapter la riposte aux formes de propositions du régime : d'abord la nouvelle constitution dont le mouvement a critiqué la modalité opératoire, comme l'illustration de la pratique makhzenienne des << constitutions octroyées ». Ensuite les élections législatives anticipées (prévues pour le 25 novembre 2011) qui n'ont, selon le mouvement, qu'une fonction d'annihilation de la contestation actuelle, sans véritable perspectives de changement systémique. Mais tout laisse à penser que le régime aura les plus grandes peines du monde à satisfaire le mouvement et affaiblir la force de protestation qui s'est établie dans ce nouveau collectif contestataire. Assiste-ton à la pérennisation d'une nouvelle offre politique qui, protéiforme et rhizomique, s'exclut du système politique marocain pour développer un contre modèle de société, une nouvelle culture politique, un nouveau lien social fabriqué en antithèse de la << culture makhzenienne » ? La manière dont le mouvement saura dialectiser son attitude contestataire, dépasser son refus formel pour incarner une proposition en gardant l'esprit d'un changement systémique, c'est-à-dire en somme les formes concrètes de réalisation d'une alternative social et politique, se chargera de répondre à cette question. Savoir s'exclure du système sans participer à sa propre annihilation, cultiver l'insoumission et le refus en faisant conjointement exister une forme concrète d'alternative, voila bien le défi de tout mouvement contestataire à vocation << contre hégémonique ».

L'état des protestations au Maroc dénote d'une chose : si prendre la parole pour défendre ses conditions de vie et son statut social relève du faisable et du légitime, en revanche affronter le régime sur le terrain du politique, c'est-à-dire remettre en cause l'institution souveraine, semble n'être encore qu'une idée en gestation, incapable de susciter, en l'état actuel des choses, une force d'attraction susceptible de bouleverser l'équilibre ingénieux sur lequel s'est bâti le régime monarchique marocain. Les tergiversations du mouvement du 20 février sur la question de la plateforme revendicative (faut-il mentionner l'institution royale ? faut-il revendiquer un « changement constitutionnel » ou bien une « monarchie parlementaire » ?) sont révélatrices de l'état d'inquiétude et d'indétermination qui touche la société marocaine dans son ensemble. Cette indétermination est le point focal à partir duquel le mouvement tente de se mouvoir, mais c'est justement parce qu'il s'agit d'une volonté confuse (une volonté dépourvue d'objet) que le mouvement contestataire est empêché dans sa recherche d'un pendant positif à la hauteur de son « refus » catégorique. Ainsi la formulation d'une perspective, d'un projet susceptible d'accrocher le plus grand nombre et de dégager une « volonté générale », reste encore dans les limbes : un projet qui soit assez radical pour légitimer l'acte de « refonder » et cependant qui puisse ne pas se couper complètement des horizons d'attente - nécessairement limités - des catégories de la population les plus concernées (les pauvres et les catégories moyennes en voie de déclassement).

La professionnalisation et la concentration d'une élite militante observées dans le domaine de la protestation a exclu d'emblée toute une frange de la population pour qui cette pratique de la citoyenneté ne fait pas (encore) partie des référentiels culturels. Cette professionnalisation du champ associatif et partisan, ainsi que l'adoption des modèles managériaux et pragmatiques de l'action collective, ont réussi à produire une élite fortement dotée en compétences cognitives et pratiques, et à autoriser la confection de réseaux denses et efficaces pour relayer les différentes formes de « plaidoyer », d'ailleurs en phase avec le nouveau visage du régime marocain, qui sous son habile désir de conservation sait aussi s'habiller de volontés modernisatrices et peut-être même démocratiques. Mais force est de constater que si les espaces de la contestation (partis, associations de plaidoyer, collectifs ad hoc) ont réussi à tisser de larges réseaux (sur l'ensemble du territoire marocain, mais surtout les zones urbaines) et à mettre sur pied des effectifs expérimentés, compétents et endurant (la temporalité de la mobilisation du

mouvement du 20 février l'atteste), il demeure cependant un dysfonctionnement de taille pour mettre à bien des projets alternatifs : l'adhésion du plus grand nombre.

Ainsi il apparaît clairement qu'en dépit de tous les mécontentements et les problèmes sociaux que connaît le Maroc (notamment l'extrême pauvreté et l'illettrisme), la force d'attraction des mouvements de contestation reste relativement faible. La peur du régime ? Le souvenir des déboires de l'ère hassanienne ? Ou plus simplement l'adhésion à la figure du roi, symbole d'unité et d'ordre, auquel on concède, malgré tout, les errements makhzeniens et la corruption qui gangrène ? L'opinion publique marocaine reste bel et bien l'inconnue de l'équation, en face de laquelle le mouvement du 20 février sait bien qu'il n'a pas de prise aussi solide que celle du régime (lequel interdit les sondages sur la popularité du roi, et organise de temps en temps des référendums sous la haute surveillance du ministère de l'Intérieur). Loin de céder à l'idée selon laquelle il faudrait suivre la << volonté générale >> que les conservateurs appellent la << majorité silencieuse >>, le mouvement du 20 février a fait sienne l'idée qu' il faudrait à ce concept de << volonté générale >> une incarnation palpable, une voix tangible. Cette voix, si elle ne peut véritablement subsumer la totalité des volontés émiettées du corps social, s'avance comme une forme d'alternative, un discours dissident dans l'attente d'une proposition pratique, susceptible de transfgurer les usages du réel et travailler ainsi à la construction d' << effets de vérité >> à même d'impulser la transformation des référentiels communs.

C'est ici l'enjeu central d'un mouvement qui se veut une << mobilisation citoyenne >>, c'est-à-dire qui se veut centré sur la capacité des individus à se rendre maîtres des destinées politiques de leur patrie, car si les citoyens sont bien là << en-soi >>, présents en puissance, il leur reste à le vouloir << pour-soi >>. Pourtant quand on entend les févriéristes taper sur les figures autorisées de la contestation, on les entend moins revendiquer quelque changement en prenant le pouvoir à partie, que s'adresser à la population marocaine, dans une tentative de sensibilisation politique. Là réside peut-être une des originalités du mouvement : en s'adressant au pouvoir, les militants ne lui réclame rien (ils ne lui parlent même pas), leur parole est orientée ailleurs, vers ceux pour qui l'injustice est patente mais la mise en branle du << voice >> encore un pas difficile à franchir. Mais cette fabrication du << vouloir >> ne peut pourtant pas avoir lieu dans les manifestations, car elle est antérieure à celles-ci, elle a lieu dans les espaces sociaux où l'on construit laborieusement les conditions d'une possibilité de remise en

cause de l'ordre social et politique. Si le mouvement du 20 février a entamé sa mobilisation avec en tête la méthode tunisienne, la volonté de poursuivre l'effet de surprise, le déroulement des événements apporte la preuve qu'il n'a pas su contorsionner le réel et se détourner outre mesure des déterminations et des singularités du contexte marocain. Car celui-ci, à l'évidence, nécessite, pour initier un changement significatif, d'autres approches que celles véhiculées par le mythe Facebook et les représentations spectaculaires des révoltes tunisiennes et égyptiennes.

C'est à la construction de ce « vouloir » collectif et individuel que l'on doit s'attendre dans les mutations prochaines du mouvement, car ce « vouloir » pour le moment ne le précède pas. La réactivation des espaces de politisation à l'instar des « comités de quartier » va dans ce sens. Mais plus profondément ce sont les changements opérés (et à venir) dans la société civile et les partis d'opposition qui nous semblent le plus urgent à observer et analyser. Les mutations des modalités d'action dans les champs associatif et partisan, dont l'existence du mouvement du 20 février aura précipité l'impulsion (la « 20féviérisations des partis »), seront cruciales pour déterminer de nouvelles pratiques visant à proposer une alternative concrète aux contraintes et propositions émanant du régime. C'est toute la substance contenue dans l'idée d'un « changement par le bas », c'est-à-dire la mutation pratique d'un mouvement contestataire qui, au lieu de faire exister son ennemi en l'invectivant, se changerait en une dynamique propositionnelle qui puisse devancer le régime, le concurrencer, et tenter d'occuper l'espace de son hégémonie.

Dans ce présent travail nous avons analysé brièvement les formes du renouveau idéologique, largement dépendantes des transformations opérées dans la société civile à partir des années 1990, et s'orientant vers davantage de réformisme et de pragmatisme, et cherchant même parfois à adopter la culture managériale et l'ouverture à l'internationale. Nous avons vu également l'importance de ces « lieux nodaux » à partir desquels se construisent les multipositionnements militants, à même de produire les formes, mêmes éludées, de leadership. Nous avons tenté par la suite de mettre en relief les transformations des conditions d'acquisition du capital militant (internationalisation, technicité accrue, multipositionnalité), qui font des jeunes militants actuels des individus beaucoup plus autonomes par rapport aux déterminations classiques (filiations familiales) et aux structures (en tout cas en recherche de plus d'autonomie) et plus

enclins à rechercher l'unité (quitte à forcer parfois l'union des incompatibilités les plus éloignées). Enfin nous avons essayé de montrer que, loin d'être un mouvement de << néomilitants >> ou de << cyber-activistes >>, le mouvement du 20 février - dans sa variante rabati tout du moins - rassemble davantage une jeunesse préalablement formée dans des structures militantes, notamment partisanes, et partant politisée dans des cadres beaucoup plus classiques qu'on ne le pense a priori. La socialisation de toute une génération à la pratique du langage et de l'échange dans des univers informatisés et numériques a certainement produit des transformations dans l'ordre des pratiques qui peuvent déployer leurs effets dans des phénomènes sociaux comme l'action collective. Mais cependant, mettre sur pied un mouvement contestataire à partir d'une page Facebook ne fait pas nécessairement de lui un regroupement de hackers cyber-activistes. Les outils d'Internet et du numérique, notamment les réseaux sociaux, ont eut certes un effet performatif sur l'optimisation des modalités d'information et de communication, mais ils n'ont pu garantir ni une politisation inédite (et rapide) censée provoquer l'arrivée massive d'une nouvelle population dans le mouvement, ni l'activation véritable d'une nouvelle manière de prendre des décisions collectives. Si certaines décisions du 20 février sont prises sur << Facebook >>, ce n'est généralement que dans le cadre des pages privées des coordinations ou des comités exécutifs (autrement dit, une variante de la vieille méthode des << mailing list >>). Ainsi ces réseaux sociaux ont eu un effet, notamment dans la manière de synchroniser rapidement les différentes coordinations, mais ils n'ont pas eu le même impact que dans les pays arabes voisins, pour la bonne raison que la censure ne s'applique pas avec la même sévérité au Maroc et que de solides réseaux militants y ont une existence légale depuis plusieurs décennies.

Il resterait à faire beaucoup pour saisir les multiples facettes de ce mouvement inédit. Un point qui mériterait investigation serait par exemple la signification à donner au terme << liberté >> dont le mouvement fait un usage abondant dans ses slogans. Quand les févriéristes appellent à << mettre dehors le makhzen >> pour faire du Maroc une << terre de liberté >>, que signifie fondamentalement ce mot de liberté ? Il y a manifestement derrière ce terme un nombre foisonnant d'attentes et de significations qui peinent à se contenir dans le même mot. Car si à bien des égards la liberté en question relève du registre politique, en tant qu'elle figure une volonté de s'émanciper de l'ordre despotique, c'est aussi de liberté dont il est question dans l'ordre social, dans le terreau autonome des règles et des contraintes qu'un corps social s'accorde à prodiguer, à

transmettre et sauvegarder. Peut-on attaquer le pouvoir politique, aussi despotique soitil, quand il est question d'éléments de contraintes dont le corps social en est lui-même le souverain ordonnateur ? Jusqu'où peut-on prendre le politique pour responsable des tares qu'une société s'administre elle-même ? Certes, l'Etat, le sommet de la pyramide, est, à n'en pas douter, l'administrateur suprême, le légiférant, qui diffuse toute cette infrastructure normative, et élabore l'essentiel des conditions requises pour une praxis donnée, un usage culturel et social des corps et des esprits (quel meilleur exemple que celui de l'école, que le régime marocain peine à réformer, probablement à dessein ?). Ici le militantisme protestataire bute pourtant bien sur cette impasse, la désignation d'un ennemi ne résout pas l'équation. Mais il faut reconnaître que si le problème ne s'épuise pas dans le registre politique, on peut en revanche être en droit de penser que c'est chez lui qu'il débute.

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"En amour, en art, en politique, il faut nous arranger pour que notre légèreté pèse lourd dans la balance."   Sacha Guitry