Conclusion générale
Le mouvement du 20 février s'inscrit
indéniablement dans la vague des révoltes arabes.
Phénomène de capillarité colossale, ce << printemps
arabe >>, s'il est bien le signe manifeste de l'identification des
peuples arabes à un sort commun, à la manière d'un corps
rhizomique qui éprouve ses douleurs à l'unisson, il est aussi la
démonstration qu'au-delà des échos familiers, la
réalisation concrète d'une mobilisation reste dépendante
de l'héritage politique et des configurations sociales prévalant
en chaque lieu. La forme prise par le mouvement du 20 février, bien
qu'innovante à plus d'un titre, reflète aussi fortement le
passé des luttes antérieures. La forme routinière des
mobilisations sociales au Maroc, rendue possible par l'attitude ambivalente du
régime marocain dont la << souplesse >> (l'un des visages de
Janus) est motivée par une rhétorique de la << transition
démocratique >>, a conduit le jeune mouvement à redoubler
d'efforts pour espérer parvenir à un dépassement
historique de ces formes de << confrontations / adaptations >>
entre les mouvements de protestation et le régime. Mais
l'héritage et la maturité des mouvements sociaux au Maroc (en
comparaison des autres pays arabes) ont paradoxalement été un
frein à la mobilisation actuelle, en tant qu'elle se voulait une sorte
de soulèvement spontanée, à l'image de la Tunisie et de
l'Egypte, comme si rien dans l'histoire du Maroc ne pouvait déterminer
des formes particulières de lutte. Or bien au contraire, le passé
du Maroc est loin d'être vierge en expériences de mobilisation
contestataire, d'autant qu'il existe depuis au moins vingt ans des formes (plus
ou moins tolérée certes) d'opposition dans le champ politique. De
sorte que les modalités de la contestation au Maroc sont
déjà rodées, éprouvées, et engagées
dans les sillages des mobilisations antérieures. Alors que les
mobilisations tunisienne et égyptienne ont connu un accroissement
crescendo de leurs effectifs, ceux du 20 février sont restées peu
ou prou les mêmes. Une fois équilibré et atteint un nombre
conséquent de participants, le mouvement du 20 février a
concentré une part significative de son énergie à faire se
tenir ensemble des éléments contradictoires. Le mouvement s'est
mis à exister presque à huis clos, fermé sur des
problèmes internes difficiles à gérer, de sorte qu'il n'a
pu oeuvrer à faciliter l'accès de ses rangs à une
population nouvelle. Ainsi les possibilités d'entrée dans le
collectif étaient plutôt étroites, et partant, les
possibilités pour le mouvement de gonfler ses effectifs en ont subi le
contrecoup.
Nous rappelons que nos observations concernent uniquement la
coordination de Rabat. Bien qu'il s'agisse d'une coordination centrale dans la
pratique de la mobilisation sur cette période, elle n'épuise pas
pour autant les formes et les enjeux inhérents au mouvement du 20
février dans son entier. Les conclusions portant notamment sur la
configuration des forces militantes disponibles dans la coordination de Rabat
ne doivent pas être extrapolées, dans la mesure où les
situations sont bien différentes d'un endroit à l'autre du Maroc.
Il n'est pas certain que la prégnance significative du militantisme
partisan à Rabat reproduise ses formes dans la majorité des
coordinations. La connaissance des spécificités de chaque
coordination, des effectifs militants et des enjeux locaux, ainsi que des
compositions politiques disponibles en chaque lieu, nous permettrait de
comprendre davantage ce qui fait la nature du mouvement du 20 février,
les éléments d'analogie qui consolident sa dimension nationale et
ceux qui mettent en relief la diversité des enjeux et des formes locales
que prend la << contestation ».
La mobilisation du mouvement du 20 février dure
maintenant depuis huit mois, et a su tout au long de cette période
adapter la riposte aux formes de propositions du régime : d'abord la
nouvelle constitution dont le mouvement a critiqué la modalité
opératoire, comme l'illustration de la pratique makhzenienne des
<< constitutions octroyées ». Ensuite les élections
législatives anticipées (prévues pour le 25 novembre 2011)
qui n'ont, selon le mouvement, qu'une fonction d'annihilation de la
contestation actuelle, sans véritable perspectives de changement
systémique. Mais tout laisse à penser que le régime aura
les plus grandes peines du monde à satisfaire le mouvement et affaiblir
la force de protestation qui s'est établie dans ce nouveau collectif
contestataire. Assiste-ton à la pérennisation d'une nouvelle
offre politique qui, protéiforme et rhizomique, s'exclut du
système politique marocain pour développer un contre
modèle de société, une nouvelle culture politique, un
nouveau lien social fabriqué en antithèse de la << culture
makhzenienne » ? La manière dont le mouvement saura dialectiser son
attitude contestataire, dépasser son refus formel pour incarner une
proposition en gardant l'esprit d'un changement systémique,
c'est-à-dire en somme les formes concrètes de réalisation
d'une alternative social et politique, se chargera de répondre à
cette question. Savoir s'exclure du système sans participer à sa
propre annihilation, cultiver l'insoumission et le refus en faisant
conjointement exister une forme concrète d'alternative, voila bien le
défi de tout mouvement contestataire à vocation << contre
hégémonique ».
L'état des protestations au Maroc dénote d'une
chose : si prendre la parole pour défendre ses conditions de vie et son
statut social relève du faisable et du légitime, en revanche
affronter le régime sur le terrain du politique, c'est-à-dire
remettre en cause l'institution souveraine, semble n'être encore qu'une
idée en gestation, incapable de susciter, en l'état actuel des
choses, une force d'attraction susceptible de bouleverser l'équilibre
ingénieux sur lequel s'est bâti le régime monarchique
marocain. Les tergiversations du mouvement du 20 février sur la question
de la plateforme revendicative (faut-il mentionner l'institution royale ?
faut-il revendiquer un « changement constitutionnel » ou bien une
« monarchie parlementaire » ?) sont révélatrices de
l'état d'inquiétude et d'indétermination qui touche la
société marocaine dans son ensemble. Cette indétermination
est le point focal à partir duquel le mouvement tente de se mouvoir,
mais c'est justement parce qu'il s'agit d'une volonté confuse (une
volonté dépourvue d'objet) que le mouvement contestataire est
empêché dans sa recherche d'un pendant positif à la hauteur
de son « refus » catégorique. Ainsi la formulation d'une
perspective, d'un projet susceptible d'accrocher le plus grand nombre et de
dégager une « volonté générale », reste
encore dans les limbes : un projet qui soit assez radical pour légitimer
l'acte de « refonder » et cependant qui puisse ne pas se couper
complètement des horizons d'attente - nécessairement
limités - des catégories de la population les plus
concernées (les pauvres et les catégories moyennes en voie de
déclassement).
La professionnalisation et la concentration d'une élite
militante observées dans le domaine de la protestation a exclu
d'emblée toute une frange de la population pour qui cette pratique de la
citoyenneté ne fait pas (encore) partie des référentiels
culturels. Cette professionnalisation du champ associatif et partisan, ainsi
que l'adoption des modèles managériaux et pragmatiques de
l'action collective, ont réussi à produire une élite
fortement dotée en compétences cognitives et pratiques, et
à autoriser la confection de réseaux denses et efficaces pour
relayer les différentes formes de « plaidoyer », d'ailleurs en
phase avec le nouveau visage du régime marocain, qui sous son habile
désir de conservation sait aussi s'habiller de volontés
modernisatrices et peut-être même démocratiques. Mais force
est de constater que si les espaces de la contestation (partis, associations de
plaidoyer, collectifs ad hoc) ont réussi à tisser de larges
réseaux (sur l'ensemble du territoire marocain, mais surtout les zones
urbaines) et à mettre sur pied des effectifs expérimentés,
compétents et endurant (la temporalité de la mobilisation du
mouvement du 20 février l'atteste), il demeure cependant
un dysfonctionnement de taille pour mettre à bien des projets
alternatifs : l'adhésion du plus grand nombre.
Ainsi il apparaît clairement qu'en dépit de tous
les mécontentements et les problèmes sociaux que connaît le
Maroc (notamment l'extrême pauvreté et l'illettrisme), la force
d'attraction des mouvements de contestation reste relativement faible. La peur
du régime ? Le souvenir des déboires de l'ère hassanienne
? Ou plus simplement l'adhésion à la figure du roi, symbole
d'unité et d'ordre, auquel on concède, malgré tout, les
errements makhzeniens et la corruption qui gangrène ? L'opinion publique
marocaine reste bel et bien l'inconnue de l'équation, en face de
laquelle le mouvement du 20 février sait bien qu'il n'a pas de prise
aussi solide que celle du régime (lequel interdit les sondages sur la
popularité du roi, et organise de temps en temps des
référendums sous la haute surveillance du ministère de
l'Intérieur). Loin de céder à l'idée selon laquelle
il faudrait suivre la << volonté générale >>
que les conservateurs appellent la << majorité silencieuse
>>, le mouvement du 20 février a fait sienne l'idée qu' il
faudrait à ce concept de << volonté générale
>> une incarnation palpable, une voix tangible. Cette voix, si elle ne
peut véritablement subsumer la totalité des volontés
émiettées du corps social, s'avance comme une forme
d'alternative, un discours dissident dans l'attente d'une proposition pratique,
susceptible de transfgurer les usages du réel et travailler ainsi
à la construction d' << effets de vérité >>
à même d'impulser la transformation des référentiels
communs.
C'est ici l'enjeu central d'un mouvement qui se veut une
<< mobilisation citoyenne >>, c'est-à-dire qui se veut
centré sur la capacité des individus à se rendre
maîtres des destinées politiques de leur patrie, car si les
citoyens sont bien là << en-soi >>, présents en
puissance, il leur reste à le vouloir << pour-soi >>.
Pourtant quand on entend les févriéristes taper sur les figures
autorisées de la contestation, on les entend moins revendiquer quelque
changement en prenant le pouvoir à partie, que s'adresser à la
population marocaine, dans une tentative de sensibilisation politique.
Là réside peut-être une des originalités du
mouvement : en s'adressant au pouvoir, les militants ne lui réclame rien
(ils ne lui parlent même pas), leur parole est orientée ailleurs,
vers ceux pour qui l'injustice est patente mais la mise en branle du <<
voice >> encore un pas difficile à franchir. Mais cette
fabrication du << vouloir >> ne peut pourtant pas avoir lieu dans
les manifestations, car elle est antérieure à celles-ci, elle a
lieu dans les espaces sociaux où l'on construit laborieusement les
conditions d'une possibilité de remise en
cause de l'ordre social et politique. Si le mouvement du 20
février a entamé sa mobilisation avec en tête la
méthode tunisienne, la volonté de poursuivre l'effet de surprise,
le déroulement des événements apporte la preuve qu'il n'a
pas su contorsionner le réel et se détourner outre mesure des
déterminations et des singularités du contexte marocain. Car
celui-ci, à l'évidence, nécessite, pour initier un
changement significatif, d'autres approches que celles véhiculées
par le mythe Facebook et les représentations spectaculaires des
révoltes tunisiennes et égyptiennes.
C'est à la construction de ce « vouloir »
collectif et individuel que l'on doit s'attendre dans les mutations prochaines
du mouvement, car ce « vouloir » pour le moment ne le
précède pas. La réactivation des espaces de politisation
à l'instar des « comités de quartier » va dans ce sens.
Mais plus profondément ce sont les changements opérés (et
à venir) dans la société civile et les partis d'opposition
qui nous semblent le plus urgent à observer et analyser. Les mutations
des modalités d'action dans les champs associatif et partisan, dont
l'existence du mouvement du 20 février aura précipité
l'impulsion (la « 20féviérisations des partis »),
seront cruciales pour déterminer de nouvelles pratiques visant à
proposer une alternative concrète aux contraintes et propositions
émanant du régime. C'est toute la substance contenue dans
l'idée d'un « changement par le bas », c'est-à-dire la
mutation pratique d'un mouvement contestataire qui, au lieu de faire exister
son ennemi en l'invectivant, se changerait en une dynamique propositionnelle
qui puisse devancer le régime, le concurrencer, et tenter d'occuper
l'espace de son hégémonie.
Dans ce présent travail nous avons analysé
brièvement les formes du renouveau idéologique, largement
dépendantes des transformations opérées dans la
société civile à partir des années 1990, et
s'orientant vers davantage de réformisme et de pragmatisme, et cherchant
même parfois à adopter la culture managériale et
l'ouverture à l'internationale. Nous avons vu également
l'importance de ces « lieux nodaux » à partir desquels se
construisent les multipositionnements militants, à même de
produire les formes, mêmes éludées, de leadership. Nous
avons tenté par la suite de mettre en relief les transformations des
conditions d'acquisition du capital militant (internationalisation,
technicité accrue, multipositionnalité), qui font des jeunes
militants actuels des individus beaucoup plus autonomes par rapport aux
déterminations classiques (filiations familiales) et aux structures (en
tout cas en recherche de plus d'autonomie) et plus
enclins à rechercher l'unité (quitte à
forcer parfois l'union des incompatibilités les plus
éloignées). Enfin nous avons essayé de montrer que, loin
d'être un mouvement de << néomilitants >> ou de
<< cyber-activistes >>, le mouvement du 20 février - dans sa
variante rabati tout du moins - rassemble davantage une jeunesse
préalablement formée dans des structures militantes, notamment
partisanes, et partant politisée dans des cadres beaucoup plus
classiques qu'on ne le pense a priori. La socialisation de toute une
génération à la pratique du langage et de l'échange
dans des univers informatisés et numériques a certainement
produit des transformations dans l'ordre des pratiques qui peuvent
déployer leurs effets dans des phénomènes sociaux comme
l'action collective. Mais cependant, mettre sur pied un mouvement contestataire
à partir d'une page Facebook ne fait pas nécessairement de lui un
regroupement de hackers cyber-activistes. Les outils d'Internet et du
numérique, notamment les réseaux sociaux, ont eut certes un effet
performatif sur l'optimisation des modalités d'information et de
communication, mais ils n'ont pu garantir ni une politisation inédite
(et rapide) censée provoquer l'arrivée massive d'une nouvelle
population dans le mouvement, ni l'activation véritable d'une nouvelle
manière de prendre des décisions collectives. Si certaines
décisions du 20 février sont prises sur << Facebook
>>, ce n'est généralement que dans le cadre des pages
privées des coordinations ou des comités exécutifs
(autrement dit, une variante de la vieille méthode des << mailing
list >>). Ainsi ces réseaux sociaux ont eu un effet, notamment
dans la manière de synchroniser rapidement les différentes
coordinations, mais ils n'ont pas eu le même impact que dans les pays
arabes voisins, pour la bonne raison que la censure ne s'applique pas avec la
même sévérité au Maroc et que de solides
réseaux militants y ont une existence légale depuis plusieurs
décennies.
Il resterait à faire beaucoup pour saisir les multiples
facettes de ce mouvement inédit. Un point qui mériterait
investigation serait par exemple la signification à donner au terme
<< liberté >> dont le mouvement fait un usage abondant dans
ses slogans. Quand les févriéristes appellent à <<
mettre dehors le makhzen >> pour faire du Maroc une <<
terre de liberté >>, que signifie fondamentalement ce mot de
liberté ? Il y a manifestement derrière ce terme un nombre
foisonnant d'attentes et de significations qui peinent à se contenir
dans le même mot. Car si à bien des égards la
liberté en question relève du registre politique, en tant qu'elle
figure une volonté de s'émanciper de l'ordre despotique, c'est
aussi de liberté dont il est question dans l'ordre social, dans le
terreau autonome des règles et des contraintes qu'un corps social
s'accorde à prodiguer, à
transmettre et sauvegarder. Peut-on attaquer le pouvoir
politique, aussi despotique soitil, quand il est question
d'éléments de contraintes dont le corps social en est
lui-même le souverain ordonnateur ? Jusqu'où peut-on prendre le
politique pour responsable des tares qu'une société s'administre
elle-même ? Certes, l'Etat, le sommet de la pyramide, est, à n'en
pas douter, l'administrateur suprême, le légiférant, qui
diffuse toute cette infrastructure normative, et élabore l'essentiel des
conditions requises pour une praxis donnée, un usage culturel et social
des corps et des esprits (quel meilleur exemple que celui de l'école,
que le régime marocain peine à réformer, probablement
à dessein ?). Ici le militantisme protestataire bute pourtant bien sur
cette impasse, la désignation d'un ennemi ne résout pas
l'équation. Mais il faut reconnaître que si le problème ne
s'épuise pas dans le registre politique, on peut en revanche être
en droit de penser que c'est chez lui qu'il débute.
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