7) O, l'extrême gauche associative
Pour ce jeune militant le Maroc ne fait pas exception dans le
printemps arabe, et le 20 février n'est pas une tentative de copier les
soulèvements voisins, mais incarne le symptôme d'une colère
qui couve depuis très longtemps. Selon lui la « Ben Alisation
» de la politique marocaine a commencé à partir de 1999 avec
le changement de règne, qui a décuplé la puissance du
makhzen économique sous les apparences d'une ouverture politique et
d'une manière plus relâchée de gérer la
contestation. La crise sociale et le divorce politique entre l'élite
makhzénienne et le peuple, n'a pas cessé de se manifester
à travers les boycotts répétés aux élections
(30% de participation aux législatives de
2007) et la multiplications des mouvements sociaux, dont les
soulèvements de Sidi Ifni et Bouarfa en 2008 sont
emblématiques69.
Pour O, il ne fait aucun doute que la transition
démocratique est un échec, mais pire que ça c'est un
échec qui se perpétue sous le récit d'un progrès
à venir, perpétuellement à venir. Pour O, le pays est plus
corrompu que jamais, et il y a toujours autant de bidonvilles, d'illettrisme,
d'inégalité. Quant à l'IER (instance équité
et réconciliation), qui devait tourner la page des <<
années de plomb >>, il s'agit également d'un échec
de même nature, les recommandations de l'instance n'ont provoqué
aucun changement effectif dans la manière de gouverner et de
considérer l'opposition politique, et les tabous liés à la
monarchie, à l'islam et au Sahara occidental demeurent présents
et insolvables en l'état actuel.
Le mouvement du 20 février symbolise pour O
l'avènement d'une génération syncrétique, qui
reprend le flambeau des luttes précédentes, des combats
inachevés de la génération précédente, en y
apportant les nouveautés méthodologiques et idéologiques
du temps présent. Pour lui, qui se considère comme un militant
d'extrême gauche, la question de la lutte des classes n'a pas
fondamentalement changé, les inégalités sociales et la
spoliation des richesses par une oligarchie capitaliste en accointance avec
l'Etat restent d'actualité. Le mouvement du 20 février ne peut
pas rester indifférent à ce sujet et ne réclamer que les
libertés individuelles et la démocratie, car c'est un <<
tout >> qui amène les gens à sortir, formant un mouvement
de contestation dont les revendications sont sociales et politiques. La justice
économique est indissociable des exigences démocratiques. Et la
puissance de ce mouvement réside dans cette radicalité qui
réclame une transformation réelle et immédiate, sans
tergiversation ni compromis. En effet ce qui fait le liant de ce mouvement par
ailleurs hétéroclite c'est la volonté de porter ses fruits
tout de suite, sans médiation, sans échéance, car les
participants savent trop bien que le temps joue en faveur du régime. Il
a toujours joué en sa faveur, le mouvement peut tout perdre en se
modérant ou en acceptant des compromis.
69 Au sujets des soulèvements de Sidi Ifni et
Bouarfa, voir l'enquête sociologique menée par K. Bennafla et M.
Emperador (Cf bibliographie)
Pour O le mouvement du 20 février a fait une erreur, en
pensant conquérir l'opinion en avançant des revendications
concrètes (nouvelle constitution, dissolution du gouvernement et du
parlement), il a en fait faciliter la tâche du régime, qui a pu
s'appuyer sur ces thèmes pour que << tout change afin que rien ne
change >>70. Ce n'est pas pour rien que le régime a
réagi immédiatement avec la déclaration du roi du 9 mars,
déclarant la préparation d'une réforme constitutionnelle
qui comblera les attentes de tous. C'est ce qu'a toujours fait le régime
à chaque fois qu'il se sent acculé et en position de faiblesse
pour redorer son blason et étouffer le contenu réel des
réformes souhaitées. Le régime a utilisé ce flou
perceptible au sein du mouvement concernant la forme du changement
souhaité. Le << changement constitutionnel >> voulait dire
pour certains militants mettre fin à l'autocratie, pour d'autres il
voulait dire << monarchie parlementaire >>, pour d'autres encore il
signifiait instaurer la république. Mais pour le régime ce flou
revendicatif a été une aubaine, qui a permis de jouer le jeu de
la << monarchie soft >> en avançant une proposition dans la
pure tradition du roi providentiel, plutôt que de s'offusquer contre
quelque chose perçu comme une atteinte à la nature monarchique du
Maroc et en conséquence être obligé de réprimer le
mouvement (ce qui aurait eu de graves répercussions au niveau de
l'opinion nationale et au niveau de ses relations avec l'Europe et les
Etats-Unis). Alors qu'au début c'était le régime qui
était acculé, c'est au tour du mouvement d'être
sommé d'avancer une réponse à cette proposition.
L'histoire montre que quand c'est le makhzen qui propose, on peut être
sûr d'avoir déjà perdu, déclare O ironiquement.
Concernant la structure du mouvement du 20 février, O
nous explique son fonctionnement horizontal et se réjouit de faire parti
d'un collectif où << on est tous des têtes pensantes
>>. Pour lui le 20 février est une réussite
organisationnelle, une machine de guerre redoutable, et en tout cas
inédite au Maroc, dans cette dimension antibureaucratique et qui a
pourtant réussi a se greffer dans tous les recoins du Maroc avec une
rapidité incroyable, comme si une même intention était en
germe dans le corps social du pays tout entier. Questionné sur la forme
du leadership du mouvement, dont l'absence proclamée par le mouvement
perturbe tous les référentiels d'analyse, O confie
70 Comme le soutient M. Madani dans son ouvrage
le paysage politique marocain (2006), le recours à la
réforme constitutionnelle au Maroc est davantage une stratégie
des acteurs qu'une volonté de produire une nouvelle philosophie
politique. La réforme constitutionnelle fait partie de <<
l'arsenal des coups politiques légitimes >>.
que le refus du mouvement de reconnaître un leadership
particulier ne signifie pas pour autant qu'il n'y a pas de leaders. Il y en a
mais ils sont beaucoup plus bridés par la force du collectif que dans
les structures politiques ou syndicales traditionnelles. On accepte
l'idée du charisme, et le fait que certaines personnes soient mieux
dotées que d'autres en habilité politique, en capacité
à conduire un groupe, à proposer des idées etc... Mais il
n'y a jamais d'attributions officielles, et derrière la stricte
égalité de pouvoir il ne subsiste que l'autorité naturelle
des gens de confiance. C'est une expérience intéressante de
démocratie, l'idée qu'on ne peut jamais se reposer sur ses
lauriers, qu'on a à persuader et convaincre ses camarades en permanence,
que rien n'est acquis par la grâce d'une fonction conquise, ou
grâce à l'appui d'un clan. En quelque sorte et de façon pas
très surprenante, c'est l'anti-thèse de la politique version
Makhzen, résume-t-il.
Pour O, le mouvement a bien géré les contentieux
initiaux que tout le monde redoutait au sein des pionniers du mouvement.
Notamment le sort des relations entre les forces de gauches et les islamistes.
Ceux qu'a priori tout sépare se sont avérés en
réalité ceux qui ont le plus fait d'efforts pour réaliser
l'unité du mouvement. Selon O, les changements identifiables dans
l'attitude des militants d'al-Adl wal-Ihssan sont remarquables. Il y a eu
presque immédiatement une bonne gestion du dialogue entre
l'extrême gauche et les adlistes, qui ont mis de côté leurs
velléités de prise de contrôle du mouvement. Contrairement
à l'USFP, qui selon O a gangrené le mouvement dés le
début, et avec lequel il a fallu clarifier les choses laborieusement,
frôlant parfois la rupture brutale avec certains militants ittihadis
désireux de prendre les rênes du mouvement, ou de le bloquer en
cas de désaccord. Ce qui était absolument en contradiction avec
la volonté des militants fondateurs de générer un
mouvement autonome, qui n'exclut personne, mais qui veille à ce
qu'aucune force politique ne lève la tête plus haut que les
autres.
Au sein du mouvement du 20 février, O ne
représente pas une chapelle partisane, mais il est connu pour être
un militant de l'extrême gauche associative dont « ATTAC-Maroc
» est l'acteur emblématique. Une extrême gauche qui n'aborde
pas le politique par le national, à l'instar d'Annahj, mais qui le
saisit sur le plan international en premier lieu, en produisant une critique du
libéralisme mondialisé, dans laquelle ensuite viennent s'inscrire
les enjeux politico-économiques marocains. La critique internationale et
l'action locale sont indissociables dans l'identité d'ATTAC-Maroc, comme
elles le sont d'ailleurs pour les divers regroupements d'extrême gauche
plus ou moins autonomes et
structurés au Maroc. Pour O, c'est une lutte permanente
qu'il faut mettre en place, il s'agit de répandre partout la pratique de
la désobéissance civile, la pratique des manifestations
spontanées (flashmob) comme le pratique quotidiennement la coordination
du 20 février à Al-Hoceima pour montrer au quotidien qu'une forme
de renouveau attend son heure, et ainsi habituer les citoyens marocains
à entendre un autre son de cloche.
O se décrit comme un casablancais en exil à
Rabat. Si Casablanca est une ville très dynamique, plus «
métropole » que Rabat, en revanche la capitale du royaume recueille
la fine fleur du militantisme et les sièges des plus grands partis et
des plus grandes associations de la société civile marocaine, ce
qui en fait donc un lieu politique incontournable, et cela se mesure
aisément à cette espèce de préséance tacite
que conserve la coordination de Rabat sur les autres coordinations du 20
février. Il est de coutume au Maroc, même dans un mouvement qui se
réclame de l'autonomie locale, d'accorder la préséance
à la capitale, surtout dans l'organisation des événements
nationaux. C'est le résidu indissoluble de centralisme qui reste dans un
mouvement qui se veut avant tout synchronisé et unitaire.
O est l'exemple parfait du militant socialisé dans un
environnement familial des plus politisé. Toute sa famille est à
l'extrême gauche précise-t-il, à l'instar de son
père, qui est un ancien prisonnier politique et militant du PADS. O a
fait des études d'économie à l'université de
Casablanca, il a une licence en analyse financière et un master en
sociologie politique. Un parcours universitaire qui lui permet d'exercer comme
journaliste au quotidien économique marocain les Echos. O
rejoint les altermondialistes d'ATTAC-Maroc en 2002, et devient
vice-président de l'association en 2007, poste qu'il occupe jusqu'en
2009. Il tient à préciser qu'ATTAC-Maroc n'a plus grand-chose
à voir avec l'association française dont elle est issue, et qui
selon lui n'est pas vraiment une association qui vise l'action locale.
Situé à Akkari, un des quartiers les plus populaires de Rabat, le
siège d'ATTAC-Maroc recueille depuis le mois de mars un bon nombre de
militants du 20 février, et est à l'origine de la remise sur pied
du comité de quartier local. Un modèle d'organisation politique
par le bas que le mouvement du 20 février tente de réactiver.
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