4) N, l'indépendant laïc
N est un jeune militant de l'AMDH et a fait parti du tout
premier cercle qui pendant la première quinzaine du mois de
février a organisé les préparatifs à la
mobilisation du mouvement du 20 février. C'est au sein de l'école
de journalisme de Rabat (l'ISIC) que N a donné à son
intérêt pour les questions de société la dimension
d'un engagement, d'abord au sein de la société des
étudiants de l'école, puis par l'intermédiaire d'amis, au
sein de l'AMDH. Il n'est affilié à aucun parti, et
considère l'AMDH comme une structure qui est sur le terrain et qui a
fait ses preuves, peu importe les accusations de récupération
politique qui pèsent sur elle.
Concernant sa vision de la composition des militants du 20
février, N a conscience que les militants dits «
indépendants » qu'on présente souvent comme le fer de lance
de la mobilisation, ne sont en fait qu'une minorité. Il n'y a pas
vraiment de profils types et tranchés, chacun vient avec des bagages
militants plus ou moins rodés, plus ou moins politisés. Souvent
ils combinent des expériences diverses, des adhésions
idéologiques plus syncrétiques que fermement positionnées,
et en tout cas non encore définies. N rappelle qu'on a fait couler
beaucoup d'encre sur la question d'une soi-disant nouvelle jeunesse
indignée et décidé à s'engager dans le sillage des
révolutions arabes. N attendait aussi cette venue, avec l'idée
qu'une politisation allait se diffuser et provoquer l'arrivée de jeunes
politiquement vierge. Mais, reconnaît-il, force est de constater que
cette nouvelle jeunesse venue par l'inspiration du contexte du printemps arabe
ne dépasse pas une dizaine d'individus sur la coordination de Rabat.
Plongés dans le vaste bouillon de la mobilisation, ne sachant
très bien se situer dans ce collectif, la plupart n'a pas
accroché et n'a pas réussi à suivre le rythme. N pense que
la politisation portera ses fruits sur le long terme, les gens ne peuvent pas
se transformer immédiatement, il faut du temps pour modifier les
comportements. Mais une chose est sûre ajoute-t-il, les gens ne sont pas
indifférents vis-à-vis du mouvement du 20 février.
Cependant le passage à la mobilisation n'est pas donné à
tout le monde.
Selon N, ce qui caractérise la mentalité des
jeunes févriéristes, c'est une adhésion à des
principes sans compromis possible. Pour lui l'ancienne génération
de militants est suspecte par rapport à la question du pouvoir, on ne
sait jamais s'ils défendent des valeurs ou s'ils le font pour
acquérir du pouvoir, quitte à se compromettre soi-même
et
le collectif. C'est pour cela que, bien que largement
épaulé par eux, le mouvement a essayé de se construire en
dehors de leur présence et prend les décisions à venir
entre jeunes. Pour N, l'ancienne génération, celle des
années 60 et 70, avait une fascination pour l'idéologie et le
pouvoir, bien sûr il y avait des revendications de type
démocratique, mais on a l'impression qu'elles servaient de
prétextes, que l'essentiel était ailleurs, dans une sorte de
fascination pour une humanité réinventée, et dont le salut
viendrait d'un renversement du pouvoir politique.
Pour N, l'essentiel du compromis doit se faire dans
l'élaboration d'une cohérence interne, d'une satisfaction
optimale du collectif dans la stratégie à suivre. C'est à
l'intérieur du mouvement que la culture du compromis et du dialogue doit
trouver à se réaliser, mais en dehors il s'agit de faire bloc, de
constituer une unité imperturbable. On ne peut plus jouer les
hypocrites, faire des sourires à ses alliés du moment, et
derrière cela cultiver les petites combines pour s'accaparer tout le
gâteau.
Les militants de partis sont suspectés d'être
encore dans cette logique de combine, ils sont soupçonnés de
toujours avancer masqués, d'être toujours susceptibles d'enlever
brutalement leurs billes du jeu afin de faire pression et faire pencher la
balance de leur côté. Cette vielle habitude de la politique
partisane n'a pas épargné la jeune génération des
militants politiques. D'où les contentieux qui apparaissent dans les
coordinations, pas simplement celle de Rabat, où les forces militantes
partisanes sont soupçonnées de se servir du mouvement comme une
arrière-cour pour se refaire. Alors que la plupart des
indépendants souhaitent provoquer une rupture avec les méthodes
partisanes, et faire porter le mouvement sur une scène inédite,
qui amalgame le social, l'économique et le politique, dans une
configuration tout autre.
Un des thèmes primordiaux de la gauche n'est pas
assumé, selon N, par les partis qui se réclament pourtant d'une
vision alternative au Maroc. La laïcité n'est en effet pas à
l'ordre du jour dans les agendas de la gauche, exception faite du parti Annahj
Addimocrati. Quoique ce dernier laisse également flotter un flou dans sa
manière quelque peu contradictoire de revendiquer un Etat laïc et
d'être en même temps le principal allié - dans un contexte
certes conjoncturel - du parti islamiste al-Adl walIhssan. Il est vrai que
cette proximité se situe sur le terrain de l'action protestataire (une
même volonté de radicalité les unit) en excluant toutes
connivences idéologiques. Mais
jusqu'à quel point un ennemi commun peut-il faire tenir
une union ? Se demande N. Toujours est-il qu'il attend que les partis de gauche
assument le projet d'une Etat laïc. Le mouvement social est là pour
les forcer à se positionner, pour leur donner l'occasion de se saisir du
problème, mais le compromis qui maintient actuellement le mouvement du
20 février repose trop sur un non-dit au sujet du positionnement qu'il
faut avoir sur la question de la laïcité. En conséquence le
mouvement du 20 février ne fait pas avancer cette question là, il
reste dans l'indétermination, mais c'est pour mieux faire avancer
d'autres stratégies, comme celle d'agrandir les effectifs manifestants
et les coordinations locales, une stratégie de l'adhésion massive
qui suppose qu'on mette de côté des objets de dissension, mais qui
réapparaîtront un jour ou l'autre. N est persuadé que les
défenseurs d'un projet laïc pour le Maroc ne doivent pas pour
autant mettre leur idéal entre parenthèse, mais savoir jouer
intelligemment sur la mise en agenda de cette question. Par exemple lorsque
al-Adl wal-Ihssan a fait un communiqué défendant le projet d'un
« Etat civil », plutôt que de se contenter de ce
communiqué et nourrir des fantasmes à son endroit, il aurait
fallu saisir cette question de l'Etat civil et pousser le parti islamiste
à clarifier sa position et à dire ce qu'il entend exactement
derrière cette appellation d'Etat civil. N ajoute que le mouvement du 20
février, même s'il occupe actuellement l'espace de la
contestation, n'a pas pour autant le monopole de la proposition politique sur
la scène contestataire. S'il est empêché de se positionner
sur la question de la laïcité, ce n'est pas le cas des partis, qui
ne sont pas contraints par le même type d'alliance. De sorte qu'il ne
coûterait rien selon N, au PSU par exemple d'appuyer cette question de la
laïcité. Electoralement les partis à la gauche de l'USFP
n'ont rien à perdre avec ce positionnement.
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