3) M, indépendant mais sympathisant
M est un militant situé à la lisère des
mondes partisans et cyber-activistes. Ces deux mondes ne sont en
réalité pas aussi étanches qu'on ne le pense a priori, et
ne s'opposent pas forcément, même si l'on a tendance à
appréhender l'avènement de la jeunesse numérique comme
l'antithèse du militantisme partisan. Au sein du mouvement du 20
février, les adeptes les plus fervents de l'indépendance
politique du mouvement s'opposent, il est vrai, souvent aux militants de parti
exposant par trop leur ambition de récupération politique. Mais M
est l'illustration de la jonction essentielle qui existe entre ces deux
sphères et qui fort de cette hybridation donne la puissance et la
cohérence au mouvement. Se situer à la frontière signifie
en quelque sorte avoir un pied dans chaque espace, et M est à la fois un
indépendant (il n'est pas encarté) qui a débuté son
militantisme sur la toile (en tant que blogueur) mais qui s'est progressivement
rapproché d'un parti politique, le PSU.
M se décrit comme l'aîné d'une famille de
la classe moyenne marocaine, une famille plutôt libérale mais qui
n'a rien à voir de près ou de loin avec la politique. Son
engagement M ne l'explique pas par une filiation familiale, mais par une prise
de conscience individuelle et un goût pour les débats
d'idées et l'intérêt général. Il se
décrit volontiers comme « révolutionnaire dans l'âme
» mais il se sent fondamentalement démocrate, un sentiment qui
l'affecte profondément au point de se sentir vraiment mal à
l'aise avec la manière dont le Maroc est gouverné. Et s'il
déteste le makhzen c'est avant tout pour des raisons patriotiques, le
bilan du makhzen est selon lui une catastrophe dans tous les domaines, c'est ce
mode de gouvernement archaïque qui condamne le Maroc à
l'immobilité. Mais, ajoute-t-il, ce système néfaste n'est
pas transformable sans une puissance collective d'inspiration
révolutionnaire, c'est-à-dire capable d'être plus qu'une
simple proposition de réforme comme il y en a eu tant par le
passé. L'énumération des
dysfonctionnements de l'administration, des affaires
politiciennes, du manque de responsabilité des agents de l'Etat et des
faits de corruption généralisés au Maroc, sont pour lui un
sujet de conversation sans fin, et toujours teinté d'une ironie
amère. Pour M il n'y a pas de prospérité possible sans une
souveraineté citoyenne et un fonctionnement démocratique du
pouvoir, qui selon lui est la condition première de l'intelligence
commune. Le « développement » est une coquille vide qui ne
fait que perpétuer le statu quo s'il n'est pas
accompagné d'une dimension politique. Pour M le mouvement du 20
février est justement ce moment d'une parole politique venue clarifier
plus de 50 ans de discours sur le « développement ». Que sont
ces cinquante années de l' « après indépendance
» si ce n'est l'échec du Makhzen comme mode de gouvernement ? Cette
question qui vient comme une sentence, si souvent entendue, est certainement
celle qui anime le plus intensément les coeurs des militants
févriéristes.
M est un blogueur depuis 2005. Il a rejoint le cyber-activisme
à défaut d'entrain pour le militantisme partisan, expliquant
qu'il était, comme la plupart des jeunes marocains, rétifs
à l'idée d'entrer dans un jeu où les dés sont
pipés, un système où la vénalité et
l'ambition personnelle l'emportent sur l'intérêt
général. M s'identifie à ces marocains qui ont
boycotté la politique parce qu'ils voyaient la politique autrement. Et
puis ajoutet-il, les partis fonctionnent comme des bureaucraties où les
luttes de pouvoir et conflits d'intérêts sclérosent les
mécanismes internes et ruinent tout espoir pour les nouveaux entrants de
peser. C'est à l'aune de ce sentiment, si massivement partagé
chez les jeunes, que l'on peut comprendre pourquoi un parti politique comme le
PSU a pu progressivement attirer l'attention de M. A gauche l'USFP n'a plus de
cohérence, il est trop compromis avec le pouvoir, et il a
sacrifié ses bases militantes pour rejoindre les logiques
électoralistes qui nécessitent d'avoir recours aux notables.
Quant à la Voie Démocratique (Annahj Addimocrati) M trouve son
corpus idéologique désuet et son fonctionnement interne
très peu démocratique. Ce parti ne prend pas ses décisions
par le vote, et joue encore selon les règles prévalant durant les
années de plomb, avec cette culture des officines et des cellules
secrètes. Ce n'est pas avec cette façon de faire que la politique
changera au Maroc, soupire-t-il. Le PSU, même s'il n'est pas parfait, M
le considère comme le plus valable, dans cette synthèse entre
l'idéal de justice sociale et ses valeurs démocratiques. En
dépit de sa petite taille le PSU est le seul parti politique marocain
à fonctionner sur un mode démocratique qui reconnaît
l'existence de courants en internes. Un principe de base qui retiendra le
fervent démocrate qu'est M.
M aime profondément son pays, et les attaches
affectives qu'il a nouées avec les gens qui le peuplent sont
indéfectibles, cependant qu'il regrette ce qu'il estime comme un manque
d'entrain pour le bien public et l'absence d'une véritable culture
démocratique au Maroc. Il relie instinctivement l'état de droit
à l'autonomie individuelle, d'où sa lutte conjointe pour les
libertés individuelles, la justice sociale et l'état de droit.
L'échec de la politique makhzénienne n'a pas vraiment
abîmé la monarchie et provoqué un basculement dans
l'opinion en faveur d'un régime démocratique, au contraire toutes
les tares du Maroc sont reprochées au gouvernement et aux
parlementaires, qui selon M jouent le rôle de paravent de l'appareil
monarchique. Quand on a 20 ans et que l'on est profondément
heurté par toute cette gabegie et ce gâchis, on n'a pas vraiment
envie d'y entrer pour changer les choses. A l'échelle individuelle ces
choses-là sont plus grandes que tout et paraissent difficilement
récupérables. Alors, nous dit M, quand on n'est rien et qu'on
veut tout changer, le blog c'est l'occasion d'exister un peu politiquement.
Pendant près de 5 ans M alimente son blog
régulièrement et se fait la main en matière de plaidoyer
politique. Il acquiert un sens de l'écriture militante, un savoir-faire
dans la manière de construire une argumentation, qui ne se contente pas
de brandir ou de s'exclamer, mais qui sait poser intelligemment les raisons
d'un refus ou d'une adhésion. Il n'est donc pas étonnant de
retrouver régulièrement sa signature dans les textes et les
divers argumentaires qui sont publiés sur les pages Facebook du
mouvement du 20 février. La pratique du blog n'est en outre pas qu'un
exercice d'éloquence et de commentaire d'actualité, cela donne
aussi un statut permettant à l'individu d'accéder à un
réseau. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de toute cette
blogosphère contestataire qui rêve de construire un ailleurs
à défaut d'avoir prise sur l'ici. Sa participation dans
l'association des blogueurs marocains a joué un rôle important
dans la mise en réseaux de cette galaxie éclatée des
cyber-activistes.
Le mouvement MALI a été un
révélateur dans le domaine du cyber-activisme, la preuve qu'une
<< chose >> bien réelle pouvait accoucher du Net.
Néanmoins M n'a pas pris part aux actions organisées par le MALI
durant l'été 2009. Même s'il reconnaissait la part de
courage et les valeurs des organisateurs, et en partageait l'esprit et les
principes, il y avait un bémol, un côté un peu
puéril à aller se focaliser sur un problème comme celui du
<< droit de manger pendant le ramadan >>. C'était
transformer une conviction légitime
en un acte hâtif de dissidence qui ne pouvait être
perçu autrement que comme une provocation. Organiser un pique-nique
pendant ramadan alors qu'aucune force politique ni aucun mouvement de la
société civile n'a véritablement déblayé au
préalable le terrain pour un débat de fond, c'était se
jeter dans un piège avec lynchage populaire à la clé. Pour
M la question de la laïcité est pour le moment un projet muet, une
idée en latence qui n'a encore jamais trouvé à se loger
dans l'espace politique du Maroc. Pour lui il s'agit de construire les bases de
la lutte pour un projet laïc. Il est certain qu'une partie de la
population marocaine vit intimement avec cette culture laïque et
souhaiterait faire entendre son droit à ne pas suivre des
préceptes religieux, mais toujours est-il qu'au Maroc le terrain est
vierge politiquement sur cette question. Comme pour un grand nombre de
févriéristes la laïcité est un principe moteur chez
M, mais c'est une question d'agenda qui la met hors de propos pour le moment.
Pour M on ne peut pas demander à une population fortement touchée
par l'illettrisme, et dont le socle culturel est largement
déterminé par les principes religieux, de souscrire à ce
genre d'attitude, qui sera forcément perçue comme un caprice de
« jeunes impies » qui corrompent le pays. Il ne peut y avoir que de
l'incompréhension, un sentiment de vivre dans deux mondes
différents. Pour M ce genre d'action contribue à la division
entre le peuple et l'élite, et le débat ne se crée pas si
les différentes parties ne s'accordent pas sur le principe de
s'écouter mutuellement. C'est donc au final moins le contenu de la
mobilisation que la méthode (passage du virtuel au réel) qui a
fait du MALI un modèle à suivre.
Le passage de la blogosphère à la politique, M
le doit à ces structures intermédiaires qui jouent sur une
pluralité d'espaces et qui sont comme des points nodaux à
l'intérieur de ce tissu si disparate et nébuleux qu'est l'espace
contestataire. Cet espace contestataire est moins un espace homogène
qu'une scène évanescente où naissent et disparaissent
sporadiquement des positions et des attitudes formant une somme, mais toujours
diluée et éparpillée. Ce sont les espaces réels,
les structures qui apparaissent en positif, qui permettent de faire rencontrer
les volontés existantes mais éparpillées dans
l'océan numérique et construire un vouloir collectif solide. A
cet égard, c'est en qualité de blogueur qu'il se fait inviter
puis recruter en 2009 par « l'organisation pour les libertés
d'information et d'expression », créée par le PSU. Au
début il voulait simplement assister aux réunions et aux
assemblées de l'organisation, pour se renseigner sur ces
thématiques qu'il affectionne et rencontrer des personnes qui partagent
ses valeurs. Mais
il a été élu, presque malgré lui
dit-il, au bureau exécutif de l'organisation. Dés lors ses
responsabilités nouvelles l'amènent à se rapprocher des
militants PSU qui composent une bonne partie des effectifs, notamment des
leaders comme Mohamed Aouni. L'OLIE a participé en tant qu'organisation
de la société civile à la coalition de solidarité
avec les peuples tunisiens et égyptiens en janvier 2011, coalition dans
laquelle on retrouve l'AMDH pour conduire les manifestations sur Rabat.
Depuis la création du mouvement du 20 février,
dont il est une des personnes ressources dans la coalition de Rabat, M s'est vu
invité par un grand nombre de structures associatives, et dont il a,
pour certaines, intégré les effectifs adhérents. Il fait
par exemple partie du << Forum citoyen pour le changement
démocratique >> fondé par Karim Tazi, grand industriel
marocain qui soutien le mouvement du 20 février, ou encore de la
<< coalition pour une monarchie parlementaire >> fondée en
mars 2011, et dont tous les membres du conseil font partie du comité
national de soutien au mouvement du 20 février. M est l'illustration
parfaite, si l'en est, du << militant multipositionné >>,
qui produit ce lien essentiel entre le cyber-activisme, la
société civile et la politique partisane. Plutôt que de
s'inscrire dans un positionnement qui cultive l'esprit de corps, il multiplie
les contacts et les << sympathies >> avec une pluralité de
structures et d'organisations positionnées dans des champs sociaux
différents, et qui génère in fine ce ramassage
des acteurs de la contestation.
Pour M le mouvement du 20 février ne vise pas
l'immédiateté, il est un mouvement qui veut faire mûrir au
Maroc une révolution culturelle sur le long terme. Il y a en effet au
sein du mouvement une conscience des rapports de force actuels et une
lucidité sur l'état de la société qui fait pencher
certains militant sur la thématique de la << guerre de position
>> chère à la théorie gramscienne. Il faut selon M
mettre en évidence la possibilité d'une parole alternative
à la fois radicale et responsable, mais qui ne fasse jamais le jeu du
compromis avec le pouvoir et qui s'éloigne le plus possible de la
tendance à se replier sur la logique du consensus et de l'attente de
jours meilleurs. Il faut cultiver un projet de société alternatif
et montrer à la population que des forces sociales existent pour, non
seulement réclamer le changement, mais surtout commencer à le
construire.
La construction d'un projet alternatif au makhzen a
été selon le M le grand espoir porté par le concept de
« société civile ». Celle-ci devait mûrir une
« contre hégémonie », une pratique de la
démocratie et une fabrication du lien social qui se manifestent en
antithèse des pratiques makhzeniennes. Depuis plus de vingt ans
maintenant la société civile marocaine a germé et a
apporté des changements substantiels, mais cela reste en dessous du
défi à relever selon M. Quant elles ne sont pas
récupérées par les appareils du makhzen, et qu'elles
dépassent la simple logique du « développement », les
associations demeurent dans des logiques de plaidoyer politique qui restent
fermées sur elles-mêmes et ne qui ne savent pas atteindre la masse
populaire. Ces associations, fréquentées pour certaines par M,
ont beaucoup de moyens financiers, surtout depuis l'ouverture aux bailleurs
internationaux, mais elles ne percent pas dans la société. Elles
ne parviennent pas à diffuser les valeurs progressistes qu'elles
défendent, bien que leurs logiques d'interventions soient très
pointues et professionnelles, mais elles restent l'apanage d'une élite
qui n'existe que pour elle-même. Le jugement de M est
sévère, mais il le porte d'autant plus sincèrement qu'il
estime que cette carence est remédiable avec un peu de volonté et
des changements d'habitudes. Ce sont des clivages de classes et au final une
peur de l'élite envers la « plèbe », qui engendre ce
blocage. Son modèle c'est le travail social réalisé par
les islamistes, qui ont fait leur beurre en investissant massivement les
quartiers populaires et en s'appliquant à construire une « contre
société », un nouveau lien social fondé sur un projet
politique pragmatique qui n'attend pas le pouvoir pour se mettre en chantier.
Il est intéressant de voir à cet égard comment
l'organisation des groupes islamistes en « contre-société
» (avec leur part d'échec et de réussite) contribue à
alimenter la réflexion des jeunes de la nouvelle
génération de militants progressistes. Car si les islamistes
d'al-Adl wal Ihssan ont bien réussi une chose, en dépit de toutes
les contraintes exercées par l'appareil étatique, c'est bien de
se constituer en « contre-institution », en une sorte de
société parallèle, faite de réseaux et de
systèmes de solidarité utilisant les zones d'ombres du
régime et ses lacunes pour rendre effectives les défections
latentes des populations les plus défavorisées afin de les faire
entrer dans leur giron. Les islamistes ont offert aux plus démunis, une
présence, une sollicitude, une écoute et des projets pour s'en
sortir (un système d'entre aide), monnayés en contrepartie par
une adoption des règles islamiques telles que les conçoit la
jamâ'a des adeptes du cheikh Yassine. Il serait exagéré
d'affirmer que les islamistes ont acquis l'adhésion des populations les
plus pauvres, les travaux de L. Zaki sur les campagnes électorales et le
clientélisme dans les bidonvilles nous montrent que la
réalité
sociale est plus complexe67. Cependant la force des
islamistes a bien été de savoir transformer intelligemment la
nécessité en vertu. Exclus du champ politique officiel, les
islamistes ont fait de la politique par le bas. La gauche, elle, reste
prisonnière d'une vision de la politique par le haut, selon M. Et cela
se voit clairement, ajoute-t-il, dans la manière dont l'argent des
subventions est géré et les types de projets qui sont
élaborés. Les ONG, les associations de plaidoyer et de
développement, sont selon M dans des logiques de gonflement du
réseau et de justification des dépenses. M prend un exemple, pour
justifier 300 000 euros de subvention on peut faire de grandes dépenses
sans effort. En dix jours de conférences, on peut réunir
cinquante experts dans des hôtels de luxe, produire des rapports pointus,
et penser ainsi qu'on va pouvoir changer les choses en tablant sur une prise en
compte du pouvoir et un changement dans les politiques publiques. Mais une
autre logique, qui demande beaucoup plus d'effort et un peu moins de confort,
de mondanité et d' « entre soi », serait d'organiser des
interventions à long terme dans les quartiers populaires. Pour M le
discours démocrate et moderniste a toute sa place dans les quartiers
populaires, les populations défavorisées n'attendent que
ça qu'on s'occupe un peu de leur problème et qu'on leur offre une
présence. Les gens enverraient volontiers leurs enfants dans des
ateliers où ils apprendraient toutes les choses que l'école
publique (quand ils la fréquentent) est incapable de fournir. Les gens
seraient au quotidien confrontés à d'autres discours,
rencontreraient des personnes qui les tireraient un peu des
déterminations dans lesquelles ils s'enlisent. Mais il est toujours plus
facile de justifier des dépenses sur dix jours que de prévoir un
calendrier étalé sur deux ans, de surcroît dans des
quartiers défavorisés, dont en fin de compte on craint
l'indigence et la misère culturelle comme une maladie incurable.
Pourtant selon M c'est la seule manière de stopper l'influence des
islamistes et de combler le vide laissé par les pouvoirs publics. C'est
cela le vrai fondement d'une société civile, et selon M, c'est
vers cette logique que le mouvement du 20 février veut s'acheminer.
67 Zaki Lamia, Pratiques politiques au bidonville,
Casablanca (2000-2005), thèse nouveau régime de science
politique, Institut d'études politiques de Paris, 2005
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