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Le "mouvement du 20 février" au Maroc, une étude de cas de la coordination locale de Rabat

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par Romain Chapouly
Institut d'études politiques de Lyon - Master 2 2011
  

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3) M, indépendant mais sympathisant

M est un militant situé à la lisère des mondes partisans et cyber-activistes. Ces deux mondes ne sont en réalité pas aussi étanches qu'on ne le pense a priori, et ne s'opposent pas forcément, même si l'on a tendance à appréhender l'avènement de la jeunesse numérique comme l'antithèse du militantisme partisan. Au sein du mouvement du 20 février, les adeptes les plus fervents de l'indépendance politique du mouvement s'opposent, il est vrai, souvent aux militants de parti exposant par trop leur ambition de récupération politique. Mais M est l'illustration de la jonction essentielle qui existe entre ces deux sphères et qui fort de cette hybridation donne la puissance et la cohérence au mouvement. Se situer à la frontière signifie en quelque sorte avoir un pied dans chaque espace, et M est à la fois un indépendant (il n'est pas encarté) qui a débuté son militantisme sur la toile (en tant que blogueur) mais qui s'est progressivement rapproché d'un parti politique, le PSU.

M se décrit comme l'aîné d'une famille de la classe moyenne marocaine, une famille plutôt libérale mais qui n'a rien à voir de près ou de loin avec la politique. Son engagement M ne l'explique pas par une filiation familiale, mais par une prise de conscience individuelle et un goût pour les débats d'idées et l'intérêt général. Il se décrit volontiers comme « révolutionnaire dans l'âme » mais il se sent fondamentalement démocrate, un sentiment qui l'affecte profondément au point de se sentir vraiment mal à l'aise avec la manière dont le Maroc est gouverné. Et s'il déteste le makhzen c'est avant tout pour des raisons patriotiques, le bilan du makhzen est selon lui une catastrophe dans tous les domaines, c'est ce mode de gouvernement archaïque qui condamne le Maroc à l'immobilité. Mais, ajoute-t-il, ce système néfaste n'est pas transformable sans une puissance collective d'inspiration révolutionnaire, c'est-à-dire capable d'être plus qu'une simple proposition de réforme comme il y en a eu tant par le passé. L'énumération des

dysfonctionnements de l'administration, des affaires politiciennes, du manque de responsabilité des agents de l'Etat et des faits de corruption généralisés au Maroc, sont pour lui un sujet de conversation sans fin, et toujours teinté d'une ironie amère. Pour M il n'y a pas de prospérité possible sans une souveraineté citoyenne et un fonctionnement démocratique du pouvoir, qui selon lui est la condition première de l'intelligence commune. Le « développement » est une coquille vide qui ne fait que perpétuer le statu quo s'il n'est pas accompagné d'une dimension politique. Pour M le mouvement du 20 février est justement ce moment d'une parole politique venue clarifier plus de 50 ans de discours sur le « développement ». Que sont ces cinquante années de l' « après indépendance » si ce n'est l'échec du Makhzen comme mode de gouvernement ? Cette question qui vient comme une sentence, si souvent entendue, est certainement celle qui anime le plus intensément les coeurs des militants févriéristes.

M est un blogueur depuis 2005. Il a rejoint le cyber-activisme à défaut d'entrain pour le militantisme partisan, expliquant qu'il était, comme la plupart des jeunes marocains, rétifs à l'idée d'entrer dans un jeu où les dés sont pipés, un système où la vénalité et l'ambition personnelle l'emportent sur l'intérêt général. M s'identifie à ces marocains qui ont boycotté la politique parce qu'ils voyaient la politique autrement. Et puis ajoutet-il, les partis fonctionnent comme des bureaucraties où les luttes de pouvoir et conflits d'intérêts sclérosent les mécanismes internes et ruinent tout espoir pour les nouveaux entrants de peser. C'est à l'aune de ce sentiment, si massivement partagé chez les jeunes, que l'on peut comprendre pourquoi un parti politique comme le PSU a pu progressivement attirer l'attention de M. A gauche l'USFP n'a plus de cohérence, il est trop compromis avec le pouvoir, et il a sacrifié ses bases militantes pour rejoindre les logiques électoralistes qui nécessitent d'avoir recours aux notables. Quant à la Voie Démocratique (Annahj Addimocrati) M trouve son corpus idéologique désuet et son fonctionnement interne très peu démocratique. Ce parti ne prend pas ses décisions par le vote, et joue encore selon les règles prévalant durant les années de plomb, avec cette culture des officines et des cellules secrètes. Ce n'est pas avec cette façon de faire que la politique changera au Maroc, soupire-t-il. Le PSU, même s'il n'est pas parfait, M le considère comme le plus valable, dans cette synthèse entre l'idéal de justice sociale et ses valeurs démocratiques. En dépit de sa petite taille le PSU est le seul parti politique marocain à fonctionner sur un mode démocratique qui reconnaît l'existence de courants en internes. Un principe de base qui retiendra le fervent démocrate qu'est M.

M aime profondément son pays, et les attaches affectives qu'il a nouées avec les gens qui le peuplent sont indéfectibles, cependant qu'il regrette ce qu'il estime comme un manque d'entrain pour le bien public et l'absence d'une véritable culture démocratique au Maroc. Il relie instinctivement l'état de droit à l'autonomie individuelle, d'où sa lutte conjointe pour les libertés individuelles, la justice sociale et l'état de droit. L'échec de la politique makhzénienne n'a pas vraiment abîmé la monarchie et provoqué un basculement dans l'opinion en faveur d'un régime démocratique, au contraire toutes les tares du Maroc sont reprochées au gouvernement et aux parlementaires, qui selon M jouent le rôle de paravent de l'appareil monarchique. Quand on a 20 ans et que l'on est profondément heurté par toute cette gabegie et ce gâchis, on n'a pas vraiment envie d'y entrer pour changer les choses. A l'échelle individuelle ces choses-là sont plus grandes que tout et paraissent difficilement récupérables. Alors, nous dit M, quand on n'est rien et qu'on veut tout changer, le blog c'est l'occasion d'exister un peu politiquement.

Pendant près de 5 ans M alimente son blog régulièrement et se fait la main en matière de plaidoyer politique. Il acquiert un sens de l'écriture militante, un savoir-faire dans la manière de construire une argumentation, qui ne se contente pas de brandir ou de s'exclamer, mais qui sait poser intelligemment les raisons d'un refus ou d'une adhésion. Il n'est donc pas étonnant de retrouver régulièrement sa signature dans les textes et les divers argumentaires qui sont publiés sur les pages Facebook du mouvement du 20 février. La pratique du blog n'est en outre pas qu'un exercice d'éloquence et de commentaire d'actualité, cela donne aussi un statut permettant à l'individu d'accéder à un réseau. C'est ainsi qu'il fait la connaissance de toute cette blogosphère contestataire qui rêve de construire un ailleurs à défaut d'avoir prise sur l'ici. Sa participation dans l'association des blogueurs marocains a joué un rôle important dans la mise en réseaux de cette galaxie éclatée des cyber-activistes.

Le mouvement MALI a été un révélateur dans le domaine du cyber-activisme, la preuve qu'une << chose >> bien réelle pouvait accoucher du Net. Néanmoins M n'a pas pris part aux actions organisées par le MALI durant l'été 2009. Même s'il reconnaissait la part de courage et les valeurs des organisateurs, et en partageait l'esprit et les principes, il y avait un bémol, un côté un peu puéril à aller se focaliser sur un problème comme celui du << droit de manger pendant le ramadan >>. C'était transformer une conviction légitime

en un acte hâtif de dissidence qui ne pouvait être perçu autrement que comme une provocation. Organiser un pique-nique pendant ramadan alors qu'aucune force politique ni aucun mouvement de la société civile n'a véritablement déblayé au préalable le terrain pour un débat de fond, c'était se jeter dans un piège avec lynchage populaire à la clé. Pour M la question de la laïcité est pour le moment un projet muet, une idée en latence qui n'a encore jamais trouvé à se loger dans l'espace politique du Maroc. Pour lui il s'agit de construire les bases de la lutte pour un projet laïc. Il est certain qu'une partie de la population marocaine vit intimement avec cette culture laïque et souhaiterait faire entendre son droit à ne pas suivre des préceptes religieux, mais toujours est-il qu'au Maroc le terrain est vierge politiquement sur cette question. Comme pour un grand nombre de févriéristes la laïcité est un principe moteur chez M, mais c'est une question d'agenda qui la met hors de propos pour le moment. Pour M on ne peut pas demander à une population fortement touchée par l'illettrisme, et dont le socle culturel est largement déterminé par les principes religieux, de souscrire à ce genre d'attitude, qui sera forcément perçue comme un caprice de « jeunes impies » qui corrompent le pays. Il ne peut y avoir que de l'incompréhension, un sentiment de vivre dans deux mondes différents. Pour M ce genre d'action contribue à la division entre le peuple et l'élite, et le débat ne se crée pas si les différentes parties ne s'accordent pas sur le principe de s'écouter mutuellement. C'est donc au final moins le contenu de la mobilisation que la méthode (passage du virtuel au réel) qui a fait du MALI un modèle à suivre.

Le passage de la blogosphère à la politique, M le doit à ces structures intermédiaires qui jouent sur une pluralité d'espaces et qui sont comme des points nodaux à l'intérieur de ce tissu si disparate et nébuleux qu'est l'espace contestataire. Cet espace contestataire est moins un espace homogène qu'une scène évanescente où naissent et disparaissent sporadiquement des positions et des attitudes formant une somme, mais toujours diluée et éparpillée. Ce sont les espaces réels, les structures qui apparaissent en positif, qui permettent de faire rencontrer les volontés existantes mais éparpillées dans l'océan numérique et construire un vouloir collectif solide. A cet égard, c'est en qualité de blogueur qu'il se fait inviter puis recruter en 2009 par « l'organisation pour les libertés d'information et d'expression », créée par le PSU. Au début il voulait simplement assister aux réunions et aux assemblées de l'organisation, pour se renseigner sur ces thématiques qu'il affectionne et rencontrer des personnes qui partagent ses valeurs. Mais

il a été élu, presque malgré lui dit-il, au bureau exécutif de l'organisation. Dés lors ses responsabilités nouvelles l'amènent à se rapprocher des militants PSU qui composent une bonne partie des effectifs, notamment des leaders comme Mohamed Aouni. L'OLIE a participé en tant qu'organisation de la société civile à la coalition de solidarité avec les peuples tunisiens et égyptiens en janvier 2011, coalition dans laquelle on retrouve l'AMDH pour conduire les manifestations sur Rabat.

Depuis la création du mouvement du 20 février, dont il est une des personnes ressources dans la coalition de Rabat, M s'est vu invité par un grand nombre de structures associatives, et dont il a, pour certaines, intégré les effectifs adhérents. Il fait par exemple partie du << Forum citoyen pour le changement démocratique >> fondé par Karim Tazi, grand industriel marocain qui soutien le mouvement du 20 février, ou encore de la << coalition pour une monarchie parlementaire >> fondée en mars 2011, et dont tous les membres du conseil font partie du comité national de soutien au mouvement du 20 février. M est l'illustration parfaite, si l'en est, du << militant multipositionné >>, qui produit ce lien essentiel entre le cyber-activisme, la société civile et la politique partisane. Plutôt que de s'inscrire dans un positionnement qui cultive l'esprit de corps, il multiplie les contacts et les << sympathies >> avec une pluralité de structures et d'organisations positionnées dans des champs sociaux différents, et qui génère in fine ce ramassage des acteurs de la contestation.

Pour M le mouvement du 20 février ne vise pas l'immédiateté, il est un mouvement qui veut faire mûrir au Maroc une révolution culturelle sur le long terme. Il y a en effet au sein du mouvement une conscience des rapports de force actuels et une lucidité sur l'état de la société qui fait pencher certains militant sur la thématique de la << guerre de position >> chère à la théorie gramscienne. Il faut selon M mettre en évidence la possibilité d'une parole alternative à la fois radicale et responsable, mais qui ne fasse jamais le jeu du compromis avec le pouvoir et qui s'éloigne le plus possible de la tendance à se replier sur la logique du consensus et de l'attente de jours meilleurs. Il faut cultiver un projet de société alternatif et montrer à la population que des forces sociales existent pour, non seulement réclamer le changement, mais surtout commencer à le construire.

La construction d'un projet alternatif au makhzen a été selon le M le grand espoir porté par le concept de « société civile ». Celle-ci devait mûrir une « contre hégémonie », une pratique de la démocratie et une fabrication du lien social qui se manifestent en antithèse des pratiques makhzeniennes. Depuis plus de vingt ans maintenant la société civile marocaine a germé et a apporté des changements substantiels, mais cela reste en dessous du défi à relever selon M. Quant elles ne sont pas récupérées par les appareils du makhzen, et qu'elles dépassent la simple logique du « développement », les associations demeurent dans des logiques de plaidoyer politique qui restent fermées sur elles-mêmes et ne qui ne savent pas atteindre la masse populaire. Ces associations, fréquentées pour certaines par M, ont beaucoup de moyens financiers, surtout depuis l'ouverture aux bailleurs internationaux, mais elles ne percent pas dans la société. Elles ne parviennent pas à diffuser les valeurs progressistes qu'elles défendent, bien que leurs logiques d'interventions soient très pointues et professionnelles, mais elles restent l'apanage d'une élite qui n'existe que pour elle-même. Le jugement de M est sévère, mais il le porte d'autant plus sincèrement qu'il estime que cette carence est remédiable avec un peu de volonté et des changements d'habitudes. Ce sont des clivages de classes et au final une peur de l'élite envers la « plèbe », qui engendre ce blocage. Son modèle c'est le travail social réalisé par les islamistes, qui ont fait leur beurre en investissant massivement les quartiers populaires et en s'appliquant à construire une « contre société », un nouveau lien social fondé sur un projet politique pragmatique qui n'attend pas le pouvoir pour se mettre en chantier. Il est intéressant de voir à cet égard comment l'organisation des groupes islamistes en « contre-société » (avec leur part d'échec et de réussite) contribue à alimenter la réflexion des jeunes de la nouvelle génération de militants progressistes. Car si les islamistes d'al-Adl wal Ihssan ont bien réussi une chose, en dépit de toutes les contraintes exercées par l'appareil étatique, c'est bien de se constituer en « contre-institution », en une sorte de société parallèle, faite de réseaux et de systèmes de solidarité utilisant les zones d'ombres du régime et ses lacunes pour rendre effectives les défections latentes des populations les plus défavorisées afin de les faire entrer dans leur giron. Les islamistes ont offert aux plus démunis, une présence, une sollicitude, une écoute et des projets pour s'en sortir (un système d'entre aide), monnayés en contrepartie par une adoption des règles islamiques telles que les conçoit la jamâ'a des adeptes du cheikh Yassine. Il serait exagéré d'affirmer que les islamistes ont acquis l'adhésion des populations les plus pauvres, les travaux de L. Zaki sur les campagnes électorales et le clientélisme dans les bidonvilles nous montrent que la réalité

sociale est plus complexe67. Cependant la force des islamistes a bien été de savoir transformer intelligemment la nécessité en vertu. Exclus du champ politique officiel, les islamistes ont fait de la politique par le bas. La gauche, elle, reste prisonnière d'une vision de la politique par le haut, selon M. Et cela se voit clairement, ajoute-t-il, dans la manière dont l'argent des subventions est géré et les types de projets qui sont élaborés. Les ONG, les associations de plaidoyer et de développement, sont selon M dans des logiques de gonflement du réseau et de justification des dépenses. M prend un exemple, pour justifier 300 000 euros de subvention on peut faire de grandes dépenses sans effort. En dix jours de conférences, on peut réunir cinquante experts dans des hôtels de luxe, produire des rapports pointus, et penser ainsi qu'on va pouvoir changer les choses en tablant sur une prise en compte du pouvoir et un changement dans les politiques publiques. Mais une autre logique, qui demande beaucoup plus d'effort et un peu moins de confort, de mondanité et d' « entre soi », serait d'organiser des interventions à long terme dans les quartiers populaires. Pour M le discours démocrate et moderniste a toute sa place dans les quartiers populaires, les populations défavorisées n'attendent que ça qu'on s'occupe un peu de leur problème et qu'on leur offre une présence. Les gens enverraient volontiers leurs enfants dans des ateliers où ils apprendraient toutes les choses que l'école publique (quand ils la fréquentent) est incapable de fournir. Les gens seraient au quotidien confrontés à d'autres discours, rencontreraient des personnes qui les tireraient un peu des déterminations dans lesquelles ils s'enlisent. Mais il est toujours plus facile de justifier des dépenses sur dix jours que de prévoir un calendrier étalé sur deux ans, de surcroît dans des quartiers défavorisés, dont en fin de compte on craint l'indigence et la misère culturelle comme une maladie incurable. Pourtant selon M c'est la seule manière de stopper l'influence des islamistes et de combler le vide laissé par les pouvoirs publics. C'est cela le vrai fondement d'une société civile, et selon M, c'est vers cette logique que le mouvement du 20 février veut s'acheminer.

67 Zaki Lamia, Pratiques politiques au bidonville, Casablanca (2000-2005), thèse nouveau régime de science politique, Institut d'études politiques de Paris, 2005

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"Je ne pense pas qu'un écrivain puisse avoir de profondes assises s'il n'a pas ressenti avec amertume les injustices de la société ou il vit"   Thomas Lanier dit Tennessie Williams