la C.N.R.A.R. et ses conséquences
1. Le point de départ
Les personnes expulsées suite aux décisions de
la C.N.R.A.R. ou de ses délégués, en plus de la bataille
politique qu'elles ont menée notamment par le sit-in devant la
Présidence de la République, ont aussi engagé un combat
judiciaire pour faire valoir leurs droits. Elles ont invoqué
l'inconstitutionnalité de l'article 6 du D.-L. instituant la C.N.R.A.R.
qui stipule que les décisions de cette dernière ont valeur de
jugements coulés en force de chose jugée. Dans son arrêt du
21 novembre 1994, la Cour Constitutionnelle qui était saisie de l'action
leur a donné effectivement raison en constatant
l'inconstitutionnalité de cette disposition
légale.118
Selon cet arrêt, la mission de rendre justice
était effectivement réservée aux seuls Cours et Tribunaux
par l'article 140 de la Constitution119; que de fait, les conditions
de recrutement et de nomination des magistrats des Cours et Tribunaux, leur
organisation et leur mode de fonctionnement sont soumis à des
règles particulières en vue d'assurer la compétence,
l'impartialité et l'indépendance de la Magistrature, et que par
conséquent, l'organe créé par le D.-L.
précité était une simple commission administrative qui ne
présentait pas les garanties d'indépendance et
d'impartialité d'un organe judiciaire.
116Voir C. UWERA, « Visite du
Président Ndadaye en province Makamba. Bientôt un code foncier
pour régler la question des rapatriés. », in Le Renouveau
du Burundi n° 4218 du 18 octobre 1993, pp. 1-4
117 Voir le D.P. n°100/49 du 30 juillet 1993 portant
nomination des membres de la Commission Nationale chargée du Retour, de
l'Accueil et de la Réinsertion des Réfugiés burundais,
B.O.B. n°10/93, pp.590-591
118 Voir, Cour Constitutionnelle du Burundi, Rôle de la
Cour Constitutionnelle du Burundi (R.C.C.B.) n°31 du 21 novembre 1994
(inédit)
119 L'équivalent de l'art. 205 de la Constitution
actuelle
L'inconstitutionnalité de cet article entraînait
la remise en cause des actes juridictionnels de la C.N.R.A.R.120
2. Conséquences de l'arrêt de la Cour
Constitutionnelle
Nonobstant cette défensive de la Cour
Constitutionnelle contre l'atteinte à la séparation des pouvoirs
qui s'était manifestée par l'attribution des pouvoirs
juridictionnels à la C.N.R.A.R. qui est un organisme administratif, le
problème reste toujours d'actualité.
D'autres « commissions administratives » ayant la
même nature et le même objet ont été
recréées, en l'occurrence la C.N.R.S. et la C.N.T.B. La seule
leçon tirée par l'Exécutif et le Législatif de
l'arrêt susmentionné est qu'ils se sont gardés de reprendre
la disposition selon laquelle les décisions de ces commissions ont
valeur de jugements coulés en force de chose jugée, ne pouvant
être attaqués que par tierce opposition.
Pour le reste, la lecture des textes créateurs de ces
administrations de mission en charge de la réhabilitation des
sinistrés laisse voir une attribution des fonctions juridictionnelles
qui sont à tout le moins dissimulées. Ce qui a suscité une
controverse sur la nature juridique de ces commissions et celle de leurs
décisions.
En effet, selon une certaine opinion, les fonctions
juridictionnelles de ces commissions ne ressortent pas explicitement des textes
créateurs, et en considération du critère organique, ces
commissions ne prennent que des actes administratifs. Ceci suppose que le
recours juridictionnel contre toutes les décisions de ces commissions
est de la compétence de la Cour Administrative. Cette opinion est
décelable parmi la plupart des fonctionnaires de la C.N.T.B. qui veulent
écarter le risque de la déclaration d'inconstitutionnalité
de leurs décisions en application du précédent
susmentionné. Ils soutiennent qu'ils agissent en qualité de
médiateurs et non de juges. Cependant, les partisans de cette
thèse éprouvent des difficultés dans la qualification
juridique des décisions de la C.N.T.B. à cause de l'absence du
cadre légal de la médiation ici chez nous121, et des
lacunes des textes juridiques qui instituent cette entité
administrative; d'autant plus qu'elle a mis en place une procédure de
résolution des litiges très proche du droit judiciaire
privé.
120 G. GATUNANGE, op. cit., p.15
121Voir G.WAKANA, La législation sur les
méthodes alternatives (ou non judiciaires) de résolution des
conflits, Bujumbura, 2008, Global Rights, p. 6
Selon une seconde opinion, différente de la
précédente, l'interprétation des textes créateurs
desdites commissions permettrait d'affirmer que ces dernières disposent
des pouvoirs juridictionnels. Cette opinion domine dans le milieu
universitaire. Elle souligne la persistance du risque de remise en cause des
actes juridictionnels de ces commissions.
C'est ainsi que G.WAKANA écrit que « comme
indiqué dans la jurisprudence de la Cour Constitutionnelle, la C.N.TB.
risque d'tre qualifiée de simple commission administrative dont les
solutions ne peuvent pas être considérées comme ayant la
force de chose jugée. D'autre part poursuit-il, la loi qui
organise la C.N.T.B. stipule en son article 22 que les décisions de la
C.N.T.B. sont susceptibles de recours devant les juridictions
compétentes, comme s'il s'agit de l'application du principe du double
degré de juridiction consacré par notre système
judiciaire. En d'autres termes, la C.N.T.B. serait une sorte de juridiction non
prévue par le Code d'Organisation et de Compétence Judiciaires,
ce qui serait encore une fois une violation de l'article 205 de la Constitution
du 18 mars 2005, et partant inconstitutionnelle en application de
lalurisprudence ci-haut citée. Le risque est donc là de revenir
à la case départ. »1 2
Mais bien avant, G.GATUNANGE avait mentionné en 2004 que
la question de l'inconstitutionnalité des décisions de la
C.N.R.A.R. reste pleinement d'actualité, puisque l'Accord d'Arusha
prévoit la création d'une Sous-commission ad hoc qui, à
bien des égards, ressemble aux commissions
précédentes.123
3. Esquisse de solution
On peut trouver une solution à la question de la
nature juridique des commissions en charge de réhabiliter les
sinistrés et celle de leurs décisions qui concilie les
divergences de vue en présence.
En effet, nous considérons que ces commissions sont
des organismes administratifs, plus précisément des
administrations de mission qui, de façon dérogatoire, font office
de juridictions pour apurer rapidement le contentieux qui met en cause les
sinistrés. Ce genre d'administrations prennent alors des actes «
administratifs juridictionnels ».124
122G. WAKANA, op.cit., p.5
123G.GATUNANGE, op. cit., p.15
124 Voir A.BOCKEL, Droit administratif,
Dakar-Abidjan, Les nouvelles Editions Africaines,
1978, p.165
La notion d'acte « administratif juridictionnel »
est le résultat de la définition fonctionnelle des actes
juridiques, ce qui constitue une dérogation à la
définition organique des actes juridiques soutenue par la
première opinion.
Le législateur étant le maître de la
légalité, il arrive qu'il confie des fonctions juridictionnelles,
à titre exceptionnel, à certains organismes administratifs. A ce
titre, ils édictent des actes juridictionnels et non administratifs. Ces
hypothèses sont à distinguer de celle où l'organe est
juridictionnel par lui-même. Ce sont des structures administratives
exerçant normalement des fonctions administratives qui, sans modifier
forcement leur composition, font office de juridictions. Donc, les
administrations de missions antérieures à la C.N.T.B.
relativement à son mandat posaient comme elle, une partie des actes
juridiques de nature juridictionnelle.
Nous pensons que la Cour Constitutionnelle ne devrait pas
condamner de manière absolue et en tout temps les actes juridictionnels
d'un organisme administratif. En cas de saisine éventuelle du cas
d'espèce, elle devrait être amenée à tempérer
sa rigueur et opérer un revirement de sa jurisprudence, en admettant la
solution d'acte « administratif juridictionnel », à condition
que ce soit à titre exceptionnel. Ainsi, le contexte historique de
sortie de guerre et la nécessité de l'application de la Justice
transitionnelle au Burundi, combinés avec d'autres raisons qui fondent
l'usage de l'Administration de mission, justifient que des fonctions
juridictionnelles soient confiées à des organismes administratifs
tels que la C.N.T.B. et la C.V.R.
On ne doit pas perdre de vue que ces administrations de
mission font partie des mécanismes de Justice transitionnelle
prévus dans l'Accord d'Arusha. Dès lors, les juges de la Cour
Constitutionnelle ne devraient pas aujourd'hui donner raison à ceux qui
remettraient en cause les solutions exceptionnelles et alternatives issues de
la C.N.T.B. et de la C.V.R. sans créer le risque de remettre en cause,
ipso facto, l'Accord d'Arusha qui est en même temps la source de ces
structures et même de la Constitution.
« Autre temps, autres moeurs »; et, pour des
situations exceptionnelles, il faut des mesures exceptionnelles. Nous avons
écrit lors de la définition que c'est la souplesse d'intervention
de l'Administration de mission qui la fait bénéficier d'un
régime juridique dérogatoire du droit commun administratif
façonné par la loi et le juge pour garantir les droits des
administrés et les exigences de l'intérêt
général.
En résumé, le problème de la
constitutionnalité des actes juridictionnels des organismes de mission
trouve sa solution dans la notion d'acte « administratif juridictionnel
» commandé par les circonstances exceptionnelles du moment ainsi
que dans son bénéfice du régime juridique
dérogatoire du droit administratif commun. Cependant,
les activités juridictionnelle et administrative sont aujourd'hui
malaisées à distinguer. En réalité, la ligne de
séparation manque de netteté et la question de savoir à
quoi on reconnaît une juridiction ou une administration reste
ouverte125.