1.2.2. Cadre théorico-conceptuel
Cette étude est orientée par certains acquis
théoriques existants. Les concepts fondamentaux qui la fondent trouvent
leurs significations particulières à l'intérieur des
théories ou paradigmes choisis. Nous voudrions élargir ces
théories à d'autres sphères géographiques et
culturelles avec une ambition future d'en augmenter la portée pour
expliquer la problématique de développement politique et
concevoir un modèle de construction de la paix.
1.2.2.1. Construction théorique
La recherche est fondamentalement inscrite dans le
schéma de raisonnement sociologique d'Alain Touraine appelé
sociologie de l'action(1). Elle mobilise également le paradigme de
« mode populaire d'action politique >> (MPAP) de
Jean-François Bayart(2) et celui de mobilisation des ressources
initiée par Anthony Obershall et compagnons(3). Enfin, elle recourt
à l'approche psychosociale (4) pour interpréter le comportement
collectif dans les Mouvements de résistance.
Un paradigme est, selon Michel Miaille « un cade
théorique, une manière de trouver des solutions parce qu'il est
une manière de poser les problèmes >>(5). Il poursuit en
attribuant deux sens à un paradigme. D'une part, le paradigme constitue
une armature théorique fondamentale, rendant compte de la science
à un moment donné, connaissance de certains objets. D'autre part,
le paradigme est ce à quoi adhère un groupe
12 F. DEPELTEAU, Op. Cit., pp. 63-65.
scientifique, c'est-à-dire les croyances, les valeurs
et techniques communes aux membres d'un groupe donné et que l'on peut
dénommer le sens sociologique du paradigme.(13)
Pour mieux cerner la pensée touranienne, il importe de
reproduire son modèle sociologique et son schéma d'analyse.
Fig. n° 3 : Modèle sociologique d'Alain Touraine
Historicité
Domination
|
Système d'action Système des
Historique rapports des classes
|
Champ d'histoire
|
Influence
Emprise
Système politique
|
institutionnel
|
|
Innovation
Pouvoir
Revendication
Détermination
Modernisation
Différenciation
|
Système organisationnel
|
Source : A. TOURAINE, Pour la
sociologie, Paris, seuil, 1974.
Ce modèle tourainien retient 3 sous-systèmes :
le système organisationnel, le système institutionnel et le champ
d'historicité. Le premier est marqué par des relations de
différenciation entre statuts et rôles des acteurs sociaux. Le
deuxième est le champ d'expression des relations d'influence entre
forces politiques. Le troisième enfin comprend les relations de
domination entre classes sociales (acteurs historiques). Ce dernier, le champ
d'historicité est le plus élevé dans la hiérarchie
des sous-systèmes. En effet, l'historicité est, dans la
conception touranienne, la capacité de la société de se
transformer, de produire des orientations sociétales et culturelles. Il
est le siège de l'enjeu collectif, culturel des
13 M. MIAILLE, Op. Cit., p.30.
rapports des classes où émerge progressivement
l'ordre qui imprime une orientation aux pratiques.
Ainsi, l'analyse sociologique peut suivre la démarche
indiquée cidessous.
Figure n° 4 : Démarche d'analyse actionnaliste
selon Touraine
ACTION
historicité
rapports de classe
institution
ORDRE
modernisation
adaptation
Développement
CHANGEMENT
répression
règle
reproduction
dysfonctionnement
blocage
domination
décadence
organisation
CRISE
Source : A. TOURAINE, la voix et le
regard, Paris, seuil, 1978, p.101.
Jérôme LaFargue note ce qui suit à propos de
ce schéma d'Alain Touraine.
« D'après ce schéma, l'historicité
se transforme en organisation sociale, ce qui suppose la formation d'un
pouvoir, créateur de l'ordre, lequel décompose directement ou
indirectement les relations sociales en opposition entre l'inclusion et
l'exclusion ; ce qui a été mis hors société peut
devenir agent de changement social si l'Etat cherche à répondre
à des demandes nouvelles de l'environnement ».14
14 J. LAFARGUE, Op. Cit, p. 105.
Le schéma théorique d'Alain Touraine admet une
approche dialectique dans l'explication du social. De ce fait, il rejette toute
conception déterministe. La société n'a ni lois, ni base,
elle n'est pas un édifice d'instances. La société n'est
pas un édifice politique et culturel construit sur des bases
matérielles.
Il n'y a pas des lois des sociétés capitalistes,
il n'y a pas de lois d'évolution des sociétés qui iraient
inévitablement vers le socialisme et la société des
classes. Il n'y a pas de déterminisme par les forces de production et
par l'évolution technologique. Les acteurs n'agissent pas de
manière mécanique en réponses aux valeurs.
La théorie touranienne permet ainsi de manipuler des
concepts opératoires comme l'historicité, les rapports de
classes, le système institutionnel et l'organisation sociale, le
changement social, les mouvements sociaux.
Parlant des mouvements sociaux en particulier, leur
étude sociologique a été inaugurée par Mancur
Olson(15) sous le terme de l'action collective. Cette
dernière est simplement une action concertée visant à
attendre des objectifs communs au sein d'un environnement donné. Il met
l'accent sur la perspective de l'individualisme méthodologique pour
justifier une action individuelle et non sur la communauté des
intérêts. Il convient donc de rechercher la logique de l'action
collective au-delà de la logique de l'action individuelle (c'est le
paradoxe de l'action collective). La mobilisation a les chances de
réussir dans les petits groupes où existent des relations denses
et en fait, le sentiment d'appartenance. L'aptitude pour un groupe à
produire des incitations sélectives ou des mesures coercitives est
également une condition pour une action collective.
15 M. OLSON, LRIIIXeUEIUlWIRQUIROBEV, Paris,
P.U.F., 1966.
Tableau n°1 : Caractéristiques principales des
paradigmes de l'action collective
|
« Ancien paradigme »
|
« Nouveau paradigme »
|
Acteurs
|
Groupes socio-économiques
agissant dans l'intérêt du
groupe et impliqués dans le conflit pour la
redistribution
|
Groupes socio-économiques
n'agissant pas comme tels.
|
Revendications
|
Croissance économique et
distribution ; sécurité sociale
et militaire ; contrôle social
|
Préservation de la paix,
l'environnement, des droits de l'homme et d'une organisation
du travail non aliénante
|
Valeurs
|
Liberté et sécurité de la
consommation privée ; progrès matériel
|
Autonomie de la personne et identité, en tant
qu'opposées au contrôle centralisé
|
Modes d'action
|
a) au niveau interne :
organisation formelle ;
association représentative de grande taille
b) au niveau externe :
intermédiaire pluraliste ou
corporatiste des intérêts ;
compétition entre partis politiques ; loi de la
majorité
|
a) au niveau interne :
structure informelle ;
spontanéité ; faible degré de
différentiation horizontale et
verticale
b) au niveau externe : actions protestataires
fondées sur les demandes formulées dans des termes surtout
négatifs
|
Source : J. LAFARGUE, Op.cit., p.
110.
La richesse théorique du paradigme de la «
politique par la bas >> se rapportant à notre étude peut se
lire à travers ces considérations de Daniel Bourmaud reprises par
Amuri Misako:
« Inaugurée avec le lancement de la revue
politique africaine au détour des années 80, le thème de
la « politique par le bas >> se propose de remettre la pyramide
africaniste sur ses pieds. Elle s'inscrit en réaction contre le
déterminisme dépendantiste et développementalisme (sic),
tout en refusant les
approches juridico-politiques telles qu'elles ont pu se
manifester en France notamment durant les années 60 et 70. L'appellation
« politique par le bas >> se veut une méthode d'analyse des
sociétés africaines en même temps qu'une théorie
sociale et politique >>.16
Ainsi, « les modes populaires d'action politique >>
suggère au chercheur de quitter le sphère supérieure de
gestion de la cité pour analyser le niveau inférieur de la
structure sociale :
« Il convient donc de déplacer la perspective
classique concentrée autour de l'étude de l'Etat, au sens
libéral de l'acceptation, et de ses capacités à
réagir la société dans une relation univoque de dominants
à dominés. Au contraire, le politique doit accorder une attention
prioritaire aux mécanismes par lesquels les dominés manifestent
leurs capacités d'innovation, de résistance et de contestation de
l'ordre établi >>(17).
Le paradigme de la « mobilisation des ressources >>
est tout autant nécessaire pour cette étude dans la mesure
où il nous permet à la suite de John Mac Carthy et Meyer Zald
(conception économiste de la théorie de la mobilisation des
ressurces) et Anthony Oberschall (conception politiste de la théorie de
la mobilisation des ressources) de comprendre davantage notre objet
d'étude.
Pour la conception économiste, D. La Peyronnie souligne
ce qui
suit :
« La création d'une action collective se comprend
comme la rencontre entre les objectifs d'un entrepreneur ou d'un ensemble
d'entrepreneurs et l'achat par des clients des produits de l'entreprise. Les
entrepreneurs agissent en essayant de satisfaire au mieux les
préférences des consommateurs, les incitants ainsi à
acheter leurs produits. L'action collective se crée
16 F.D. AMURI MISAKO, Op.Cit., p. 17.
17 J. F. BAYART, Op. Cit., p.53.
lorsque les objectifs d'une organisation rencontrent les
préférences pour le changement d'un ensemble d'individus,
transformant leur sympathie en participation. En faisant correspondre ses
objectifs avec les intérêts du secteur qu'elle cherche à
mobiliser, une organisation doit pouvoir convertir les sympathisants en
militants »(18).
Trois notions ressortent de cette conception à savoir :
l'organisation de mouvement social, l'industrie de mouvement social et le
secteur des mouvements sociaux.
Quant à la conception d'Obers Chall- ce dernier
étant considéré à juste titre comme le
précurseur de cette théorie avec une empreinte politiste
marquée par les présupposés olsoniens- elle met l'accent
sur la structuration d'un mouvement social (liens internes solides) combinant
la dimension verticale et la dimension horizontale ; l'organisation de la
collectivité. Pour lui, la mobilisation consisterait à recruter
les groupes d'acteurs organisés et actifs, et non pas à
rassembler une masse inorganisée d'individus plus ou moins
isolés. Du coup, la segmentation devient un facteur de mobilisation.
Le paradigme de la « mobilisation des ressources »
suggère le mode de raisonnement suivant :
« L'approche en termes de mobilisation des ressources se
focalise à la fois sur les supports et les contraintes sociétales
des mouvements sociaux. Elle examine la variété des ressources
qu'ils doivent mobiliser ; les liens entre les mouvements sociaux et les autres
groupes, leur dépendance à l'égard de soutien et les
tactiques
18 D. LAPEYRONNIE, « Mouvements sociaux et
action politique : Existe-t-il une théorie de la mobilisation des
ressources ? »in Revue française de Science Politique,
Volume 29, n°4, 1988, pp.604- 605 cité par J. LAFARGUE, Op.
Cit., p.96.
utilisées par les autorités pour les
contrôler ou les infiltrer >>(19).
L'on retient de Douz McAdam, John McCarthy et Meyer Zald une
synthèse présentée en ces termes :
« Ce n'est qu'en combinant les préoccupations
conceptuelles des anciennes et des nouvelles approches que l'on peut
espérer atteindre une compréhension complète de la
dynamique des mouvements (...) Selon nous, un travail complet sur les
mouvements sociaux implique deux choses : d'abord, il faut prendre en compte
les processus et les variables opérant aux niveaux macro et macro.
Secundo, on doit éclairer les dynamiques expliquant la stabilité
et le changement dans les mouvements déjà existant en même
temps que les processus qui, initialement, donnent naissance à ces
mouvements >> (20).
S'agissent de l'approche psychosociale des mouvements de
résistance, elle permet à l'analyse de ne pas passer sous silence
les phénomènes de motivation, contagion, imitation qui sont
déterminants dans la production et/ou la re-production des mouvements de
résistance. Patrice Mann souligne ce qui suit à ce sujet :
« L'interprétation psychosociale prend en compte
le jeu de l'influence, le rôle des croyances, des attentes, des
frustrations et des espérances des individus qui s'engagent dans les
mouvements collectifs alors que le second courant met l'accent sur la
rationalité des individus qui, alors qu'ils sont confrontés
à une situation
19 J-D. MCCARTHY et M.-N ZALD cités par J.
LAGROYE, Sociologie politique, Paris, Presse de la Fondation
Nationale des Sciences Politiques et Dalloz, 1991, p. 300.
20 D. MCADAM, J-D. MCCARTHY et M.-N ZALD, «
Social mouvement » cité par J. LAFARGUE, Op. Cit.,
p. 127.
de choix, essaient d'atteindre leur but de la façon la
plus efficace ou la moins coûteuse »(21).
Tout autant riches et élaborés qu'ils soient,
ces paradigmes ci-haut présentés trouvent indéniablement
leur place ici pour autant qu'ils correspondent à l'objet sous analyse.
En effet, l'étude des mouvements de résistance
considérée comme mouvements sociaux se situe dans le champ de la
sociologie de l'action. Leur présence analysable en termes de
composition - re-composition - décomposition, structuration -
restructuration - déstructuration, intégration -
désintégration traduit évidemment l'expression d'une
frustration, un conflit face à un pouvoir, à un environnement. Le
but est certainement le contrôle au sein du système social
national (RDC) ou local (Sud-Kivu) de l'historicité.
Il faut reconnaître que parler du système social
national ou local crée une confusion des frontières
géographiques de notre investigation.
Il n'est pas question d'élargir le champ d'étude
mais plutôt de considérer les deux systèmes sociaux dans
leurs relations systémiques constantes. Dans cette perspective, les
mouvements de résistance sont perçus comme des acteurs
historiques ayant leurs logiques. Ils sont également conscients de leur
existence fonctionnelle porteurs des projets-rationnels ou
nonvéhiculés à travers des idéologiques diverses
dont les actions logiques et non logiques sont susceptibles d'induire des
changements dans un processus dichotomique
soutien-récupération/opposition-conflit. Face au pouvoir et
autres acteurs de la société politique, les mouvements de
résistance n'est pas une classe sociale contestataire. C'est
plutôt un partenaire pour maîtriser les enjeux de la stabilisation
et de l'occupation spatiale ainsi que de l'autorité. Faut-il rappeler
que dans la théorie touranienne la conception déterministe de la
classe sociale est fortement désagrégée sinon sans valeur
heuristique. Fustigeant cette conception, Alain Touraine précise dans
l'une de ses oeuvres récentes ce qui suit :
« Cette place centrale occupée par l'idée
de société, et la définition de celle-ci comme un
système social doté de ses mécanismes de fonctionnement et
de changement, a pour contrepartie, il faut le souligner, un rejet de toute
analyse et de toute forme d'organisation sociale qui considère l'acteur
autrement que par la place qu'il occupe dans la société
»(22).
Pour construire les idéologies et poser des actions,
les mouvements de résistance mobilisent des ressources symboliques et
matérielles issues des rationalités parfois contradictoires
(fétichismes, vol, détournement, etc.). Les stratégies
sont aussi diversifiées : consensus, coopération,
intégration, violence.
En partant des mouvements de résistance, il ressort
nettement une prise en compte des modes populaires d'action politique. Des
changements sociaux peuvent être perceptibles à partir de
l'analyse des mouvements de résistance à l'intérieur
desquels les acteurs individuels ont des motivations personnelles, subissent la
contagion d'attitude ou de jeu d'influence, assurent la conduite du groupe
(leader).
Le schéma théorique qui guide notre étude se
présente comme suit :
22 A. TOURAINE, Un nouveau paradigme pour
comprendre le monde aujourd'hui, Paris, Fayard, 2005, p.93.
Paradigme de mobilisation des ressources
Motivation Contagion Leadership
John Mac Carthy Meyer Zald
Anthony Obershall
Jean-François Bayart
Figure n°5 : Schéma du cadre théorique
Mancur Olson
Paradigme de l'action collective
|
Approche psychosociologique
|
Paradigme de MPAP
|
Ce schéma indique en synthèse le cadrage
théorique de cette étude. Au centre, on trouve la sociologie de
l'action soutenue par les apports des paradigmes de mobilisation des
ressources, des modes populaires d'action politique, de l'action collective
ainsi que l'approche psychosociale. Les flèches vers le centre indique
une coopération tandis que celles verticales et horizontales expriment
en même temps un continuum et une coopération entre toutes les
théories mises en contribution. Les concepts opératoires de cette
étude trouvent leurs significations à l'intérieur des
paradigmes ci-haut élucidés.
|