3.1.3. Axe anthropo-sociologique
Cet axe retient les bases idéologiques liées
à la persistance de la conception traditionaliste de l'Etat, à
l'isolement des sociétés rurales, à la valorisation de la
superstition.
1° La conception traditionaliste de l'Etat
L'Etat traditionnel possède des caractéristiques
parmi lesquelles nous pouvons mentionner les suivantes telles que
présentées par Georges Balandier : une large place à
l'empirisme ; il se crée à partir d'unités politiques
préexistantes ; la diffusion ; la segmentation territoriale ; la
relation avec le sacré (79).
Les mouvements de résistance réfèrent
leur organisation politique, conception de l'Etat aux structures politiques
traditionnelles et aux valeurs véhiculées par l'Etat
traditionnel. Certes, il se remarque dans les mouvements de résistance
une ambivalence organisationnelle, résultante de la confusion entre le
moderne et le traditionnel dans les structures politiques. La
territorialité limitée à la sphère culturelle, les
dynamiques lignagères faisant prévaloir le critère de
parenté pour la distribution des fonctions, la place
prépondérante des moyens magicoreligieux pour justifier et
exercer la commande du groupe des principes bureaucratiques laissent
transparaître une vision traditionaliste de l'Etat au sein des mouvements
de résistance.
79 G. BALANDIER, L'anthropologie politique,
Paris, P.U.F., 1967, p.176.
Par contre, suite à la nécessité de
l'intégration dans le système militaire national, les mouvements
de résistance ont conformé progressivement leurs structures
militaires à l'organisation moderne de l'armée. Ainsi, ils ont
copié le modèle de la hiérarchisation et terminologie
utilisée dans l'armée régulière sans en respecter
les principes.
2° La superstition
Tous les mouvements de résistance sur lesquels notre
travail porte reconnaissent recourir aux pratiques superstitieuses ou
magico-religieuses. Tous les sujets interrogés, c'est-à-dire les
acteurs directs (chefs de groupe, ex-mai-mai), les acteurs indirects (chefs
coutumiers et notables ruraux) soutiennent de manière quasi
évidente l'inexistence des mouvements de résistance sans les
pratiques superstitieuses ou magico-religieuses. Ils expriment admirablement le
rôle protecteur desdites pratiques comme on peut le lire à travers
les déclarations ci-dessous d'un ex-mai-mai, actuellement colonel de
FARDC, rencontré à Bukavu :
« Les effets étaient réels sur la
protection des combattants, même de leurs armes. Les balles tombaient
d'elles-mêmes. Mon histoire est riche : on m'avait pris le 25/9/1999
à Buholo 4. J'était entouré par 20 militaires qui ont tous
tiré sur moi mais sans succès ».
Un vieillard ex- mai -mai rencontré à Sange a
également déclaré ceci : « On en peut pas combattre
sans les fétiches et Dieu.
Sans la force de nos fétiches, les rwandais nous
auraient déjà exterminé. A l'heure où nous parlons,
je suis protégé. Vous, les enfants de la ville, vous ne
connaissez pas la force de nos herbes. As-tu déjà vu une personne
disparaître comme du vent ? »
Il se dégage nettement que les pratiques
superstitieuses jouent un rôle idéologique considérable
dans les mouvements de résistance Elles impliquent le sacré, les
rites, les acteurs, les interdits.
- Le sacré
Le principe du sacré s'observe dans les pratiques
magicosuperstitieuses des mouvements de résistance au Sud-Kivu. Les
représentations produisent la croyance aux forces surnaturelles
protectrices pour lesquelles il faut observer le respect absolu. Ces pratiques
expriment également une croyance en un Dieu unique. Les objets de cette
croyance sont un Dieu suprême et les esprits des ancêtres à
travers les "forces" contenues dans certaines espèces
végétales. Tous les chefs des mouvements de résistance
interrogés reconnaissent le caractère absolu, sacré de
leurs pratiques magico-superstitieuses ainsi que la relation entre celles-ci et
la nature. Les éléments de la nature cités sont certaines
parties des espèces végétales (racines, écorces,
feuilles) et l'eau. Leurs forces respectives seraient dépendantes de la
prière et des sacrifices.
- Les rites
Ce sont des gestes exécutés et les formes
prononcés par les adhérents dans le but de provoquer ou
d'influencer les forces surnaturelles. N'ayant pas été au lieu de
déroulement des rites, nous ne pouvons les décrire
systématiquement. Néanmoins, des informations recueillies
auprès des chefs des mouvements de résistance, ex combattants des
mouvements de résistance et autorités coutumières, nous
pouvons déduire quatre types de rites à savoir : le rite de
« purification » des produits exécutés par le seul
magicien dit « docteur » ; le rite d'initiation pour les nouvelles
recrues ; le rite avant le combat ; le rite après le combat. Selon tous
les sujets d'enquête susindiqués, le portions magiques (l'eau, la
bouillie, le cendre, les herbes, ...) peuvent être utilisées
pendant le combat en vue du renforcement de la
protection sans faire objet d'un rituel. Il se pratique le
rituel de l'eau, le rituel de la bouillie ou le rituel de tatouage.
L'expérimentation ou test de vérification se ferait sur les
animaux, objets, arbres, etc. Le rituel se déroulerait en
exécutant des chants de circonstance, des gestes et états
stéréotypes (courber la tête, ne pas porter les habits,
etc.).
- Les interdits
Les pratiques magico-superstitieuses des mouvements de
résistance connaissent des interdits. Selon les idéaux des
mouvements de résistance, les éléments des forces
combattantes mortes pendant les affrontements armées sont censé
avoir violé les interdits. Ces derniers sont des principes
éthiques que tous les membres doivent observer. Nous avons relevé
quelques interdits tels qu'ils ressortent de recherches empiriques :
Tableau n°9 : Quelques interdits dans les mouvements
de résistance
Interdits
|
Groupes concernés
|
Ne pas manger la viande de chèvre
|
Mai-Mai Bunyakiri
|
Ne pas coucher avec une femme
|
Tous
|
Ne pas manger les entrailles ou la peau des animaux.
|
Mai-Mai Bunyakiri
|
Ne pas dormir à son domicile
|
Raiya mutomboki
|
Ne pas saluer les gens après le rite
|
Raiya mutomboki
|
Ne pas manger tout autre aliment à l'exception du sombe
|
Raiya mutomboki
|
Ne pas manger la nourriture
préparée par une femme
|
Raiya mutomboki
|
Ne pas voler
|
Tous
|
Ne pas violer
|
Tous
|
- Les acteurs
Les acteurs concernés par ce système
magico-superstitieux sont principalement les personnes directement
engagés dans les activités militaires. Les cadres administratifs
ou agents d'appoint ne sont pas concernés par les
cérémonies magico-superstitieuses. Les rites sont souvent
conduits par le grand magicien dit « docteur ». Le chef de groupe
subit des rituels particuliers qui lui confèrent des forces
prépondérantes sur les autres.
En somme, les mécanismes magico-superstitieux ont eu un
impact psychologique, philosophique, historique et théologique au sein
des mouvements de résistance. Ils ont pu maintenir l'unité des
groupes et garantir la détermination pour une lutte commune.
3° L'isolement des sociétés
rurales (80)
La désintégration de l'Etat congolais à
cause des facteurs structurels (mauvaise gouvernance, l'affaiblissement du
système économique) et conjoncturels (les guerres) n'a pas
épargné les sociétés rurales. Celles-ci ont
été isolées, c'est-à-dire non impliquées
dans la participation de la construction de l'Etat. Leurs relations avec les
sociétés urbaines (centres décisionnels) sont
caractérisées par l'exploitation et la domination. Vu sous cet
angle, les mouvements de résistance se sont présentés
comme une stratégie, un moyen des sociétés rurales de
revendiquer leur participation à la vie nationale. Ils ont
été pour les groupes sociaux (communautés, familles) et
les individus du monde rural un moyen d'affirmation de soi au niveau national,
provincial ou local. Cependant, la présence des mouvements de
résistance a bouleversé la
80 L'isolement des sociétés rurales
n'évoque pas la rupture des liens entre la société globale
et le monde rural. C'est plutôt une faible participation sinon des
rapports d'exploitation des sociétés rurales par l'Etat moderne
trop urbanise.
stratification sociale en imposant deux types
d'autorités avec des logiques ou rationalités différentes.
La première, traditionnelle est permanente, coutumière, et
incarne l'unité culturelle du groupe ; la seconde est militaire,
éphémère avec des qualités particulières.
L'affirmation communautaire ou individuelle a
été
remarquée par l'élévation de certains
membres des sociétés rurales aux statuts supérieurs dans
la hiérarchie sociale nationale au sein des institutions positives, de
l'armée et de la police nationales. Cette situation a provoqué
des appositions internes au sein des mouvements de résistance, des
confits au sein des groupes, et a incité les autres communautés
rurales à encourager la création de leurs propres mouvements de
résistance. Le mouvement de résistance Mai Mai de Bunyakiri a
connu des divisions internes lorsque les combattants venus de Kabare, Nghweshe,
Shabunda, Mwenga ont pris conscience des privilèges accordés aux
Batembo qui risquaient de devenir un grande force dans les zones rurales de
combat. Avec la complicité des autorités coutumières et
des faiseurs d'opinions urbains sont nés Simba mai-mai à Kabare,
Mudundu 40 à Walungu, Mai-mai Shikito à Mwenga, etc. La
même situation s'est produite dans les hauts plateaux où les
Bafuliro et Bavira ont créé leurs propres mouvements de
résistance après scission au sein des groupes mai-mai de Fizi.
L'hypothèse de l'isolement des masses rurales comme
fondement des idées directrices de mouvements de résistance
semble être justifiée par le fait de l'isolement politique,
l'isolement économique, l'isolement social et culturel que nombreuses
études ont démontré. S'agissant de l'isolement politique
en particulier, de nombreuses recherches tentent de démontrer que les
mouvements de résistance sont un mode de participation politique choisi
par les sociétés rurales. A titre illustratif, nous citons
certaines hypothèses émises par Fraternel Divin Amuri Misako dans
un passage de de conclusion :
« (...) le déclin de l'Etat a déjà
été constaté par les masses rurales dont la prise en
charge est demeuré pendant longtemps difficile à réaliser.
D'où l'appropriation de la violence pour susciter la (re)
définition de ou nouvelles politiques en vue de garantir l'autonomie
maternelle de ces entités subordonnées et isolées »
(81).
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