IV.1. Déboisement et dysfonctionnement de la
structure sociale san
La notion de structure fait appelle à celle
d'organisation, de système. Pour Gilles Ferréol, la structure se
définit plus généralement comme « ensemble
d'éléments interdépendants formant système
».69 La structure sociale comme système
organisé fait apparaître des rôles, des normes et des
valeurs. Les conséquences du déboisement en termes de
dysfonctionnement sont ressenties à ces niveaux dans les villages du
Département de Toma.
Au Burkina Faso, la société san qui
habite le Département de Toma occupe un territoire qui couvre deux
provinces : le Sourou et le Nayala. La société san parle
le san comme langue et ses habitants s'appellent les Sanan.
D'autres peuples ou groupes ethniques les appellent Samos. Les
Sanan sont un peuple d'agriculteurs et, par conséquent, sont
sédentaires.
La société san est une
société segmentaire avec une organisation sociale basée
essentiellement sur l'autonomie des villages. C'est dire qu'il n'y a pas pour
toute la société un gouvernement central laissant percevoir une
organisation pyramidale comme chez certains peuples tels que les
Mosse. « L'organisation sociale des Sanan
révèle cinq principaux groupes horizontaux de parenté
dans chaque village san. Chaque groupe, formant un quartier, est
repérable à son patronyme : Ki, Toé, Sô, Go,
Parè. Chaque groupe exerce une fonction sociale
68 MERTON, K., R., Éléments de
théorie et de méthode sociologique, (traduit de
l'américain et adaptés par Henri Mendras), Paris, Plon, 1965.
69 FERRÉOL, G., (sous la direction de),
Dictionnaire de sociologie, 3ème éd., Paris,
Armand Colin, 2004, p. 203.
reconnue par les autres : les chefs de village (Ki),
les chefs de terre (Toé), les griots (Sô), les
forgerons (Go) et les juges (Parè).
»70 Il est important de signaler ici que dans l'organisation
sociale san, les chefs de terre et les chefs de village jouent
conjointement un rôle capital dans le domaine environnemental : du point
de vue religieux, il leur revient d'offrir des sacrifices en cas de
sécheresse afin qu'il pleuve et, sur le plan social, ils doivent veiller
au respect strict des interdits liés à la nature71 et
gérer les conflits fonciers.
Au chapitre précédent (III.2.3), nous
expliquions qu'avec les nouvelles technologies telles que le vélo et la
charrette, de nouveaux acteurs, c'est-à-dire les hommes, sont
entrés dans l'arène de la coupe du bois. Or dans l'organisation
sociale traditionnelle san l'activité de collecte de bois
était réservée uniquement aux femmes qui avaient la charge
des préparations culinaires. Le phénomène du
déboisement massif a créé un changement dans la structure
sociale faisant de la recherche du bois une activité des deux sexes.
Mais, les moyens employés par les hommes dans cette coupe de bois
étant plus performants que ceux des femmes, on peut dire que la part de
déboisement des hommes surpasse celle des femmes au point d'en faire une
affaire masculine. Ce qui est certain désormais c'est que la
problématique genre et déboisement est créée et
reste à débattre.
De plus, lorsque les femmes seules cherchaient le bois, elles
pratiquaient une certaine sélection puisque dans la
société san il y a des espèces d'arbres que la
femme ne doit couper sous aucun prétexte, à commencer d'abord par
les arbres fruitiers dont on se nourrit. Ici, le lien structural entre l'arbre
fruitier et la femme qui donne la vie est très apparent. Ensuite,
d'autres espèces telles que le guissii (cassia
sieberiana), le kwii (Gardenia erubescens), le
boélèbondan (Ozoroa insignis), et le
donoonensewo (Holarrhena florinbunda) qui remplissent des
fonctions thérapeutiques, symboliques et religieuses sont
également épargnées. En effet, dans la
société san, les racines du guissii servent en
décoction pour laver les bébés ; le kwii est
utilisé pour bannir quelqu'un du village ou pour empêcher de boire
l'eau d'un puits sur un terrain litigieux ; par sa sève blanche, le
boélèbondan qui signifie « la mère du
chevreau qui doit vivre » est rattaché au lait maternel, tandis que
le donoonensewo est mis en rapport avec les génies puisque sa
signification est « le poison des génies ». A ces
espèces, il faut joindre celles liées aux différents
totems des familles que chaque nouvelle épouse en arrivant doit
scrupuleusement respecter sous peine d'être répudiée.
Enfin, en rapport à la cuisine, les femmes connaissaient les
espèces fumigènes et n'en voulaient pas comme bois de feu.
70 KI, J.P., Les technologies appropriées
en zone rurale : cas du moulin à grain dans le Département de
Toma, Mémoire de Maîtrise, Yaoundé, 2000, p. 47.
71 Chez les Sanan la brousse est
sacrée ; c'est pourquoi il est interdit d'avoir des rapports sexuels
dans la nature. Il est également interdit de couper tout arbre fruitier,
même pour des raisons agricoles. A la chasse, on ne tue pas un animal en
gestation ou en train de mettre bas ni un boa en train d'avaler sa proie. Le
crocodile est objet d'une protection sérieuse : le tuer, même par
inadvertance, exige des sacrifices de réparation avec un mouton.
Aujourd'hui, les charbonniers et les charretiers vendeurs de
bois n'épargnent aucune espèce et coupent même de gros
troncs. Or, selon un groupe d'experts en environnement, « lorsque
l'espèce en cause joue un rôle symbolique ou religieux, sa
disparition peut saper l'identité culturelle et mener à une
déstructuration de la société traditionnelle, voire sa
destruction physique (alcoolisme, violences, suicides)
».72
Au niveau des actions collectives, les grandes chasses
traditionnelles connaissent moins de participation qu'autrefois à cause
du manque de gibier. Pour certaines chasses les gens accomplissent
symboliquement le rituel sans aller loin en brousse.
Dans l'organisation sociale san, la gestion des
terres se fait par lignage. Ainsi, les sols sont la propriété de
groupes de familles. L'on ne saurait aller couper du bois sur le sol d'un autre
lignage, ni mettre le feu à la jachère d'autrui. Aujourd'hui, les
vendeurs de bois violent les propriétés des autres et se servent
en bois. De nombreux conflits interpersonnels ont été
engendrés dans les villages par ces actes de violation.
En somme, retenons que le phénomène du
déboisement met à mal aujourd'hui le système traditionnel
de gestion des terres, des arbres et, d'une manière
générale, des ressources naturelles parce que les normes et les
valeurs traditionnelles ne sont plus respectées. Ce non-respect des
normes et valeurs pose au niveau de la structure villageoise le problème
du respect de l'autorité traditionnelle et celui du contrôle
social en général. Comme nous le verrons dans le chapitre
prochain, le pouvoir de l'autorité traditionnelle en matière de
contrôle social est aujourd'hui transféré au niveau des
autorités administratives chargées de la gestion de
l'environnement. Ce sont celles-ci que les populations craignent le plus et
auxquelles elles obéissent bon gré mal gré.
IV.2. Les conflits sociaux
Selon nos enquêtés les conflits fonciers
apparaissent dans les villages ou bien entre villages à l'approche de la
période hivernale, lorsqu'il s'agit d'agrandir les champs ou de
défricher de nouveaux champs. La pratique de l'agriculture extensive et
itinérante est la cause directe de ces conflits. Un cas classique de ces
conflits est celui qui existe depuis 1982 entre les habitants de Sien et
Nièmè et qui, d'hivernage en hivernage, se réveille comme
un volcan. Parfois il dégénère en conflit armé
entre les familles réclamant la propriété des terres.
72 ENTREPRISES POUR L'ENVIRONNEMENT,
Problèmes d'environnement. Dires d'experts, Éd.
Entreprises pour l'environnement, 1996, p. 20.
D'autre part, la coupe du bois dans la propriété
d'autrui a également créé de nombreuses bagarres dans les
villages. Selon les témoignages de nos enquêtés, il est
arrivé que certains coupeurs de bois, pris sur les faits, se voient
retirer le bois qu'ils viennent de couper. Mais d'autres ont refusé de
remettre le bois coupé en brandissant l'argument du permis de coupe qui
leur a été délivré par le service forestier. Ces
refus d'obtempérer ont occasionné des conseils de familles. Nous
traduisant son mécontentement un propriétaire foncier posait la
question suivante : «Est-ce que le service forestier, en
délivrant le permis de coupe, a dit que c'est chez moi qu'il faut couper
le bois ? »73 Il faut dire que la loi nationale sur
Réforme Agraire et Foncière (RAF) et le code forestier
respectivement en application depuis 1996 et 1997 ne prennent suffisamment pas
en compte les coutumes locales et sont de ce fait sources de conflits. Avec la
RAF de 1996, la terre appartient soit à l'Etat, soit aux particuliers
qui ont des titres fonciers74. Les populations rurales ont du mal,
d'une part, à accepter l'idée d'un titre foncier pour être
propriétaire sur une terre ancestrale et, d'autre part, à
comprendre comment un permis de coupe de bois peut autoriser un individu
à « violer » la propriété d'autrui.
Aujourd'hui dans le Département de Toma, les conflits
opposent d'abord des individus coupeurs de bois et des lignages dont la
propriété foncière a été violée.
Ensuite, le conflit est latent entre les autorités administratives
représentant l'Etat et les autorités traditionnelles qui se
sentent dépossédées de leur pouvoir dans la gestion du
foncier et de l'environnement. Enfin, pour des raisons personnelles telles que
la difficulté d'insertion dans le milieu, certains agents du service
forestier étatique ont des rapports tendus avec les populations locales
qui exploitent les formations ligneuses. Ce qu'il faut retenir de ces conflits,
c'est qu'ils sont des conflits d'intérêts autour des ressources
naturelles dont les uns et les autres ont conscience de la raréfaction
avec le temps. Et comme nous le signifie Lewis Coser, « il y a des
occasions de conflit dans toutes les formes de structure sociale car les
individus et les sous-groupes sont toujours susceptibles de se plaindre de
manquer de ressources, de prestiges ou de pouvoir ».75
Dans la logique du changement social, les conflits dont nous
parlons relèvent des dysfonctionnements. Ceux-ci sont liés
à la structure sociale. En effet selon Guy Rocher, « il ne
suffirait pas, par exemple, d'expliquer les conflits sociaux en termes
exclusivement psychologiques comme s'ils ne résultaient que de
sentiments personnels, de l'humeur ou des émotions des membres de la
société. C'est dans la structure de l'organisation sociale,
dans
73 Un enquêté de Zouma, le 7 août
2010.
74 Cette mesure est stipulée dans les articles
4 et 5 de la loi N° 014/96/ADP du 23 mai 1996 portant
réorganisation agraire et foncière au Burkina Faso.
75 COSER, L., A., Les fonctions du conflit social,
Paris, PUF, 1982, p. 84.
son mode de fonctionnement, qu'il faut retrouver la source
permanente qui provoque et alimente les conflits ».76
D'une manière générale, les conflits dont il est question
ici peuvent s'expliquer sociologiquement par la nouvelle restructuration
redistribuant des pouvoirs où les uns et les autres y trouvent peu ou
prou leur compte. En réalité, ces conflits sont les
réponses (réponses sociopolitiques) de la société
globale face au problème écologique qui est créé
par les populations elles-mêmes. Ils mettent en présence divers
acteurs dont les intérêts et les moyens sont variés. Il
convient à présent de considérer une autre
conséquence du déboisement qu'est l'insécurité
alimentaire et sanitaire.
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