CHAPITRE I : Les facteurs fondamentaux de
l'émigration
Le village de Wodobéré, à l'image du
Damga, est habité par une population avec une tradition de migration
très ancrée. Plusieurs phases d'immigration et
d'émigration ont jalonné l'histoire de sa population. En effet,
les facteurs qui déterminent les motifs des émigrés
diffèrent d'une époque à une autre. Ce sont tantôt
des facteurs structurels, tantôt des facteurs conjoncturels mais aussi
des facteurs socioéconomiques liés à l'ancienneté
de l'émigration à partir de cette contrée du
Sénégal.
I : Les facteurs structurels
Plusieurs types de facteurs structurels déterminent le
choix des émigrés dans le Damga en général et
à Wodobéré en particulier. Ce sont des facteurs d'ordre
historique mais également d'ordre socioculturel. Ils relèvent de
la pénétration coloniale, des troubles religieux qui avaient lieu
à l'époque dans le Fouta mais aussi de la structuration et du
mode de fonctionnement de la société.
I.1 : Les facteurs historiques de l'émigration
dans la vallée du fleuve Sénégal
L'histoire nous enseigne que les habitants de cette partie du
Sénégal seraient confrontés très tôt à
des mouvements religieux à savoir la pénétration de
l'Islam. <<Ces mouvements religieux ont atteint leur apogée avec
le fergo umarien qui a ponctionné des villages entiers de ces
habitants >>18. Les Halpulaar, étant les premiers
à épouser les recommandations Islamiques, ont, dans le cadre
du fergo d'El Hadji Oumar Tall, migré vers d'autres
contrées ouest africaines.
L'éparpillement des mêmes familles Peuls au Mali,
au Niger, au Nigeria, en Mauritanie, en Guinée Bissau et au
Sénégal est une explication tangible des déplacements des
riverains du fleuve Sénégal vers ces pays. Il est aujourd'hui
admis que dans le cadre du djihad, El hadji Oumar Tall, conscient de la
disproportion de ses forces et celles de la puissance coloniale, ordonnait ses
nouveaux disciples << de migrer vers des régions où ils
pourraient exercer les perceptions de l'Islam librement
>>19.
Ce prosélytisme religieux a été un
facteur très important de l'émigration des habitants du Fouta en
générale pendant cette période de l'histoire. C'est ce qui
amène Lericollais à affirmer que << l'exode des Toucouleur
et des Peuls au temps d'El hadj Omar
18 Bâ Cheikh Oumar: Dynamiques migratoires
et changements sociaux au sein des relations de genre et des rapports
jeunes/vieux des originaires de la moyenne vallée du fleuve
Sénégal, p6
19 Bâ Cheikh Oumar: Ibid, p45
50
Tall, 70 ans après l'établissement de la
théocratie musulmane dans le Fouta-Tooro, traduit le refus de la
domination coloniale >>20. Ainsi, s'expliquaient les
mouvements de populations à l'époque. Ces stigmates historiques
confèrent à la population du Damga une tradition migratoire
très ancrée.
Le peuplement du Fouta en général est
étroitement lié aux vagues migratoires tous azimutes des wolofs,
des maures, des peuls, des soninkés etc. Selon certains traditionnistes
la sécheresse dans le sahel aurait contraint la population de migrer
vers le sud et le sud-est. On rattache le peuplement du Fouta aux migrations
des soninké du Wagadu, ancien royaume du Ghana. « Le peuplement de
l'Afrique occidentale résulte donc, d'un long processus qui, à la
suite de la désertification du Sahara, a conduit les populations de
végéculteurs, de pêcheurs et de pasteurs vers le sud
où elles suivent la migration de l'isohyète 400m/m
>>21. Ainsi, oppression politiques et contraintes naturelles
se traduisent par des déplacements de populations du Fouta vers les
régions où elles peuvent vivre librement. Les flux inverses sont
caractérisés par les vagues migratoires de soninké, «
qui étaient des commerçants en relation avec le Tekrur
>>22.
L'autre aspect historique de l'émigration dans le Damga
est celui des exigences coloniales. Même si cette partie du
Sénégal était moins touchée par le commerce
transsaharien, les colons avaient instauré un système de
navétanat mais également de recrutement musclé de
travailleurs pour la culture de l'arachide dans le centre du
Sénégal. Ainsi, « vers 1860, le transfert du pôle
économique de la vallée du fleuve Sénégal vers les
campagnes du centre-ouest du pays >>23 s'accompagne par la
migration de la main d'oeuvre c'est-à-dire les forces vives de cette
partie du Sénégal.
Avec le commerce atlantique, les mêmes ponctions de
populations par les colons sont notées. C'est ce que le professeur
Abdoulaye Bathily appelle l' « hémorragie démographique
>>. Des années durant au Damga et partout ailleurs au Fouta les
colons procédaient à des recrutements massifs de la population
locale. En effet, même si l'histoire spécifique du village de
Wodobéré est antérieure à cette période,
nous notons la continuité des peuples parce qu'il est certain que le
peuplement de ce village a été facilité par les vagues
migratoires venues de l'ensemble du Fouta. Par ailleurs, les mêmes
habitudes peuvent se retrouver dans la population contemporaine.
20 Lericollais André : Peuplement et
migration dans la vallée du Sénégal, p128
21 Kane Oumar : Op.cit., p120
22 Kane Oumar : ibid., p64
23 Bâ Cheikh Oumar: Op. cit., p49
Les effets conjugués de tous ces paramètres
confèrent à la population du Fouta en général une
tradition de migration très ancienne.
I.2 : La réussite par l'émigration : un
modèle pour la jeunesse
Face au manque d'activités lucratives << les
revenus de la population active masculine exploitée à
l'extérieur, sont l'une des ressources de la circulation
monétaire »24. Autrement dit, il n'existait pratiquement
pas d'activités génératrices de revenus susceptibles de
porter l'intérêt des jeunes dans le Damga en général
et à Wodobéré en particulier. L'essentiel du
numéraire dont dispose la population locale viendrait de
l'émigration. En guise d'illustration, la quasi-totalité des
familles de Wodobéré n'ayant pas à leurs seins un
émigré n'arrive qu'avec beaucoup de peine à joindre les
deux bouts.
Par contre, les expatriés réalisent en des temps
records des investissements allant de l'immobilier au petit commerce en passant
par le transport. Les plus prétentieux affichent ostensiblement leur
richesse. A leur retour au village, ils roulent dans de luxueuses voitures,
habitent dans les plus belles villas aussi bien au village qu'en ville. Ce qui
fait de l'émigration, aux yeux de la jeunesse qui est restée au
bercail, une opportunité à saisir pour trouver rapidement une
situation sociale et s'émanciper, d'une part, par rapport aux
aînés et, d'autre part, par rapport aux représentations
sociales préétablies. Car, il n'est pas rare aujourd'hui, de voir
les jeunes émigrés fouler au pied la division sociale qui
était naguère rigide et très stricte.
Ainsi, nous sommes arrivés à un stade où
la réussite par l'émigration est devenue un modèle que
tout jeune rêve d'atteindre. << Ma Kalé ma Bordeaux
», << Barça ou barsakh » respectivement la
mort ou Bordeaux en Sarakolé et Barça ou la mort en Wolof
traduisent fidèlement la détermination d'une jeunesse à
bout de son souffle dont les constituants veulent émigrer au prix de
leur vie. L'émigration est devenue un luxe pour les jeunes de
Wodobéré. À leurs yeux il n'existe aucune chance de
réussir autre que l'émigration.
II : Les facteurs conjoncturels
Les facteurs conjoncturels sont relatifs à la
structuration actuelle de l'économie des Etats en voie de
développement. Une économie marquée par des perturbations
climatiques.
24 Lericollais André : Op.cit.,
p124
52
II.1 : La chute des productions
agricoles
Les sécheresses cycliques des années soixante
dix combinées au désintéressement de la population
à l'agriculture sont devenus aujourd'hui des facteurs provoquant de
mauvaises productions. Durant ces trente dernières années la
pluviométrie de cette partie du Sénégal n'a jamais atteint
les 800mm de pluies. Le pic des pluies remonte en 2000 avec seulement 600mm de
pluie. En plus de cette pluviométrie déficitaire, le barrage de
Manantali en amont du fleuve Sénégal, avec un système de
régulation qui ne prend pas en compte les attentes des agriculteurs,
vient perturber le cours naturel des crues. Selon les agriculteurs la
période des crues est soit précoce, soit tardive, et cela se
répercute sur le calendrier cultural. Cette situation défavorable
à la pratique de l'agriculture est à l'origine des mauvaises
récoltes enregistrées par les cultivateurs. Ainsi, 41,66% de la
population de Wodobéré n'a récolté qu'entre 30 et
60kg de mil au cours de l'année 2008 (Tableau n°3).
Par ailleurs, la chute des productions agricoles n'est pas
liée exclusivement aux conditions climatiques. Elle est également
déterminée par la faiblesse de la force du travail. Les villages
étant ponctionnés de leurs actifs par l'émigration, les
chefs de familles ne parviennent plus à trouver la main d'oeuvre
nécessaire aux pratiques culturales. Cela se traduit par une baisse des
surfaces mises en valeur et par une nouvelle forme de pratique. Soit, ils
cultivent de petites parcelles proportionnelles à leur force de travail,
soit ils font appel à des ouvriers agricoles qui travaillent à la
tâche. Ce manque de bras pour la mise en culture de grandes surfaces
combiné aux aléas climatiques conduit à la diminution des
rendements agricoles. Certaines campagnes agricoles ne permettent même
pas aux agriculteurs de compenser les frais pour leur mise en culture. Tous ces
facteurs font aujourd'hui que les productions agricoles sont de plus en plus
médiocres dans la vallée du fleuve Sénégal.
Tableau 3 : Production annuelle en
kilogramme de mil en 2008 à Wodobéré
Production annuelle du mil en kg
|
Population
|
Pourcentage
|
-30
|
23
|
38,33
|
30 à 60
|
25
|
41,66
|
60 à 90
|
7
|
11,68
|
+90
|
5
|
8,33
|
Total
|
60
|
100
|
Source : Enquête de terrain, 2008
II.2 : L'échec des politiques agricoles de
l'Etat et le chômage chronique de la jeunesse
Avec un réseau hydrographique très dense et
l'existence de plus de 240.000ha potentiellement exploitables, la vallée
du fleuve Sénégal, à elle seule, pouvait assurer une
production agricole suffisante en riz, en mil, bref en denrées
alimentaires de première nécessité pour l'ensemble du
territoire national. L'Etat, dans sa politique de mise en valeur de ladite
vallée, en collaboration avec les différents pays avec lesquels
il partage le fleuve Sénégal, avait mis en place des programmes
tels que les aménagements hydro-agricoles pour retenir la population
dans son terroir. C'est dans cette optique, pour une couverture beaucoup plus
large des zones d'intervention, que la MAS a été remplacée
par la SAED et que le barrage de Manantali a été construit.
Cependant, l'absence de concertation entre l'Etat et les
populations locales en vue de déceler les priorités de ces
dernières a très tôt constitué un obstacle à
la réussite des différents projets. En plus de cela il se posait
le problème de la gestion foncière. Les populations locales
voyaient la loi domaniale de 1964 comme une confiscation par l'Etat des biens
qu'elles avaient acquis à travers leurs ancêtres. Ainsi, toutes
les politiques agricoles échouèrent si elles ne furent pas tout
bonnement délaissées par les populations.
Depuis ces tentatives de mise en valeur des terres arables de
la vallée du fleuve Sénégal en générale et
de la moyenne vallée en particulier, l'Etat s'est totalement
désengagé dans l'accompagnement des populations rurales. Il
n'existe aucun secteur dans lequel l'Etat intervient pour mettre en place un
dispositif pouvant créer de l'emploi pour les jeunes. Ainsi, dans tout
le Damga les jeunes qui sont à l'âge de travailler sont
laissés à eux-mêmes parce que le seul secteur
d'activité pouvant absorber cette jeunesse au chômage reste
l'agriculture sous pluie et l'agriculture de décrue. Ces deux types
d'agricultures sont assujettis aux vicissitudes des aléas climatiques.
Dès lors, il se crée une désaffection de la jeunesse pour
son terroir.
III. Les contraintes sociales
L'émigration n'est pas une fin en soi. Elle n'est non
plus, pour certains émigrés, un phénomène
admiré au demeurant. Autrement dit, si certains émigrés
sont fascinés par le voyage, d'autres par contre partent contre leur
gré. Ces derniers sont pour la plupart du temps poussés par des
facteurs sociaux.
Ainsi, l'organigramme de la vie familiale et l'existence des
familles polygamiques constituent des facteurs sociaux déclencheurs des
départs de beaucoup de jeunes. Au niveau des familles polygamiques c'est
l'émulation entre les membres qui est le principal
54
facteur d'émigration. Les coépouses portent un oeil
inquisiteur à leurs enfants qui ne sont pas intéressés par
l'émigration.
III.1 : L'émulation entre
voisins
Tant au niveau des familles voisines qu'au sein d'une
même famille, les gens sont animés par une certaine concurrence.
Au niveau des familles c'est l'envie de vivre mieux par rapport à son
voisin qui anime les différents membres. Il est de coutume de voir,
à l'occasion des cérémonies festives, des familles
rivaliser dans les distributions des billets de banque, signes d'aisance et de
largesse. Pour ces familles « partir est en soi une
référence et un repère pour lesquels la famille est
prête à assumer les sacrifices les plus inattendus, y compris sur
le plan financier»25. Ainsi, elles n'hésitent pas
à user de tous les moyens pour expatrier leurs enfants afin qu'elles
puissent être à l'abri du besoin financier.
En effet, au niveau des ménages de régime
polygamique, c'est plutôt entre les différentes épouses que
l'émulation est beaucoup plus avérée. La concurrence pour
l'appropriation du mari et des avoirs de la famille aidant, les
coépouses demeurent d'éternelles incitatrices de leurs enfants au
voyage. Pour se faire, elles sont prêtes à vendre leurs objets de
parure et leurs biens les plus précieux afin de préparer et
financier l'émigration de leurs progénitures. Par malheur,
l'enfant qui ne réussit pas son voyage ou par diverses raisons n'est pas
tenté par l'émigration est sujet de propos
déplacés, de grondements et surtout de mépris de la part
de ses parents.
Cette émulation découle également des
rapports entre les candidats potentiels à l'émigration et ceux
qui sont déjà de retour. Ces derniers, du moins ceux qui ont
réussi leur émigration parviennent le plus souvent à
prendre en charge leurs familles et leurs amis. Ce qui est aux yeux de ceux qui
n'ont pas encore tenté l'émigration une source de motivation.
Appartenant à la même génération, il subsiste
dès lors un certain un esprit de surpassement des jeunes. Chacun veut
avoir plus de biens matériels que ses camarades. Cette émulation
est l'un des facteurs qui poussent les jeunes à emprunter des voies
illégales et à braver les océans pour se retrouver dans
les pays du Nord. Ils sont souvent aidés par des réseaux qui ont
fini de mailler tous les couloirs migratoires.
25 Raunet Mireille : « Mobiliser les migrants
pour le développement socio-économique du Mali et du
Sénégal », p343
III.2. Le regroupement familial
L'existence de familles séparées
géographiquement peut constituer des motifs d'émigration
valables. Certaines personnes ont émigré non pas pour chercher du
travail ou une situation socio-économique meilleure mais plutôt
pour rejoindre leurs conjoints(es). << Le comportement migratoire
individuel pourrait dépendre davantage d'obligations et de
considérations familiales ou de ménages que des décisions
économiques individuelles >>26. Cette forme
d'émigration concerne la plupart du temps, des hommes qui ont
contracté un mariage avec les enfants issus de l'émigration
c'est-à-dire de la seconde génération communément
appelés << vaches folles >>.
A Wodobéré, contrairement à ce que l'on
est habitué de voir dans d'autres localités, rares sont les
femmes qui émigrent pour la recherche d'une vie meilleure. Les quelques
migrations féminines notées ça et là sont dues au
regroupement familial suite à l'installation du conjoint au pays
d'accueil. Ainsi, pour le renforcement des liens familiaux, leur rapprochement
est décliné comme une stratégie familiale. C'est dans ce
cadre que l'on note la présence des femmes et des moins de vingt ans
dans les principales destinations migratoires.
IV : Les réseaux facilitateurs
A Wodobéré, les candidats à
l'émigration internationale sont pour la plupart du temps guidés
et encadrés par leurs aînés. Il s'agit de l'implication des
aînés qui ont déjà effectué une migration
mais également, par l'entremise de ces derniers, de tout un
réseau officieux qui maille les couloirs migratoires.
IV.1 : La diaspora
Il s'agit principalement de l'ensemble des fils du village qui
se trouvent dans les principales destinations. Ils influent sur les prises de
décisions et ils sont également au début et à la
fin de ces migrations. Ainsi, ils interviennent à deux niveaux.
- D'abord c'est dans le souci d'assurer une certaine
continuité de la chaîne migratoire qu'ils poussent leurs cadets
à migrer. Ceci dans l'optique, d'une part, de pérenniser les
transferts financiers et, d'autre part, de garantir la sécurité
et l'assurance de la famille qui ne vit plus que de ces rentes. Pour se faire,
ils mettent à la disposition des candidats à l'émigration
tous les moyens nécessaires à la réalisation de leur
voyage. Cette
26 John O. OUCHO, William T S. GOULD : <<
Migration interne, urbanisation et répartition de la population
>>, p274
intervention des aînés va du choix des pays
d'immigration au financement des voyages. Au village de Wodobéré,
donner quatre millions à un petit frère candidat à
l'émigration internationale est devenu un fait banal.
Ainsi, après l'élaboration des projets
migratoires, les aînés actualisent tous leurs réseaux de
connaissances pour faciliter le passage des différentes
frontières. Etant les premiers à bénéficier de
l'appui des convoyeurs et des rabatteurs d'émigrés, ils
possèdent un capital de relation qui leur permet d'entrer en contact
avec les différents facilitateurs.
-Ensuite, << la présence de membre de la
parenté au lieu de destination est parfois plus importante que les
motifs économiques, car les migrants éventuels doivent
démarrer d'une base avant de compter que sur
eux-mêmes>>27. La diaspora, c'est-à-dire la
communauté villageoise en générale et la famille du nouvel
émigré en particulier, sert d'appui à ce dernier et
l'assiste dans la recherche d'un travail avant qu'il ne puisse partir de ses
propres moyens. Cette forme de facilité à l'intégration
des émigrés aux différentes structures des pays
d'immigration est à l'origine de l'engouement des nouveaux candidats
à l'émigration, car en partance de leurs villages, ils savent
qu'ils n'auront pas de grands problèmes à leur arrivée.
IV.2 : Les réseaux officieux
L'arrêt des migrations officielles en 1974 et
l'instauration des visas d'entrée en 1985 par les principaux pays
occidentaux bouleversèrent l'organisation des départs dans les
pays en développement. Cette nouvelle donne a été
ressentie immédiatement par les ressortissants de la vallée du
fleuve Sénégal pour lesquels rejoindre l'eldorado européen
est un luxe à atteindre à tout prix. Ainsi, voulant partir au
prix même de leur vie, les candidats à l'émigration
commencèrent à recourir aux artistes, commerçants, hommes
politiques et autre << promoteurs de visa >> qui n'hésitent
pas à user de tous les moyens pour dénicher un visa au plus
offrant. Ainsi, ces trafiquants déployèrent des stratégies
leur permettant de trouver des visas et de les vendre à des prix allant
d'un à quatre millions.
En effet, en plus de ces trafiquants, un véritable
réseau de passeurs s'est mis en place entre les différents points
de transit pour l'émigration internationale. Du Sénégal
à la France en passant par le Maroc, c'est une véritable
chaîne de passeurs qui se déploie pour assister les
émigrés dans leurs périples. L'essentiel des migrations
internationales à partir de Wodobéré est
réalisée, soit en complicité avec l'administration
centrale à travers les différents corps, soit par la
collaboration des << démarcheurs de visa >>. D'après
notre
56
27 John O. OUCHO, William T S. GOULD :
Op.cit., p274
enquête auprès des émigrés 37% des
départs enregistrés entre 2000 et 2008 ont
bénéficié de la complicité de la police
aéroportuaire.
A l'intérieur du Sénégal c'est souvent
les chargés du contrôle au niveau des postes de transit qui
servent de relais à cette chaîne de facilitateurs. Moyennant des
sommes allant de deux à quatre millions, ils permettent aux candidats
à l'émigration de passer avec, pour la plupart du temps, de
fausses identités. La fréquence d'arrestation d'émigrants
illégaux avec comme motif une usurpation d'identité
témoigne bien l'existence de cette forme d'émigration. Ces
arrestations émanent le plus souvent des combines policières
déjouées à l'extrême par les contrôleurs des
différentes compagnies aériennes. Un émigré en
retour de voyage témoigne :
« Je suis actuellement à Dakar parce que ma
carte de séjour est dans les mains de la justice
sénégalaise. Pour cause, je l'avais donné à mon
frère pour qu'il quitte le pays en avion pour la France tout en payant
auparavant 4 millions à un policier chargé de lui faciliter le
passage aux différents contrôles de l'aéroport. Mais par
malheur, mon petit frère a été intercepté au
dernier moment. Ce qui m'a valu la confiscation de ma carte de séjour
».
Au niveau des autres points de transit, l'émigration
est facilitée par des passeurs qui maîtrisent bien les
itinéraires menant vers les différents pays d'immigration. Il
s'agit des convoyeurs qui, moyennant des sommes importantes d'argent et par le
biais des rabatteurs, conduisent les candidats à l'émigration
vers les frontières ou vers les points de passage qui sont pour
l'essentiel le Maroc, l'Algérie ou les Îles Canaries. Au niveau de
ces points de chutes d'autres « passeurs » prennent la relève
soit pour assurer la suite du voyage des émigrés, soit pour leur
trouver de travail en contre partie d'un pourcentage de leur
rémunération.
58
CHAPITRE II : Le déroulement de
l'émigration I : L'organisation des départs
Durant les premières vagues migratoires, le
départ d'un émigré a toujours été un moment
de fortes émotions des parents et des amis. L'ignorance du monde
extérieur combinée à l'absence des moyens de communication
et de télécommunication, qui font que l'émigré
reste pendant de longues périodes sans donner ni recevoir de nouvelles
de sa famille, poussent les candidats à se préparer des
années durant pour réaliser leur premier voyage. Pour la plupart
d'entre eux, après l'aval et la bénédiction des parents il
faut l'autorisation du marabout. Ainsi, le voyage est
prémédité et préparé avec des
itinéraires et des correspondances bien ficelés. Le candidat, en
collaboration avec un membre de sa famille ou de ses compatriotes, quitte son
village selon un calendrier qui lui permettrait de ne pas durer sur les points
de transit et d'être directement en contacte avec d'éventuels
« passeurs ».
De nos jours, les premiers départs vers une destination
lointaine se font dans la plus grande discrétion parce que, d'une part,
le candidat est incertain de l'aboutissement de son voyage et, d'autre part,
parce qu'il essaie d'échapper à la vigilance des personnes qui
n'hésiteraient pas à lui souhaiter le mauvais sort. En outre, les
départs pour des destinations proches ou internes au pays ne suscitent
aucune attention des populations.
Par ailleurs, l'émigration s'organise autour de
l'unité familiale. Elle n'est pas l'initiative d'une seule personne mais
découle d'une concertation de l'unité familiale, même si
l'idée d'émigrer vient pour la plupart de la personne
concernée. Cette émigration est de type économique
c'est-à-dire que les candidats vont à la recherche d'un travail
rémunéré et des activités
génératrices de revenus. Il en découle qu'en partance du
village, l'émigré n'a qu'un seul but : trouver de l'argent et
revenir.
I.1 : Les caractéristiques de
l'émigration
Au demeurant, l'émigration à partir de
Wodobéré se fait individuellement parce qu'aussi longue
soit-elle, le migrant part avec une perspective de retour. Il s'agit
généralement d'une émigration économique. Ainsi,
les migrants sont des célibataires le plus souvent lors de leur premier
voyage. Ce dernier est d'ailleurs motivé par la recherche des biens
permettant aux émigrés de contracter leurs premiers mariages et
d'entretenir leurs familles. Cette situation matrimoniale combinée aux
incertitudes d'une migration réussie fait que les départs sont
individuels et concernent principalement le sexe masculin.
Les jeunes hommes dont l'âge varie entre 18 et 35 ans
sont les principaux concernés par cette émigration. « Les
pays sud-européens accueillent une population africaine et ouest
africaine essentiellement composée de jeunes adultes de sexe masculin
»28. Comme partout en Afrique de l'ouest,
Wodobéré est marqué par un nombre important des
départs de jeunes adultes vers l'Europe.
L'émigration féminine représente 36,14%
contre 63,86% des hommes (Tableau n°4). La faiblesse de
l'émigration féminine s'explique par les contraintes liées
à la hiérarchisation de la société et au rôle
de second plan qu'elles jouent dans l'organisation des taches
ménagères. Selon la hiérarchie de l'unité
familiale, les femmes doivent être soumises et attendre tout de leurs
maris ou de leurs parents. Certes, elles ont en charge certaines tâches
ménagères telles que la corvée de l'eau et du bois, mais
elles n'ont pas voix aux chapitres. Ainsi, celles qui émigrent, partent
non pas pour des raisons économiques mais plutôt pour rejoindre
leurs conjoints. C'est ce qui explique l'existence des familles
dispersées entre le village et les différentes destinations
migratoires. En effet, cette situation n'arrive que si l'émigré a
trouvé un emploi stable et une situation financière lui
permettant de se prendre en charge et de satisfaire les besoins de la famille
restée au village.
Si les départs à partir de
Wodobéré concernaient principalement les jeunes hommes
âgés entre 20 et 35 ans, on note aujourd'hui dans la diaspora la
présence des deux sexes et de toutes les tranches d'âge. La
diaspora est caractérisée d'ailleurs par une proportion
très importante des hommes actifs, avec 42,58% (Tableau n°4), qui
est constituée par les premiers migrants et par ceux issus de la vague
migratoire suite à la détérioration des conditions de vie,
due aux changements climatiques. Les femmes actives, avec 22,6%, sont
essentiellement constituées par celles qui, suite à un mariage au
village, rejoignent leurs conjoints au pays d'immigration. Les 10,96% et 15,8%
des moins de vingt ans représentant respectivement les filles et les
garçons présents dans la diaspora constituent la deuxième
génération d'émigrés, c'est à dire les
enfants d'émigrés nés dans les pays d'accueil. Mais, comme
nous l'avions précédemment énoncé,
l'émigration individuelle à partir de Wodobéré ne
concerne que les hommes valides.
28 Robin Nelly : Atlas des migrations
ouest-africaines vers l'Europe 1985-1993, p35
60
Tableau 4 : Proportion de la diaspora
villageoise selon l'âge et le sexe.
Sexe
Tranche d'âge
|
Féminin
|
Masculin
|
Totaux
|
Eff.
|
%
|
Eff.
|
%
|
Eff.
|
%
|
00-19
|
34
|
10,96
|
49
|
15,8
|
83
|
26,76
|
20-64
|
70
|
22,6
|
132
|
42,58
|
202
|
65,18
|
65 et +
|
8
|
2,58
|
17
|
5,48
|
25
|
8,06
|
Total
|
112
|
36,14
|
198
|
63,86
|
310
|
100
|
Source : Enquêtes de terrain, 2008
I.2 : Le financement du voyage
D'après nos entretiens avec des émigrés
de retour, le financement de l'émigration a connu une évolution
avec le temps. Vers les années soixante, c'est-à-dire à
l'apparition des premières migrations dans le village de
Wodobéré, les candidats se rendaient d'abord vers les
différents centres urbains du Sénégal et principalement
à Dakar pour y travailler. Ces centres constituaient un tremplin vers
l'étranger. Une fois en ville, ils sont majoritairement des vendeurs ou
des employés dans les secteurs informels. Ainsi, dans les années
soixante dix et quatre vingt, la vente des billets de la loterie nationale fut
l'une des principales activités de ces migrants internes. Les
bénéfices tirés de ces différentes activités
leur permettaient de financer l'émigration intra-africaine voire
internationale parce qu'avec moins de 50.000 francs Cfa, nous renseigne notre
interviewé (émigré en retraite), ils pouvaient atteindre
le port de Marseille à l'époque. En effet, malgré les
facilités administratives et le faible coût de
l'émigration, cette dernière n'intéressait qu'une petite
frange de la population à l'époque.
De nos jours, l'envolée des cours du pétrole, le
besoin pressant de toute la population de partir vers l'étranger
combiné à l'instauration des politiques de restrictions des
entrées au niveau des principales destinations surenchérissent le
coût de l'émigration. Malgré les rapprochements
géographiques dus aux moyens de transport beaucoup plus efficaces, les
coûts de l'émigration illégale-pratiquée par la
majorité de la population de cette localité- ne cessent
d'augmenter. Par ailleurs, ces paramètres ont entrainé
aujourd'hui des difficultés dans l'autofinancement des candidats
à l'émigration.
Désormais les candidats, utilisant les voies
légales pour obtenir un titre de séjour, doivent faire preuve
d'une aisance financière alors que ceux qui préfèrent
émigrer dans l'illégalité paient des fortunes soit
à des « passeurs », soit à des démarcheurs de
visa. En outre, avec le marasme économique et l'étroitesse du
marché de l'emploi, voire son
inexistence, il est aujourd'hui quasiment impossible pour un
tiers de financer son premier voyage pour l'émigration internationale.
Les rares secteurs d'activité ne permettent plus une épargne
consécutive pouvant assurer le coût d'une émigration
lointaine.
Dès lors, le financement de l'émigration
à partir de Wodobéré ne peut découler que d'une
participation collective de l'ensemble de la famille ou, au moins, de l'aide
d'une personne ayant une certaine aisance financière. Il convient de
noter que la migration est d'abord un projet familial avant d'être
individuel car s'inscrivant dans les stratégies familiales de recherche
du numéraire. C'est pour cet effet que les familles ne lésinent
pas sur les moyens quand il s'agit de financer le départ d'un des leurs.
Nous avons en mémoire cet aîné de famille qui disait :
« Je suis prêt à financer même
à hauteur de cinq millions le voyage de mon frère vers la France
mais je ne saurais lui payer, ici au Sénégal, une formation
qualifiante qui, d'ailleurs, ne lui garantit aucune perspective d'emploi
».
Ainsi, dans un passé récent, tous les
départs pour l'émigration lointaine à partir de
Wodobéré sont financés soit par des parents, soit par des
amis. La probabilité pour qu'un candidat s'autofinance est presque
nulle.
Par ailleurs, c'est une nécessité vitale pour un
parent émigré de préparer sa retraite c'est-à-dire
de se substituer à un second qui serait en mesure d'assurer les besoins
de la famille dans le futur. Ainsi, chaque émigré cherche
à assurer au minimum durant sa vie active le coût du voyage d'un
fils ou d'un frère avant d'aller à la retraite.
L'émigration constitue dès lors une véritable chaîne
entre les générations. Elle permet sa continuité et sa
pérennisation dans le temps parce qu'elle assure son propre financement.
C'est un système qui s'auto-entretient. Ainsi, comme le montre le
Tableau n°5, plus de 41% des migrations ont été
financées par des parents établis à l'étranger.
L'émigration constitue une chaîne qui est nourrie par
elle-même.
Tableau n°5 : Types des financements
de l'émigration (en %)
Types de financement
|
Emigrés
|
Epargne personnelle
|
39
|
Cotisation des parents
|
17
|
Envoi du billet depuis l'étranger
|
41
|
Autre
|
3
|
Total
|
100
|
Source : Enquête personnelle, 2008/2009
II : Les étapes
II.1 : Les itinéraires migratoires
A partir de la vallée du fleuve Sénégal,
les couloirs migratoires se constituaient par rapport aux itinéraires
menant vers les pays africains oü l'exploitation des mines de diamants
était en vogue durant le début de la deuxième
moitié du XXème siècle. Il s'agit pour
l'émigré, qui quittait la vallée du fleuve
Sénégal, de passer d'abord par Dakar pour rejoindre ensuite le
Libéria, la Sierra Léone, le Congo ou l'Angola pour ne citer que
ceux là.
Cependant, après l'extraction de la pierre
précieuse sa commercialisation a très vite
intéressé les premières vagues d'émigrants. Les
premiers diamantaires se sont retrouvés par la suite aux points de chute
de leurs produits soit pour vendre, soit pour servir de relais à la
chaîne des trafiquants. Ils approvisionnaient directement les comptoirs
européens tels que Amsterdam, Paris, Anvers, Londres voire Tel Aviv ou
Beyrouth en Asie mineure. C'est dans ce cadre que les premiers
émigrés, qui sont d'ailleurs les têtes de pont de
l'émigration internationale à partir de la vallée du
fleuve Sénégal vers les pays occidentaux, se sont
retrouvés en France, en Allemagne en Hollande, en Israël etc.
Néanmoins, on note aujourd'hui une ramification et une
restructuration des couloirs migratoires. Ce changement des itinéraires
empruntés par les migrants s'explique par la saturation du marché
des diamantaires, la crise des destinations africaines et l'émergence
d'une nouvelle forme de migration à savoir l'émigration
clandestine. Appelée également émigration illégale,
l'avènement de cette dernière s'accompagne par la mise en place
des réseaux qui maillent les différents points de transit qui
sont de nos jours la Mauritanie, le Mali, le Maroc et l'Espagne. Ainsi,
à partir des côtes sénégalaises, gambiennes ou
mauritaniennes, les convois des émigrés clandestins traversent
l'océan atlantique pour rejoindre le territoire espagnol.
En effet, l'émigration des jeunes de
Wodobéré reste moins touchée par cette forme qui emprunte
soit les voies terrestres, soit les voies maritimes. Ces jeunes adoptent, en ce
qui les concerne, d'autres stratégies qui sont moins périlleuses.
Il s'agit d'une émigration illégale, frauduleuse qui met en jeu
plusieurs acteurs. Ces derniers peuvent être de simples passeurs mais
aussi de hauts gradés de l'administration centrale.
62
Ainsi, en partance de Wodobéré, le candidat
passe par Dakar oü il entre en contact avec des personnes ressources lui
permettant de franchir les postes de contrôle aux frontières sans
souci pour des destinations européennes. Ces opérations sont
rendues
possibles grâce à la complicité et
à la collaboration des autorités administratives, parce qu'il
s'agit pour la plupart des cas d'une usurpation d'identité par les
candidats à l'émigration. Ainsi, malgré le renforcement et
la multiplication des contrôles aéroportuaires, des
réfractaires aux lois et règlements préétablis
subsistent.
Ces candidats à l'émigration, conscients qu'ils
ne peuvent pas remplir les conditions nécessaires et préalables
pour l'obtention d'un visa d'entrée, empruntent le titre de
séjour d'un parent, ami ou frère établi dans l'hexagone.
Malgré les différences de caractères physiques qui peuvent
exister entre le propriétaire des papiers et le contrevenant, ces
candidats bénéficiant de l'appui des « passeurs »
franchissent les postes de contrôle aéroportuaires sans grandes
difficultés.
Les itinéraires des candidats à
l'émigration internationale se dessinent donc à partir de Dakar.
Il s'agit pour l'émigré qui a quitté son village
d'origine, d'embarquer à bord d'un vol en destination de la France, mais
devant transiter par l'Espagne ou le Portugal. C'est durant les escales au pays
de transit que les émigrés tentent de sortir de l'aéroport
pour prendre la poudre d'escampette. D'après nos enquêtes au
près des émigrés, plusieurs milliers d'entre eux ont
réussi à entrer en France ou en Espagne par cette méthode
durant la dernière décennie.
Il existe également un autre circuit migratoire
emprunté par les émigrés de Wodobéré.
À partir de Dakar, les candidats à l'émigration passent,
soit par le Mali, soit par la Mauritanie pour se retrouver au Maroc ou en
Algérie. Du Maghreb, ils essaient de passer par Ceuta ou Melilla pour
entrer en Espagne et, à l'aide d'un bus, rejoignent la France par la
suite. C'est ainsi dire que c'est un véritable réseau qui est mis
en marche pour atteindre le territoire français.
II.2 : Les points de transit
La capitale sénégalaise est le premier point de
passage des émigrés. Tremplin et plaque tournante des liaisons
aériennes et maritimes, Dakar est par excellence la première
destination des émigrés de ladite localité. Au niveau de
cette ville, les candidats à l'émigration internationale sont
dans leur majorité dans des secteurs informels comme le commerce et
autres travaux journaliers.
En effet, cette occupation temporaire des emplois informels
par les candidats à l'émigration lointaine n'est qu'une
stratégie adoptée par les émigrés. Le plus souvent
ils sont, parallèlement à ces fonctions, en pourparler avec
d'éventuel « promoteur de visa » ou autre trafiquant. Ainsi,
à défaut de pouvoir atteindre la destination finale via Dakar,
les
64
émigrés se rabattent sur les principales villes
du Maghreb telle que Raba ou Alger. Au Maroc, témoigne notre
interviewé ;
« Il existe un important dispositif mis en place par
les passeurs. Il s'agit de personnes qui maîtrisent bien les points de
passage vers l'Espagne ; une fois le compromis trouvé sur la somme
d'argent à verser, ils vous servent de guide jusqu'aux frontières
espagnoles. Moi, je suis resté cinq semaines dans cette ville et ma
principale préoccupation était de chercher une personne pouvant
me mettre en rapport avec les passeurs. Ce que je suis parvenu à trouver
très vite grâce à nos compatriotes qui m'avaient
précédé. En effet, aucun candidat à l'migration
n'avait cherché à travailler dans cette ville. »
Cet avis est partagé par tous les émigrés
qui avaient passé par le Maroc et que l'on a interviewés.
En Mauritanie par contre, les candidats à
l'émigration sont le plus souvent dans le secteur de la pêche.
Ainsi, grâce aux réseaux de connaissances qu'ils ont pu tisser,
ils se fraient des voies pour rejoindre par la suite les Îles Canaries.
Arrivés au niveau de ces dernières, les émigrés
sont pris en charge par des humanitaires tels que les agents de la Croix Rouge.
En Espagne, les immigrés cherchent d'abord à trouver un titre de
séjour afin de rejoindre la France dans la légalité.
II.3 : Les principales destinations
Durant le deuxième quart voire le début de la
moitié du siècle dernier, le choix des émigrés sur
les différentes destinations était guidé par des facteurs
économiques mais aussi par des critères linguistiques. C'est dans
ce cadre que les destinations africaines ayant des potentialités
diamantifères ont été très prisées à
l'époque par les habitants de la vallée du fleuve
Sénégal. En Afrique de l'ouest et du centre il s'agissait du
Libéria, de la Siéra Léone, du Congo et de l'Angola.
En effet, cette effervescence dans l'extraction du diamant aux
différents pays cités ci-dessus n'avait pas
intéressé directement les émigrés de
Wodobéré. Les barrières linguistiques de ces pays et
l'illettrisme de cette population étaient à l'origine de son
désintéressement vis-à-vis de ces destinations où
la pratique de l'anglais ou du portugais était de mise. Ainsi, les
premiers émigrés du village de Wodobéré se
dirigeaient vers les pays francophones. La Côte d'Ivoire était la
principale destination africaine suivie du Congo-Kinshasa et du Gabon.
Cependant, à partir des années quatre vingt avec
l'apparition du Sida, le taux des émigrés vers les destinations
africaines a baissé. A l'époque, on rattachait l'origine de cette
maladie, très mal connue et qui gagnait de plus en plus du terrain dans
la vallée du fleuve
Sénégal, aux émigrés de retour des
régions africaines. De ce flétrissement des émigrés
venant de ces pays, il s'en est suivi une réticence accrue des
populations et l'émergence de nouvelles destinations.
Ainsi, la France, pour des raisons déjà
évoquées, demeure le pôle principal d'attraction des gens
de Wodobéré, avec 53% des émigrés (Graphique
n°4). Ce fort taux des émigrés du village vers l'ancienne
métropole s'explique par l'ancienneté même des flux
migratoires sud-nord via les ports de Marseille et de Bordeaux. Ceci parce que
bien avant même l'avènement de l'émigration actuelle, des
navigateurs africains en général et sénégalais en
particuliers se retrouvèrent dans les différents ports
occidentaux.
C'est dans ce cadre que, << l'ATOM (Aide aux
Travailleurs d'Outre-mer) crée, en 1964, une antenne d'accueil
chargée de résoudre les problèmes qui se posent aux
primomigrants. Fonctionnant à l'arrivée de chaque navire, elle
dénombre près de 1900 personnes arrivées par bateau entre
août et novembre 1964 dont une majorité de
sénégalais >>29. Depuis lors, l'augmentation des
flux vers l'ancienne métropole sont toujours de mise. Ils sont
déterminés par les facilités d'intégration dues
à la présence des aînés et par l'attachement de la
population à l'ancienne métropole colonisatrice.
Après la France, la deuxième destination des
migrants de Wodobéré est la Côte d'Ivoire, le Gabon et la
Mauritanie avec respectivement 4%, 4% et 3% des émigrés.
Malgré la stigmatisation des destinations africaines par la population,
elles restent le refuge des candidats qui n'ont pas les moyens
nécessaires au financement de l'émigration transocéanique.
La Guinée Equatoriale, avec une relative avancée
économique notée ces dernières décennies,
intéresse de plus en plus les candidats à l'émigration
africaine.
La migration interne est déterminée par la
prépondérance du nombre d'immigrés à Dakar avec
23%. En effet, cette ville n'est que l'antichambre de l'occident parce qu'elle
constitue un tremplin vers l'Europe où les candidats à
l'émigration trouvent la ressource humaine leur permettant de franchir
les frontières. Ce fort taux s'explique également par la
présence de plus en plus des femmes qui, le plus souvent, simulent des
maladies afin de pouvoir se reposer et de rester loin des travaux domestiques.
Ces femmes sont le plus souvent des épouses d'émigrés.
C'est en venant à Dakar qu'elles parviennent le plus souvent à se
payer la parure grâce aux fonds que leur époux les envoient.
29 Bredeloup Sylvie : << Marseille, carrefour
des mobilités africaines >>, p71
66
Source : Enquêtes de terrain, 2008
III : Les types de migrations
La typologie des migrations peut être
étudiée sous deux formes : les migrations à partir de
Wodobéré en fonction de la durée et les migrations en
fonction de l'appartenance sociale. En fonction de la durée on distingue
l'émigration saisonnière, l'émigration temporaire et
l'émigration définitive. Pour ce qui est de l'appartenance
sociale il est question de faire une caractérisation des migrations
selon les trois principaux groupes sociaux à savoir les nobles, les
dépendants et les descendants d'esclaves.
Tableau n° 6: Types
d'émigration
Types d'émigration
|
Emigrés
|
Saisonnière30
|
41
|
Temporaire31
|
53
|
Définitive32
|
6
|
Total
|
100
|
Source : Enquête de terrain, 2008/2009
30 Une émigration effectuée sur une
durée de 1 à 2 ans
31 Une émigration effectuée sur une
durée de 3 à 6 ans
32 Une émigration suivie d'une installation
définitive au lieu d'accueil
III.1 : En fonction de la
durée
La durée du séjour des différents
migrants est déterminée par plusieurs facteurs. Selon les cas, la
réussite sociale, l'échec ou l'intégration,
l'émigré peut retourner de sitôt, rester plus longtemps ou
s'installer définitivement au niveau des pays d'accueil. Mais, au
demeurant aucun émigré n'a la prétention de faire une
émigration définitive. Certains candidats à
l'émigration se basent sur le calendrier cultural pour effectuer leur
migration tandis que d'autres sont guidés par le type d'activité
qu'ils exerceront au niveau du pays d'accueil. Ainsi, nous avons des migrations
saisonnières, des migrations temporaires et des migrations
définitives.
III.1.1 : L'émigration saisonnière
Il s'agit essentiellement, pour le cas de
Wodobéré, d'une émigration interne vers les
différents centres urbains. Elle est régie par l'activité
agricole caractérisée par les deux saisons de l'année.
Deux types de migrants vivent aux rythmes des saisons. Il s'agit des
élèves et étudiants mais aussi des jeunes contraints de
revenir pour pratiquer l'agriculture. Ainsi, après les récoltes
du diéri en octobre/ novembre, les jeunes quittent le village pour les
centres urbains du pays et en juillet/ août ils reviennent pour les
travaux champêtres. Cependant, ces mouvements de populations sont de
moindre importance, de nos jours. L'émigration saisonnière
concerne moins de 41% des émigrés du village.
III.1.2 : L'émigration temporaire
Cette forme de migration est une preuve de réussite,
car elle concerne les émigrés qui sont parvenus à trouver
une situation sociale leur permettant de revenir régulièrement au
village. Elle concerne 53% des émigrés. Elle est
caractérisée par les retours intermittents des
émigrés qui, pour l'émigration internationale, ont obtenu
des titres de séjour leur permettant de circuler librement. Ce sont des
émigrés qui, pour l'essentiel, ont construit un habitat et
possèdent une épouse au village. Ainsi, ils reviennent de temps
en temps non seulement pour voir leur épouse mais aussi pour se
ressourcer et bénéficier des bénédictions des
parents.
III.1.3 : L'émigration définitive
Au départ, les émigrés décident de
s'aventurer pour la recherche d'activités génératrices de
revenue susceptibles de prendre en charge la famille restée au village.
Ils
veulent tous, à leur départ, venir à la
rescousse de leurs familles frappées par des besoins pécuniaires.
Toutefois, étant donné qu'on ne fait pas le voyage mais c'est
plutôt le voyage qui nous fait, il est probable, au contact du monde
extérieur, que l'émigré épouse des idées
nouvelles au cours de sa migration. Les réalités culturelles et
socio-économiques différentes d'un lieu à un autre aidant,
l'intégration de l'émigré est la cause de son assimilation
pouvant aboutir à une installation définitive. Ainsi, cette
dernière peut découler de deux principaux critères.
Premièrement, l'installation définitive de
l'émigré en son lieu d'immigration peut découler de sa
situation socioprofessionnelle. Il s'agit de ceux qui sont parvenus à
trouver un emploi stable et qui, soit font appelle à leur épouse,
soit contractent un mariage avec une fille du lieu d'accueil. Il se crée
dès lors une petite famille d'émigrés. En effet, cette
migration n'est pas totalement définitive. Autrement dit, la famille
installée dans le pays d'accueil ne coupe pas court tous les liens avec
ses origines. Elle peut entretenir des relations la permettant de rester en
contact permanant avec la famille qui est au village. L'émigré et
éventuellement sa famille reviennent le plus souvent pour voir leurs
parents à l'occasion des fêtes, pour présenter des
condoléances lors de la disparition d'un des leurs ou tout simplement
durant leurs périodes de congés.
Ces types d'émigrés possèdent le plus
souvent un capital foncier au village qu'ils mettent en valeur par
l'intermédiaire des parents restés au village, ou par le biais du
numéraire qu'ils envoient souvent, ils recrutent des travailleurs
saisonniers. En outre, c'est une émigration qui est très
coûteuse parce qu'en plus de la petite famille qui s'est installée
au pays d'accueil, l'émigré doit prendre en charge ses parents du
village d'origine. << En définitif, le couple est en mesure
d'assurer l'entretien alimentaire de plusieurs inactifs si les revenus
migratoires autorisent le recours à la traction animale et l'embauche de
quelques journaliers ».33
Deuxièmement, il peut s'agir de ceux qui ont
coupé toutes relations avec leurs familles. Pour la plupart du temps ce
sont ceux qui, par manque de chance, n'ont pas réussi leur aventure, qui
éprouvent un sentiment de culpabilité et se disent-ils que
<< ce serait une honte (hersa) de retourner chez soi comme on
est venu, c'est-à-dire les mains vides »34. Ce qui leur
a valu le nom de Luttubé (sing. Luttudo). Ils restent plus
longtemps et peuvent trouver des épouses au niveau des pays d'accueil.
Il s'en suit une intégration à la société
33Delaunay Daniel : De la captivité
à l'exil. Histoire et démographie des migrations paysannes dans
la moyenne vallée du fleuve Sénégal, p84
68
34 BALDE Mamadou Saliou : << Un cas typique de
migration africaine : L'immigration des guinées au Sénégal
» in Les Migrations africaines : réseaux et processus
migratoires, p91
d'accueil. Ceux qui se sont installés
définitivement dans les lieux d'accueil représentent 6% des
émigrés.
III.2 : En fonction de l'appartenance sociale des
émigrants III.2.1 : Chez les nobles
La hiérarchisation de la société
permettait à l'époque à la caste des nobles de
bénéficier de la force du travail des serviles et des services
des dépendants. Ces deux dernières catégories sociales
sont pendant longtemps restées au service des nobles. « Mais, ne
profitant plus du surtravail de son serviteur, le maître vit ses revenus
monétaires se détériorer au point de devenir
inférieur à ceux du serviteur qui pratiquait certaines
activités manuelles interdites à la caste des nobles
»35. Ce début de bouleversement de la situation dans la
hiérarchisation sociale avait très vite agacé les
nobles.
Toujours, dans leurs stratégies de rester
maîtres, leur besoin incessant de supériorité et dans leur
souci de défendre leur statut qui s'effrite avec les changements en
cours, les nobles commencèrent à émigrer pour aller au
delà même du Sénégal. D'après les entretiens
que nous avons réalisés auprès des retraités, le
premier émigré vers la France en 1961 fut de la classe des
nobles. Mais, avant même cette date, il y avait eu ce que nos
interviewés ont appelé « les pionniers de
l'émigration du village » qui étaient dès 1953
au Kenya et en Cote d'ivoire à partir de 1957. Mais, bien avant cette
date « les législations de 1901 et 1906 sur la libération
des anciens esclaves précipiteront le processus poussant à
l'émigration les serviteurs affranchis et leurs anciens maîtres
appauvris »36 dans le Fouta en général.
En effet, il n'existe aujourd'hui que quelques stigmates de
cette représentation sociale parce que, d'une part, les
déterminants de l'émigration ne sont plus à chercher dans
l'appartenance sociale et, d'autres parts, les nobles n'ont plus une
hégémonie effective sur les autres catégories sociales. Il
serait dès lors très prétentieux de vouloir faire une
catégorisation des émigrés par rapport à leur
appartenance à une telle ou telle autre caste.
A partir des années soixante dix « les proportions
des nobles et de serviteurs ayant émigré pour obtenir un travail
salarié sont identiques »37. La précarité
économique, l'explosion démographique et les besoins
monétaires touchèrent sans distinction d'ethnie ou de caste
toutes les catégories socioprofessionnelles du monde rural. Le
graphique 5 met
35Delaunay Daniel : Op-cit., p135
36 MINVIELLE Jean-Paul : Paysans migrants du Fouta
Toro, p147
37 Delaunay Daniel : Ibid., p135
70
en évidence cette affirmation parce que le nombre
d'émigrés appartenant à la classe des Se??e (35,7%) et
celui des Law?e (1%) sont proportionnels à leurs
représentativités dans le village. Autrement dit, le taux des
différentes castes n'est que proportionnel par rapport à leur
effectif dans la répartition de la population du village.
Source : Enquêtes de terrain, 2008
III.2.2 : Chez les dépendants et chez les Macuu?e
Au début de l'émigration dans le village de
Wodobéré, le besoin des serviles de se séparer
physiquement des maîtres en corrélation avec leurs envies de
s'émanciper par rapport aux stéréotypes sociales les
obligeait à émigrer. C'est ainsi que les premiers voyages vers
l'intérieur du pays furent effectués par les castés,
dit-on. Il s'en est suivi un changement dans les relations entre les nobles et
les autres catégories sociales. Ces dernières commencèrent
à reprendre petit à petit leur souveraineté.
L'embauche de certains nobles à l'usine Bata pour la
fabrication des chaussures à l'époque a été un
déclic. Les dépendants et les Macuu?e considéraient cette
activité comme la leur parce qu'étant plus proche de la
cordonnerie. C'est ainsi qu'au cours de l'histoire des migrations, avec le
changement évolutif des mentalités, que les relations entre les
nobles et les autres castes prenaient une autre allure. C'est-à-dire que
les castés entraient petit à petit dans un processus d'autonomie.
Cette évolution a été facilitée par l'accès
pour tous à l'éducation et à la formation mais
également par le contact avec le monde extérieur
créé par la mobilité.
« Désormais, les quelques réminiscences
sociales du lien de servitude ne semble pas provoquer une émigration
plus considérables des anciens serviteurs »38. Les
serviles et les dépendants n'émigrent plus parce qu'ils
ressentent une envie de se démarquer des maîtres, qui d'ailleurs
n'ont plus cette autorité qu'ils avaient jadis, mais pour la recherche
d'une vie meilleure.
38 Delaunay Daniel : Op.cit., p135
LES TRANSFERTS D'ARGENT ET LES FACTEURS NEGATIFS DE
L'EMIGRATION SUR LA POPULATION RESIDENTE
TROISIEME PARTIE
72
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